2. L'espace de la politique

Nous proposons ici que la période de succession présidentielle est le moment où le besoin de recours aux mythes fondateurs s'impose pour ceux qui cherchent à reproduire leur accès au pouvoir suprême, car réactualisés, ils légitiment l'ordre social et politique institué lors de la naissance de la nation, consacrant ainsi un ordre vécu et conçu comme " naturel " . Les détenteurs du pouvoir renforcent, en même temps, leur rôle d'uniques agents transformateurs de la société, nécessaire à sa survie.

Corroborant Centlivres (1981), nous croyons que la notion de rite suppose certains éléments qui l'identifient, parmi lesquels la production d'actions symboliques qui se manifestent à travers les emblèmes visibles, matériels et corporels, instaurant ainsi une signification commune à tous les membres qui y participent. Le sens de cette signification doit être cherché dans les mythes fondateurs partagés par le groupe.

Lorsque nous isolons les élections présidentielles des autres suffrages, nous nous trouvons, surtout pour cause de son caractère obligatoire au Brésil, devant un rite qui mobilise toute la population car même si tous ne sont pas des électeurs, ce rite constitue l'un des seuls scrutins qui renvoie à un groupe d'appartenance commun à tous les membres, à savoir, la nation brésilienne. Comme tous se reconnaissent dans un même ensemble de paradigmes à travers lesquels nous pouvons nous identifier les uns aux autres comme Brésiliens à l'intérieur d'un espace symbolique unique - notre nation qui s'oppose à l'espace extérieure où se situent les autres nations, ce rite incorpore une inflation dans la dialectique qui, selon DaMatta (1978), caractérise l'univers social brésilien, composé de deux domaines distincts : celui de la maison, où chaque chose se trouve à sa place, celui de la rue, avec ses imprévus et ses passions. Pour cet auteur, la catégorie rue indique essentiellement le monde, lieu de mouvement, nouveauté et action ; la catégorie maison indique l'espace domestique, où se trouve l'harmonie, la tranquillité et les affects. Ainsi, pour lui, les groupe sociaux qui occupent la maison régie par une hiérarchie naturelle sont radicalement divers de ceux du monde de la rue où les rapports possèdent un caractère de choix.

Nous considérons, pour cette raison, la nation brésilienne comme le groupe d'appartenance référé pendant ce moment rituel, durant lequel les Brésiliens se distinguent des non-Brésiliens. De ce fait, ce rite transforme le domaine public de la rue dans le domaine domestique de la maison, qui occupe, dans cette période électorale, les frontières nationales. On cherche dans ce rite non plus le mouvement de la rue, mais le contrôle autoritaire de la maison, cet espace organisé par des formes bien définies de hiérarchisation, vécues comme " naturelles ".

Considérant que la politique surgit comme une instance totalisatrice, ordonnatrice de la vie sociale, nous pensons que se trouve actualisé dans ce rite politique le mythe d'origine qui a fondé le temps existentiel de la nation brésilienne, réactualisant simultanément l'ordre qui structure cet univers social qui l'a consacré.

Ce rite se place dans un moment considéré spécial pour une partie des membres de la société brésilienne, à savoir le temps de la politique. Selon Moacir Palmeira (1996), la politique est identifiée par certains Brésiliens aux élections, qui suggère un découpage social du temps. Lorsque la rue devient la maison, nous voyons s'affirmer une dramatisation qui consiste dans la condensation d'éléments qui soulignent des aspects de la réalité sociale qui se trouvent submergés dans le quotidien. Ils sont intensifiés et garantissent, ainsi, un consensus.

Pierre Centlivres (1981) nous rappelle que les rites de passage possèdent une fonction discriminante dans le plan des catégorisations sociales car dans leur premier moment, ils agissent par leur séparation symbolique, garantissant la distinction des chemins et des limites sélectives des différents univers qui composent la totalité sociale. Par conséquent, ce sont seulement ceux qui possèdent un capital culturel et social spécifique et valorisé qui peuvent se permettre certaines actions, interdites au reste du groupe.

Nous pensons que ce cumul de capital culturel et social acquiert une importance particulière dans la société brésilienne. Selon Murilo de Carvalho (1996) au moment de la naissance de la nation, l'élite politique brésilienne était caractérisée par une extrême homogénéité culturelle de ses membres. Nous pensons que ces caractéristiques ont modulé l'univers des personnes et les éloignent symboliquement de l'univers des individus celui-ci étant composé, lors de la structuration de l'ordre, de larges secteurs de la population, formés en grande majorité par des analphabètes.

Ceci représente un point essentiel dans notre étude. Nous pensons qu'au Brésil, non seulement la politique est représentée par une partie de la population brésilienne comme constituant un découpage social du temps, mais elle est également représentée dans un découpage social de l'espace, que nous appelons espace de la politique.

Dans cette étude, nous essaierons de montrer que la politique représente pour une grande partie de la population brésilienne, une action restreinte à quelques-uns, en l'occurrence, aux hommes politiques. Tels hommes se situent en haut de la pyramide social, dans un espace particulier et privilégié centré dans l'univers des personnes. Ainsi, il nous intéresse de démontrer que la politique se situe, surtout pour ce qui concerne le pouvoir suprême, dans un espace et temps extérieur à ceux où se situent les citoyens communs. Pour cette raison, ce rite vient affirmer l'émergence d'un espace et temps discontinus, chargés d'un sens plus profond que l'espace et temps de la vie banale.

Roberto DaMatta (1978) considère que cette distinction entre l'espace et le temps quotidiens et l'espace et le temps extraordinaires, représentés par les rituels nationaux, rend plus nets les changements advenus dans le comportement de leurs participants, surtout pour ce qui concerne un événement prévu, comme dans le cas des élections. Cette catégorie d'événement solennel se caractérise, selon cet auteur, par la projection et par une attitude de respect de la part de ses participants.

Corroborant cette affirmation, nous considérons que le rite de passage étudié ici rend manifeste un certain malaise chez l'électeur brésilien, dû à l'obligation de sa participation dans un espace auquel il croit ne pas appartenir, c'est à dire l'espace de la politique. Il apparaît ainsi comme révélateur de la tension que nous croyons, avec DaMatta, exister dans la dialectique qui constitue les univers que composent la société brésilienne. Lorsque la rue se transforme en maison, elle demande à l'individu d'assumer un rôle social contraire à celui qu'il joue dans son quotidien. L'individu se voit consulté et par conséquent inclus par le vote dans les prises de décision concernant le pays. Cette exigence d'un choix individuel et infranchissable généralement effectué dans le monde de la rue qui devient, en ce moment, la maison (où, selon DaMatta, normalement " les discussions politiques, qui révèlent et indiquent positions individualisées sont bannies ") provoque un amalgame, dans cet espace et temps spéciaux, de codes de conduites et de perceptions du monde qui se trouvent différenciés dans l'espace et temps quotidiens. Nous croyons que cette transformation temporaire de la rue en maison cause la gêne parce que nous pensons, avec DaMatta, que les stratégies utilisées dans le comportement dans chacun de ces espaces sont pratiquement opposées les unes aux autres.

Nous avons constaté que le vote est considéré par l'électeur brésilien interviewé comme un devoir plutôt que comme un droit. Etant quotidiennement empêché de prendre des décisions concernant les affaires publiques, il est en ce moment particulier au contraire intimé à choisir. Dans ce mélange de codes prévaut, cependant, le point de vue de la maison comme manière de penser l'organisation sociale, où l'ordre doit régner sur le désordre.

Pendant la recherche de terrain, nous avons observé que dans les mois et jours qui ont précédé le scrutin, seules des affiches collées par la ville l'annonçaient, ainsi que la distribution de brochures effectuée par des militants ou des personnes employées par les partis (voir illustration page 19). On ne parlait pas spontanément des élections.

Selon l'institut de sondage IBOPE, l'audience à la télévision a chuté tout de suite après le début de la véhiculation de la propagande électorale. On éloigne ainsi l'objet de gêne.

Pour ce qui concerne le jour du vote, l'attitude des électeurs semblait marquée par la contrition. Un matin de dimanche ensoleillé à Copacabana, un silence inhabituel contrastait avec le bouillonnement commun à ce quartier. Lorsque les électeurs s'introduisaient dans les bureaux de vote, ils se placent volontairement comme dans une file, parlaient très doucement et semblaient s'habiller en grande partie sobrement (voir illustration page 119). Ils y entraient avec l'expression de devoir à accomplir. Les milliers de papiers par terre qui décoraient les rues de Copacabana suggéraient l'image d'un jour de fête nié par la tranquillité ambiante.

Cependant, ce climat formel faisait contraste avec celui des comices organisés par les partis, qui eux étaient vécus comme une fête. Presque tous comptaient sur la présence d'artistes reconnus dont les spectacles étaient retransmis par de grands écrans installés sur la scène. Des jeux de lumières ainsi que des feux d'artifice animaient l'événement qui revêtait peu l'aspect d'un acte politique solennel. Le public présent ignorait parfois quel candidat se trouvait sur scène. Pour cette raison, nous n'avons pas considéré les comices comme moment déterminant de leur choix.

Nous distinguons dans cette étude trois découpages principaux de ce rite de passage. Les deux premiers se matérialisent par le discours des deux principaux acteurs du rite, à savoir, le discours de quelques représentants des médias, ainsi que le discours du candidat vainqueur. Ils seront analysés simultanément comme support et révélateur des significations imaginaires instituées. Le troisième découpage consiste dans le choix du vote de l'électeur proprement dit, où nous croyons se trouver manifestés les sens organisateurs de la société brésilienne.

En d'autres termes, les éléments rituels sur lesquels nous effectuerons notre analyse seront distingués, ici, à travers le discours de quelques-uns de leurs organisateurs et participants car nous considérons que de tels discours révèlent leurs actions. Celles-ci seront analysées comme le faire social que nous considérons, avec Castoriadis (1975), révélateur des significations imaginaires instituées, démontrant que l'espace où s'effectue l'articulation entre la prétention et la croyance en la légitimité obéit à un seul et unique système de valeurs, à travers lequel la société s'organise et se pense. Nous avons cherché, par-là, à montrer le décalage existant entre la société brésilienne officielle et la pratique de ses principaux agents sociaux.