2. La transmission officielle de l'histoire légitimant l'ordre social et politique institué

Les faits que nous venons de présenter intègrent des travaux qui chercher à aborder l'histoire du pays d'une manière distincte de celle produite par une certaine historiographie enseignée dans les écoles, dont la " tradition dominante " , selon Florestan Fernandes, " a conduit les meilleurs esprits à une forme d'historiographie officielle (…) sujette à convaincre les meubles déclarés et les aspirations idéales conscientes des agents historiques en réalités historiques ultimes. " 32

Pour cette raison, nous montrerons maintenant la manière dont quelques-uns de ces mêmes événements sont présentés aux lycéens à travers le livre História do Brasil - o Império, a Répública e o Brasil contemporâneo, de Lucci E.A., édité et adopté par des organismes de l'enseignement officiel.

L'enseignement de l'histoire du Brésil est, dans le livre ici utilisé, divisé en deux volumes qui correspondent à deux années d'études, selon les titres suivants :

  • Les origines, la colonisation et l'indépendance ;
  • L'empire, la république et le Brésil contemporain.

Le deuxième volume, qui traite la période qui nous intéresse, comporte quinze chapitres dans 97 pages. Tous font référence à l'action de la structure gouvernementale. Les révoltes populaires qui, d'après l'historien Monteiro (1997), " cherchaient à altérer l'ordre politique et social pour une structure plus égalitaire " 33 , reçoivent peu de commentaires et sont toutes réunies dans un seul et unique chapitre intitulé " La pacification des provinces et l'organisation politique du deuxième empire " . La " pacification " de ces mouvements sociaux, selon le mot employé, fut une forte répression armée effectuée par le gouvernement central.

L'aspect que nous cherchons à démontrer ici c'est, surtout, le fait que dans la transmission officielle de l'histoire, c'est l'action répressive du pouvoir central qui est mise en valeur, et non l'action revendicatrice. L'action violente du gouvernement y est présentée comme des actes de pacification qui garantissent l'harmonie sociale. Le titre lui-même nous paraît évocateur, le mot pacification suggérant qu'un ordre était menacé par le désordre et que les légitimes défenseurs de la patrie ont su le protéger. Les personnages gouvernementaux retrouvent ainsi leurs actions valorisées et les insurgeants, au contraire, dévalorisées par l'emploi de qualificatifs négatifs. C'est l'autorité du haut qui est soulignée, transmise comme une vertu des représentants de l'Etat à qui l'on doit obéissance. Le mot " révolution " , dont la connotation appelle l'héroïsme, est cependant utilisé pour désigner les coups d'Etat de 1930 et 1964. Le premier est présenté comme une réaction aux révoltes engendrées par l'allégation de fraudes électorales en 1929, tandis que la deuxième serait une réponse des militaires au climat d'indiscipline émergeant dans la société, en conséquence des réformes du président João Goulart. Nous constatons que la violence perpétrée contre ceux qui représentent le désordre y est justifiée.

Selon Castoriadis (1975), une institution est un réseau en même temps réel et symbolique qui se sanctionne lui-même. Il peut s'autonomiser lorsque la composante imaginaire de ce réseau symbolique domine l'institution relative à la société. Ainsi, étant dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que la réalité, même s'il n'est pas su comme tel, l'autonomisation s'incarne dans la matérialité de la vie sociale. Cet événement n'est cependant pas traumatisante car les individus qui le vivent lui attribuent une signification déterminée, plusieurs fois perçue comme " naturelle " .

De cette façon, l'historiographie officielle qui se place du côté de celui qui réprime, légitime l'action autoritaire du gouvernement, transmettant l'idée que ce dernier est le garant de l'ordre, renforçant ainsi l'institution imaginaire qui divise la société en dominants et dominés. Ces derniers, intériorisant leur non-participation en tant qu'agents non déterminants de leur propre histoire, attribuent une supériorité indiscutable au pouvoir suprême par la sacralisation d'un ordre social et politique.

Comme nous avons vu plus haut, pour qu'une contestation de l'ordre ait lieu, il aurait fallu une altération du social-historique permettant la mise en cause des institutions politiques qui les entourent. Ces mêmes institutions qui ont produit la signification imaginaire établie par la relation sociale qui a perduré pendant plus de trois siècles entre les seigneurs de terre et d'esclaves et différents types de main-d'œuvre servile, qui constituaient la masse des travailleurs.

Or, ayant constaté que le social-historique n'a pas vécu une altération profonde depuis l'établissement de l'ordre social et politique lors de la naissance de la nation ainsi que la constatation que tous les mouvements de contestation ont été et sont encore réprimes, nous pouvons considérer que l'inversion ou la mise en cause de cet ordre semble être " censurée ", présentées comme nocif à la nation.

Il nous paraît intéressant de commenter ici que même l'émergence d'une nouvelle forme d'action politique dans les années 1960 représentée par les mouvements sociaux urbains, s'est constituée en parallèle à la permanence des institutions établies. Irlys Barreira (1992), ayant réalisé une étude sur les conflits urbains organisés dans la ville de Fortaleza, dans l'Etat de Ceará, attire notre attention sur les " ambiguïtés " et les " indéfinitions " des ces mouvements en ce qui concerne les codes de communication adoptés dans leurs rapports avec les organismes d'Etat. Barreira a appréhendé dans le discours des principaux acteurs de ces mouvements que la politique y est représentée comme un lieux " inaccessible à la participation populaire ". De ce fait, ils se situent dans un sphère d'action extérieure à celle où se situe l'Etat 34 .

Ces considérations nous ont conduits à croire que ces nouveaux acteurs ne se voient pas comme s'ils faisaient de la politique, ce domaine étant réservé aux hommes politiques, idée que nous reprendrons plus tard.

Pour cette raison, même si nous reconnaissons combien ces mouvements sociaux ont modifié la dynamique intérieure de la société brésilienne, les caractéristiques qu'ils adoptent nous semblent minimiser leur efficacité concernant l'atténuation des significations imaginaires qui divise les gouvernants et les gouvernés. Or, construisant leurs mouvements en marge des structures d'Etat officielles ( " tournant leur dos à l'Etat "), ces acteurs ne contribuent guère à la modification de l'ordre social et politique établi. C'est comme si leurs actions étaient intrinsèquement limitées par la place qu'ils occupent dans la société.

En outre des caractéristiques singulières adoptées par ces mouvements, le recensement réalisé par l'Institut Brésilien de Géographie et Statistiques nous informe que le nombre des personnes liées à des syndicats, organisations ou associations communautaires voire à des partis politiques est peu représentative de la population totale (moins de 20% des 22,5 millions des personnes rencontrées sont affiliées à des syndicats, à des organisations ou associations communautaires et environ 3% sont affiliées à un parti politique) 35 .

Ainsi, nous suggérons que le réseau symbolique engendré par les significations imaginaires originaires s'est autonomisé et s'est institutionnalisé au point de définir pour la grande majorité des membres de la société brésilienne la réalité. Et que l'école, qui pouvait ou devait jouer un rôle civique important, égalisateur, reproduit et légitime cet ordre hiérarchique. Nous pensons que la manière dont l'histoire officielle est transmise représente une confirmation de ce circuit. Elle paraît renforcer de surcroît l'intériorisation par les classes subalternes leur rôle de dominés. Celles-ci " apprennent " qu'elles ne doivent pas contester les institutions officielles ni l'ordre social et politique. Or, la répression subie par les contestateurs étant présentée comme une défense légitime des détenteurs du pouvoir contre les représentants du désordre, impose l'idée que la contestation est un comportement nocif et engendre la perpétuation des formes de soumission propagées dans la société. La mise en cause des institutions paraît ainsi de plus en plus difficilement envisageable.

En 1978, DaMatta décrit la pyramide sociale brésilienne comme étant composée d'un univers hiérarchisé, formé par un petit nombre de personnes situé à son sommet qui commande la vie et la destinée d'une multitude d'individus, localisés dans la base de cette pyramide. Prolongeant les théories de Mauss sur la notion d'individu, DaMatta démontre que l'idée de personne est aussi une construction sociale, mais qui exprimerait un autre aspect de la réalité sociale. Ainsi, pour cet auteur, alors que dans les sociétés occidentales l'idée d'individu a été appropriée idéologiquement comme le centre de l'univers social qui contient la société en soi, celle-ci étant à son service, l'idée de personne serait l'élément de base à travers lequel se cristallisent les relations essentielles et complémentaires qui constituent un autre univers social.

Selon DaMatta, dans la société brésilienne ces deux notions cohabitent et fondent la base de son univers social où coexistent deux univers parallèles : le premier constitue celui où des individus sont sujets aux lois universelles et égalitaires, c'est le monde de la rue ; le deuxième constitue l'univers des personnes qui exigent le détournement de la loi à leur bénéfice, c'est le monde de la maison. Ce dernier serait celui où circulent les grandes personnalités de la vie socio-politique qui se placent non seulement au-dessus de la loi mais aussi au-delà de toute accusation.

C'est dans ce même registre que Marilena Chauí (1986) considère l'univers social brésilien. Dans sa théorie elle n'est cependant pas d'accord avec la conception de DaMatta selon laquelle l'univers des individus serait celui des lois universelles et égalitaires. Pour cette philosophe, l'univers des individus est celui où la notion de citoyenneté est inexistante et les lois ne sont pas égalitaires. Cet univers serait alors le prolongement de l'espace privé de la classe dominante qui soumet tous les autres à son pouvoir autoritaire et arbitraire. De cette manière, les individus ne chercheraient pas à atteindre l'univers des personnes, mais leur combat se situe dans un niveau qui cherche à voir la loi appliquée.

A travers ces deux analyses de l'univers social brésilien, nous proposons notre propre interprétation. Nous croyons que ces deux conceptions constituent l'actualisation et la permanence dans la société brésilienne contemporaine des significations imaginaires engendrées par la structure sociale coloniale qui se manifeste par l'exclusion des couches subalternes. Elle revêt cependant des aspects " modernisateurs " en conséquence du développement technologique, de l'urbanisation et de l'industrialisation etc. Mais la division des univers sociaux se trouve toujours présente.

Nous ne sommes néanmoins pas d'accord avec Marilena Chauí, lorsqu'elle considère que les individus se battent pour voir les lois appliquées. Nous ne sommes pas d'accord, non plus, avec DaMatta, lorsqu'il affirme que l'univers des individus est celui des lois universalisantes et égalitaires. Nous aimerions montrer ici que malgré les mouvements sociaux émergeants dans la société brésilienne dans son histoire de longue durée, la majorité des membres de la société brésilienne, intériorisant les significations imaginaires instituées par la relation sociale de seigneurs/main-d'œuvre servile, acceptent leur rôle d'individus, croyant qu'ils doivent " rester à leurs places " . Pour cette raison, ils n'associent pas la politique institutionnelle à leurs vie quotidienne, et méconnaissent parfois leurs droits juridiques. Du même pour le rôle égalisateur que les lois devaient jouer. Nous croyons que cette acceptation est le résultat d'un ordre vécu comme " naturel ", où ils se situent " naturellement " dans une position d'infériorité symbolique.

Or, si l'imaginaire fut autonomisé, selon nos hypothèses, par la non-consultation populaire dans la prise de décisions importantes pour le pays, que se passe-t-il lorsque le suffrage universel y est instauré ? Comment envisagent-ils leur consultation pour le choix de celui qui représentera la nation ?

Partant de ces questions, par l'utilisation du choix du vote dans les élections présidentielles de 1994 et 1998 comme élément révélateur des valeurs qui orientent les membres de la société brésilienne, nous essaierons d'analyser dans les chapitres suivants comment ses membres se placent par rapport à la totalité sociale, comment ils voient l'organisation sociale.

Pour ce faire, l'interprétation des rites politiques contemporains s'impose, car c'est pendant la période de succession que sont mises en pratique les stratégies utilisées par le pouvoir institué pour la construction du processus de légitimation politique, cherchant, par-là, la reproduction de son accès au pouvoir.

Le comportement et les discours d'un groupe d'électeurs brésiliens nous aideront à appréhender la manière par laquelle ils se positionnent au tour des figures du pouvoir. Nous essayerons de percevoir si la consultation populaire pour le choix de leurs représentants politiques provoque un changement dans les valeurs dominantes, instaurant une instance réflexive, ou si, au contraire, les significations instituées se sont autonomisées à tel point que la source de légitimation politique se trouve sous l'action de l'imaginaire social institué.

Toile de Pedro Américo
Toile de Pedro Américo qui immortalize le Cri de l'Ipiranga
Toile de Pedro Américo
Toile de Pedro Américo portrait de Pedro I
Drapeau impérial brésilien
Drapeau impérial brésilien
Drapeau républicain brésilien
Drapeau républicain brésilien
Pièce de 10 centimes du real
Pièce de 10 centimes du real 1993
Billet de 200 cruzeiros
Billet de 200 cruzeiros (1962)

Notes
32.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 15.

33.

Monteiro H.de M., História Geral do Brasil, Rio de Janeiro, Editora Campus, 1997 : 138.

34.

Barreira I., O reverso das vitrines, Rio de Janeiro, Rio Fundo Editora, 1992 : 156.

35.

Source : IBGE in site internet : www.ibge@com.br