Chapitre II
Une approche anthropologique de la succession présidentielle

1. La dynamique électorale comme élément révélateur d'une culture

L'intérêt pour les élections comme objet d'analyse s'accroît dans les sciences sociales, phénomène qui est certainement dû au nombre important de travaux qui prétendent démontrer les imbrications entre le politique et la culture. Au Brésil, Palmeira et Goldman (1996) affirment que l'intérêt des anthropologues brésiliens pour ce thème est récent. Ils regroupent un ensemble de recherches réalisées dans différentes régions du Brésil qui abordent ‘" depuis les raisons de choix aux implications du processus de destitution d'un mandat, passant par la signification sociale des campagnes et fêtes politiques "’ 37 .

Selon ces auteurs, on constate que l'évolution des travaux sur les élections entre 1950 et 1990 au Brésil privilégie une vision " internaliste " du phénomène, qui se concentre sur l'analyse des partis politiques. Ils font une critique des approches " traditionnelles " des élections, qui ont tendance, selon eux, à conférer un caractère négatif à la dynamique électorale et au comportement de l'électeur. Les explications pour une telle évaluation se trouvent dans l'absence d'un des éléments considérés essentiels dans le processus électoral comme la rationalité, l'information, l'efficacité gouvernementale etc.

L'étude que nous proposons cherche, comme eux,

‘" à retrouver des thèmes et des questions socioculturelles plus larges qui nous permettent non seulement de déchiffrer le phénomène en question mais, aussi, d'atteindre une meilleure compréhension de ce qui est en jeu dans les structures politiques qui articulent une société comme la nôtre. " 38

Pour cette fin, nous avons adopté la notion développée par Moacir Palmeira lorsqu'il affirme que la période électorale est identifiée par une partie des membres de la société brésilienne, constituant le temps de la politique. Selon lui, l'acte de voter représente, pour eux, faire la politique. Nous ne cherchons cependant pas à travers cette étude à fournir des explications définitives, encore moins exhaustives, pour un phénomène complexe dans une société hypercomplexe comme la nôtre. Mais réfléchir sur les raisons pour lesquelles un certain groupe de Brésiliens choisit le candidat qui devra représenter la nation, car nous appréhendons de tels discours comme révélateurs du système de valeurs des membres de cette société. Nous croyons pouvoir y percevoir sous quelles significations un système donné de valeurs s'est constitué, essayant de construire un ensemble de traits caractéristiques qui nous permette de comprendre la société. Cela nous permettrait, par conséquent, la compréhension des mécanismes politiques qui sont propres à cette société. Nous partons du présupposé que la politique se fonde dans des principes et valeurs qui traversent toute la société.

En 1998, deux études sur le comportement électoral ont été effectuées sur la société brésilienne. Dans le premier, Flávio Silveira procède à une classification du comportement électoral au Brésil selon la littérature développée sur le sujet depuis le depuis du siècle 39 . Même s'il considère qu'il persiste encore quelques anciens comportements tels que la loyauté, la dépendance, le dévouement, l'adoration charismatique, l'identification aux leaders et partis fondée sur le clientélisme, il conclut que ceux-ci ont perdu de leur pertinence, n'étant plus des modèles explicatifs. Pour lui, aujourd'hui, la grande majorité de l'électorat détermine son vote de forme sensible et émotionnelle à partir des attributs symboliques des candidats, liés à son goût personnel.

Nara Magalhães, à son tour, a cherché à percevoir comment les gens reçoivent, vivent et élaborent les messages émis par les partis politique, démontrant comment ils représentent la politique, le pouvoir et de quelle manière ces représentations sont construites dans leurs quotidiens. Elle affirme qu'il existe une logique dans la manière dont les groupes populaires voient la politique et les politiciens en référence à un imaginaire sur la politique, qui obéit à des déterminants subjectifs tels que le goût ou le détail, fondés sur une idée pré-définie de comment doit être un président.

D'autres études ont privilégié le rôle des médias qui assument, au Brésil, une énorme importance. Lima (1995) crée le concept de CR-P (Scènes de Représentation de la Politique), qui désigne l'ensemble de valeurs et significations sur la politique, construits dans et par la télévision. Ce concept sera par la suite utilisé dans beaucoup d'autres analyses, y compris dans l'étude de Porto (1995) qui cherche à identifier les éléments qui lui sont constitutifs dans les feuilletons télévisés.

Quant à cette étude, elle cherche à saisir un ensemble de traits caractéristiques qui révèlent à quels critères symboliques correspondent une bonne ou mauvaise image d'un candidat, quels éléments constituent le goût de l'électorat considéré comme un facteur déterminant du vote encore quels " attributs orientent l'adhésion et le rejet des candidats ". 40

Croyant donc, avec Magalhães (1998), Silveira (1998), Lima (1995) et Rua (1995), que des éléments subjectifs participent au choix du vote d'une partie des électeurs brésiliens, nous essaierons de montrer à quel ensemble de valeurs sont associées les caractéristiques considérées positives e/ou négatives par les électeurs brésiliens interviewés. Nous avons ainsi cherché à introduire des éléments socioculturels à des questions institutionnelles plus larges sur le fonctionnement des mécanismes démocratiques.

Nous tenterons de démontrer que l'un des facteurs fondateurs de la candidature à la place suprême qui engendre la plus large adhésion consiste dans la distance conférée à son représentant, dans un mode de vie distinct, réservé à une minorité de personnes. Ceci se doit au fait que le candidat présidentiel, incarnant le mythe fondateur et les symboles qui lui sont inhérents, assume l'image du pays lui-même.

Pour ce qui concerne la recherche de terrain, nous avons effectué une participation observante pendante la campagne électorale des présidentielles de 1998. Nous estimons que l'inversion du terme observation participante faite par Goldman et Sant'anna (1996), pour désigner la méthode de recherche par excellence en anthropologie s'applique à notre étude avec beaucoup de pertinence. Ceci est dû au fait que nous sommes nous-mêmes des électeurs dans ce pays, acteurs actifs du processus électoral en cours. Nous avons en outre recueilli des articles publiés dans la presse écrite. Nous avons également assisté à la propagande électorale gratuite à la radio et à la télévision. Nous avons enfin participé à des comices organisés par certains candidats à la présidence.

Cependant, il nous paraît important de souligner que notre observation fut délimitée au profil des deux principaux candidats à la présidence. Nous parlons de Fernando Henrique Cardoso et Luís Inácio da Silva, qui comptabilisent ensemble plus de 80% du total des votes valides. Nous avons observé la manière comme leurs images ont été construites par leurs propres marketing électoral ainsi que par les médias, utilisant le gestes, les mots et les attitudes présentés comme symboles de deux univers sociaux distincts. Nous considérons que leurs images respectives participent à la construction du processus de légitimité politique car les éléments qui valorisent une candidature plutôt qu'une autre nous est susceptible de nous faire voir comment les membres de cette société conçoivent leur organisation sociale.

Pour la construction du groupe d'informateurs, nous nous sommes demandé sur quel groupe d'appartenance ils fonderaient leurs opinions concernant le choix de celui qui représentera le pays. Or, comme notre étude traite des élections présidentielles, nous considérons que le groupe d'appartenance qui définit, en ce moment, les opinions et croyances des individus est celui qui renvoie à la nation brésilienne. Pour cette raison, malgré les importantes différences conjoncturelles et structurelles existant dans les différentes régions géographiques du pays ou les spécificités qui se présentent dans l'ethos de chaque classe sociale, nous croyons que les significations imaginaires instituées lors de la naissance de la nation pour ce qui concerne le pouvoir suprême sont communes à tous les Brésiliens car l'histoire du pays est unique et nous concerne tous.

Nous pensons, avec Castoriadis (1975), que l'institution imaginaire des significations qui agissent comme sens organisateur du comportement de l'individu est constituée par un réseau symbolique sanctionné à partir du fait historique. Pour cette raison, malgré les différences socioculturelles existantes entre les diverses régions géographiques du pays, ainsi qu'entre les classes sociales distinctes à l'intérieur d'une même ville, nous croyons que pour ce qui concerne les rapports entre gouvernants et gouvernés dans leur instance ultime, nous sommes orientés par les significations engendrées par les mythes fondateurs de la nation. L'impossibilité d'une recherche de terrain dans des différentes villes ne nous permettra pas d'aborder l'aspect relatif aux différences culturelles régionales. Quant aux différences sociales à l'intérieur d'une même ville, nous avons créé un groupe d'informateurs qui inclut des personnes de différents groupes sociaux, niveaux de scolarité et revenus, cherchant les invariables plutôt que les distinctions entre chaque groupe d'appartenance social.

Ainsi, cinquante personnes issues des différents secteurs populaires de la société ont été sélectionnées. Nous les distinguons surtout de ceux qui possèdent l'accès à des pouvoirs économiques ou politiques, par conséquent sont exclus tous ceux qui sont membres de partis politiques, militants de partis ou qui ont une participation politique quelconque, ainsi que les intellectuels et journalistes. Nous considérons que le processus de décision de vote de ces derniers, dont l'adhésion est faite par des intérêts ou savoirs spécifiques, diffère du processus de décision de vote des premiers, dont l'adhésion est faite par des intérêts ou savoirs ordinaires 41 .

Quant au lieu où la recherche s'est réalisée, le quartier de Copacabana à Rio de Janeiro nous a paru approprié. D'abord, parce que l'Etat de Rio est l'un des plus importants bureaux de vote du pays en nombre d'électeurs 42 . Le choix de cet Etat au détriment de São Paulo où se trouve le plus grand nombre d'électeurs du Brésil se justifie par le fait que la ville de Rio a été la capitale du pays de 1763 à 1960, mais aussi la ville où a siégé le gouvernement monarchique lors de la naissance de la nation, épisode que nous considérons comme le mythe fondateur de la vie politique brésilienne. Cette ville est, de nos jours, considérée comme l'un des centres diffuseurs d'une information commune à tout le territoire national à travers les médias car elle abrite le siège de plusieurs grands groupes de communication. Nous avons choisi le quartier de Copacabana pour la rencontre avec des personnes susceptibles de constituer notre groupe d'informateurs tout d'abord parce que ce quartier est celui de plus grande concentration démographique de tout l'Etat de Rio de Janeiro (155.476 habitants). Ensuite, parce qu'étant un important pôle touristique et commercial, il concentre les plus divers profils socio-économiques. Or, même si le quartier de Copacabana se situe dans une zone noble de la ville, beaucoup de personnes issues des différents quartiers et communes y travaillent. Nous pensons que, de ce fait, il devient un modèle réduit des divers univers sociaux qui composent la société " carioca ". Nous avons cherché à travers cette méthode qui consiste à rencontrer spontanément les gens dans la rue, à créer un " regard éloigné ", selon l'expression de Lévi-Strauss, devant un aspect de notre propre culture que devrait nous paraître " étrange ", surtout lorsque nous participants aussi du phénomène étudié.

L'objectif des interviews était explicité dès le début. Celles-ci ont été semi-directives. Nous nous sommes présentés comme des chercheurs du phénomène électoral et commentions la conversation par la question " pour vous, qu'est-ce que la démocratie ? " , laissant, ensuite, le libre déroulement de la conversation. Nous ramenions l'interview, cependant, à notre thème central au cas où il s'en éloignerait trop par la question " pour quel candidat vous prétendez voter et pourquoi ? ". Si en début de conversation le choix du vote était explicité, j'introduisais volontairement le nom du candidat adverse pour saisir, en outre de la raison du choix pour l'un des candidats, la raison du non-choix pour l'autre.

Cette approche cherche à appréhender une certaine " culture nationale " à travers l'analyse de l'imaginaire social institué qui nous aide à comprendre la société brésilienne dans sa totalité : comment elle se pense et conçoit ses hiérarchies ? Nous partons ici du présupposé que malgré la grande diversité culturelle et socio-économique existant dans le pays, il persiste des éléments communs à tous, déterminants pour la direction que prend la nation. Car même en reconnaissant la non-représentatitivé de notre groupe d'informateurs en termes d'électorat national, nous essaierons, par la construction de cet ensemble de référence de valeurs, de fournir des indices que nous permettent de comprendre le processus de légitimation politique. Cette affirmation est fondée dans l'idée que l'exercice du pouvoir et les formes symboliques adoptées en périodes de succession se trouvent enracinés dans un complexe où se mélangent société, culture et valeurs.

Notes
37.

Goldman et Palmeira, Antropologia, voto e representação política, R J, Contra Capa, 1996 : couverture.

38.

Goldman et Palmeira, Antropologia, voto e representação política, Rio de Janeiro, Contra Capa, 1996 : 36.

39.

Il énumère et décrit le clientélisme, l'identification aux partis, les clivages socio-économiques, le personnalisme, la rationalité et la volatilité électorale, l'information politique et la participation électorale, l'influence des médias et du marketing politique. In Silveira F.E., A decisão do voto no Brasil, Porto Alegre, Edipucrs, 1998.

40.

Rua M.das G., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 93.

41.

Pour la construction de ce groupe d'informateurs, nous avons utilisé le travail effectué par Júlia Miranda sur un groupe d'habitants du Parque São José, à Fortaleza, Brésil. Dans son texte Etica, política e comunicação nas representações do " homem ordinário ", Miranda caracterise l'homme ordinaire à partir du travail de De Certeau (1994).

42.

Les états de Rio de Janeiro, Minas Gerais et São Paulo, comptabilisent plus de 40% de l'électorat national. Dans l'état de Rio, la ville de Rio de Janeiro concentre 43,59 de l'électorat de l'état fédéré. Source : TSE.