2. La société de classes contre une structure
symbolique qui renvoie "chacun à sa place"

Nous avons dit plus haut que nous avions construit un groupe d'informateurs qui réunissait des personnes de différentes classes sociales, croyant que les valeurs qui orientent le choix de vote pour la place suprême, dépassent les opinions et croyances qui fondent ces groupes d'appartenance particuliers. Cette réflexion trouve son appui dans la manière dont une société de classes s'est constituée au Brésil car nous pensons, avec Oliveira (1987), que connaître la matérialité sur laquelle reposent les classes de façon objective dans le processus de production n'est pas suffisant pour qu'elles soient reconnues en tant que telles par la société. Il est en outre nécessaire qu'un processus de médiations qui, fondé sur le premier, " construit le discours symbolique de re-présentation des classes dans leurs relations et sert de présupposé à la re-production ait lieu " 43 .

Pour cette raison, nous considérons pertinent de montrer ici dans quel contexte historique a émergé cette forme de division et structuration sociale, en essayant de comprendre comment s'est créée la catégorie sociale de classe au Brésil, et quelles ont été les implications concernant leur définition originale. Ensuite, à travers des données empiriques, nous essaierons de vérifier si cette catégorie correspond à la manière dont les membres de cette société se pensent et pensent leur organisation sociale.

Selon Frossaert (1980), l'irruption d'une société de classes en France, conséquence de la Révolution Française et en Angleterre, conséquence de la Révolution Industrielle s'est faite en détruisant les hiérarchies jusqu'alors considérées " naturelles ", comme par exemple la distinction de guerriers, de prêtres et de paysans, qui définissaient le rôle de chacun dans le corps social. Il affirme qu'à Paris, elle acquiert un caractère politique par l'exaltation de la classe moyenne comme besoin d'affirmation contre les privilèges aristocratiques et, en même temps, contre les turbulences des paysans. Alors qu'à Londres, cette formation produirait une bourgeoisie mercantile qui affronte les propriétaires de terres et les travailleurs, sans cependant destituer la Monarchie.

Ces classes sociales assumeraient ainsi un caractère organisateur, fournissant un sens au désordre révolutionnaire qui attribue la participation politique à un nouveau groupe social. Pour Frossaert, les classes sociales désignent deux réalités distinctes représentant un mode d'identification social ou un mode d'enracinement dans l'infrastructure sociale. Alors que la première réalité serait une des formes de conscience sociale des éléments qui se définissent en termes de classe et se développent par le débat d'idées et la défense d'intérêts particuliers, la deuxième serait un effet nécessaire de l'agencement social, concernant le statut déterminé par le rôle joué par chaque classe dans une infrastructure de pouvoir et d'idéologie donnée. En d'autres termes, la manière dont les membres d'une classe déterminée conçoivent leur situation dans la société et leur propre condition individuelle serait donc influencée par les formes politiques et idéologiques qui ont engendré la société. Nous comprenons par-là que pour vérifier la manière dont les classes sociales se pensent et se reconnaissent, il faut analyser les structures idéologiques et politiques d'une société donnée et démontrer le système de médiation complexe qui lie le statut d'une classe à la reconnaissance qu'elle manifeste (ou qu'elle ne manifeste pas).

Ainsi, nous essaierons de percevoir quelles ont été, au Brésil, les structures politiques et idéologiques qui ont forgé la société de classes née avec l'industrialisation et la modernisation économique dans ce pays, cherchant à saisir le processus d'absorption d'un modèle structurel et dynamique d'organisation de l'économie, de la société et de la culture.

D'après Florestan Fernandes (1981), ce fut avec l'indépendance que le processus de réorganisation de la société et de l'économie se déclencha. Même en étant un événement proprement politique, il a su éliminer la tutelle coloniale, permettant l'introduction des élites natives dans le flux de la commercialisation des exportations ainsi que l'intériorisation des contrôles de la vie économique.

L'effet immédiat de ce marché intérieur créé après l'indépendance n'a cependant pas provoqué une transformation dans l'organisation des rapports de production dans le sens d'une universalisation du travail salarié et de l'expansion d'un ordre social compétitif. Au contraire, il a préservé et renforcé les modèles coloniaux d'organisation des rapports de production. Pour Fernandes, la vraie révolution bourgeoise responsable d'une société de classes au Brésil aurait eu lieu lors de la désagrégation du régime esclavagiste et seigneurial, provoqué par la consolidation d'un secteur qui émergeait en conséquence de l'intériorisation de l'économie. Ce fut à travers l'installation d'un complexe commercial " constitué sous les pressions économiques concomitantes du néocolonialisme, de l'émancipation politique et du développement urbain " 44 que le capitalisme s'introduisit au Brésil, provoquant l'émergence d'un nouvel agent social et politique, " l'homme d'affaires ".

Ce personnage était représenté, d'un côté par le propriétaire terrien obligé d'accepter la dimension bourgeoise de ses intérêts, par la dissociation de la ferme et la richesse produite de son statut seigneurial, par la diversification de ses activités et en participant activement au processus en cours. D'un autre côté, il était représenté par l'immigré " transplanté " au Brésil au moment de l'inclusion de l'économie brésilienne au marché mondial. Ce dernier n'étant pas issu du groupe dominant constitué par les grands propriétaires terriens, il s'est adapté dans le pays indépendamment de la tradition seigneuriale depuis le début de son installation dans les communautés locales. Il apparaît comme le principal intéressé par la fin du régime institué qui ne contribuait en rien à sa réussite.

Fernandes affirme que ce bourgeois ne représentait pas une figure dominante au moment de l'émergence d'une société de classes. Il n'agirait pas comme une force socialement organisée, consciente et autonome mais, au contraire, il émergerait dans des conditions ambiguës car il s'est affirmé en fonction de ses objectifs personnels et individuels. Le propriétaire terrien devenu " homme d'affaires " opterait, malgré lui, pour les impositions du nouveau contexte politico-économique d'alors, s'opposant à la continuation du régime esclavagiste parce qu'il craignait que ce régime mette en risque la faisabilité économique de la grande propriété qu'il détenait encore. Quant à l'immigrant, il lutterait contre le statut seigneurial en vigueur pour s'affirmer devant les conditions en vogue par l'exploration des possibilités ouvertes par le processus de commercialisation inhérent à l'économie exportatrice-importatrice nouvellement instaurée.

En outre, Fernandes démontre que l'introduction d'une mentalité capitaliste, à travers les activités économiques successives exercées surtout par l'immigrant, serait victime de la rationalité adaptative de cet acteur social. Même si l'immigrant a transporté avec lui sa manière d'être et d'agir fondée dans un calcul économique dû à sa culture européenne d'origine, elle s'est accommodée dans les milieux sociaux locaux que " l'ont emmené à partager, d'une manière plus ou moins profonde, selon les variations de la situation de contact et intérêts, les valeurs et l'idéologie des élites natives au pouvoir " 45 . Il utiliserait les conséquences apportées par la richesse dans cette société à son propre bénéfice, c'est à dire en tant que symbole, source et instrument de pouvoir. Il a cherché à préserver l'ordre social établi en s'appropriant des techniques sociales de domination politique employées par les élites natives sur place.

‘" Oppressé par le déséquilibre entre sa position économique, sa situation d'intérêts et ses probabilités de pouvoir, plutôt que de forcer une réintégration du modèle d'équilibre du pouvoir politique, l'immigrant a préféré s'identifier aux idéologies des élites natives au pouvoir (…) Elle se convertit au " libéralisme " des élites traditionnelles s'incorpore en effet aux cercles conservateurs et partage les formes de domination politiques en conflit ou inconsistantes avec la consolidation de l'ordre seigneurial compétitif (…) l'immigrant adopte une philosophie politique qui ne présuppose pas le " capitalisme avancé " et qui constitue, au contraire, un facteur de résistance ou de piège aux changements qui conduiraient au capitalisme comme style de vie " 46 .’

Nous constatons par l'étude de Fernandes que malgré les changements sociaux et économiques advenus dans la société brésilienne, il n'y a pas eu l'introduction d'une classe moyenne dans la sphère du pouvoir politique mais l'embourgeoisement de quelques membres de la classe dominante et le positionnement d'une petite parcelle d'immigrants au sommet de la pyramide sociale. Cela engendre l'appropriation politique du pouvoir par ces deux agents qui ont absorbé les symboles et les techniques de domination sociale des groupes dominants existants. Nous pouvons ainsi suggérer que les valeurs instituées lors de la colonisation qui ont produit de telles formes de domination sociale et politique perdurent, persistant à travers l'incorporation d'anciens agents dans les nouvelles structures ainsi que par l'intériorisation de leurs valeurs par les nouveaux agents transplantés dans cette société. Une fois encore, le changement effectué dans ses institutions a été réalisé par une minorité qui ne cherchait que la consolidation de leurs intérêts particuliers. Par conséquent, nous pouvons considérer qu'il n'y a pas eu une révolution en forme de rupture profonde provoquée par le peuple, encore moins l'incorporation des couches subalternes dans les prises de décision du pays. Il n'y a pas eu, comme à Paris ou Londres, une destruction des hiérarchies traditionnelles plaçant la classe moyenne ou ouvrière au pouvoir, mais au contraire, l'incorporation des valeurs existantes dans l'idéologie des élites natives par une catégorie étrangère émergente cherchant par-là à reproduire les formes de domination sociale et politique présentes depuis la colonisation.

Alors, comment, partant de ce contexte historique spécifique, les hommes et les femmes qui composent les classes sociales constituantes de la totalité sociale se pensent-ils et se reconnaissent-ils et de quelle manière conçoivent-ils les hiérarchies qui régissent leur organisation sociale ? Pour répondre, nous corroborons Oliveira (1987) pour qui la révolution bourgeoise au Brésil a produit une société de classes sans identité de classes, due à l'institution et à la perpétuation des valeurs dominantes.

Nous vérifions que malgré les modifications advenues dans la structure sociale dans cet important moment historique, les valeurs fondatrices sont incorporées dans la nouvelle dynamique, confirmant l'hypothèse qu'aucune altération n'ait modifié en profondeur les significations imaginaires instituées au début de son histoire. Il nous semble que ces significations imaginaires en dépit de se faire éliminer par la nouvelle organisation sociale se sont actualisées et adaptées. De ce fait, elles continuent à légitimer un ordre qui justifie des dominations. Dans cet élan, nous pensons que ces significations ont engendré des notions de supériorité et infériorité entre les classes qui la composent, confortant les éléments d'une classification où la hiérarchie est vécue comme naturelle.

C'est pour cette raison que nous avons essayé de percevoir comment les membres de cette société se pensent et pensent leur organisation sociale dans la société brésilenne contemporaine.

Dans notre recherche de terrain, nous avons constaté que les personnes interviewées ne se reconnaissent pas les unes aux autres par des affinités concernant les moyens de production tels qu'ils ont été définis par le marxisme (prolétariat, bourgeoisie etc.). Elles ne se reconnaissent pas non plus par des affinités occupationnelles (médecin, concierge etc.). La forme de reconnaissance au groupe d'appartenance advient par des paramètres qui divisent ceux qui ont de ceux qui n'ont pas. Les personnes interviewées se placent quotidiennement du côté des riches ou du côté des pauvres à travers des critères qui dépassent leur aspect purement économique ou matériel, mais qui constituent une carte cognitive de valeurs oppositionnelles et s'inscrivent ainsi dans ce que DaMatta (1997) définit comme l'univers relationnel de la société brésilienne. C'est à dire, avoir ou ne pas avoir sont constitutifs des ethos distincts, dont un ensemble d'attitudes, de gestes et de mots est attribué à chacun de ces deux grands groupes qui, selon les personnes interviewées, structurent la totalité sociale. Il se trouve ainsi établi deux manières distinctes d'être, dont les codes de reconnaissance symboliques démarquent des espaces sociaux différenciés. Nous proposons néanmoins avec Velho (1987), que tous les deux expriment leur participation dans un système de relations symboliques et significatives plus larges, se situant dans un champ de communication commun, partageant le même ensemble de croyances et de valeurs qui constituent une culture nationale.

Tous ces aspects considérés nous ont conduit à l'observation du rôle joué par les médias en tant que véhicule diffuseur de valeurs vers tout le territoire national. Nous avons privilégié, dans un premier temps celui de plus grande diffusion et audience au Brésil, la télévision. Cependant, nous ne la considérerons pas comme constructrice solitaire de valeurs (aspect sur lequel nous reviendrons), car nous croyons que les valeurs qu'elle diffuse l'antécédent. Ce représentant des médias sera ainsi appréhendé comme véhicule d'institution d'un consensus, susceptible d'influencer la conduite des membres de la société.

Une émission spécifique a attiré notre attention par la manière directe dont elle révèle les codes de conduite de ceux qui ont et de ceux qui n'ont pas. C'est la série Sai de baixo (transmise par Rede Globo tous les dimanches à 22h), dont le thème central est l'horreur que l'un des principaux personnages, Caco Antibes, manifeste contre la pauvreté. Obsédé par l'acquisition d'un statut social élevé, il cherche de l'argent pour la réalisation de désirs associés à un style de vie attribué à la classe huppée. Cette classe apparaît symbolisée par des objets, des gestes et des expressions que lui sont inhérents. En contrepartie, la présence d'une domestique et d'un concierge est utilisée pour symboliser un style de vie inhérent aux pauvres, ceux-ci étant constamment ridiculisés. Des expressions tels " je hais les pauvres ", " ce ne pouvait être que des pauvres ", traversent tous les épisodes. Ces expressions sont devenues intégrantes du sens commun qui traverse la société, dépassant le cadre de la série.

Or, le fait qu'il existe des différences dans le style de vie des différentes classes sociales qui composent la totalité sociale et qu'un ensemble de gestes, d'attitudes et d'objets soient attribués spécifiquement à l'un ou à l'autre, ne serait pas problématique si dans leurs expressions cognitives n'existaient pas des valeurs positives pour l'une et négatives pour l'autre, présentant, par conséquent, une domination symbolique de l'une sur l'autre. Celle-ci engendre, en dernière instance, des notions de supériorité et d'infériorité entre les individus lorsqu'ils sont mis en relation. Les qualités des membres du groupe considéré comme inférieur sont dénigrées. Le problème majeur se trouve dans le fait que ce mode de classification se manifeste dans des pratiques quotidiennes de domination entre, par exemple, le chef et la secrétaire, le patron et l'employé, la patronne et la domestique, le propriétaire et le locataire, l'habitant d'un immeuble et le concierge de celui, entre autres. Cette domination symbolique se reproduit, y compris dans des rapports plus larges tels que le sudiste et le nordestin 47 , le blanc et le noir 48 etc.

Nous suggérons ainsi que dans cette société, l'existence sociale ne se manifeste et n'est reconnue que pour ceux qui appartiennent au groupe qui détient la domination symbolique, en opposition à une non-existence sociale des autres groupes. Ces derniers servent cependant de support matériel aux aspirations des premiers car c'est à travers la dévalorisation des uns que les autres affirment leur propre valeur établissant leur existence valorisée et supérieure.

Cette manière d'appréhender la société nous renvoie aux considérations de DaMatta (1997), pour qui la société brésilienne opère par gradations qui sont, celles-ci, à notre avis, enveloppées par une séparation plus large entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, incluant des représentations intrinsèques à chacun de ces groupes distincts, lorsque l'ont perçoit que ceux qui ont sont les Blancs supérieurs et ceux qui n'ont pas sont les Noirs inférieurs, ceux qui ont sont beaux ceux qui n'ont pas sont laids etc.

Nous proposons donc que les significations valables sont celles qui renvoient " chacun à sa place ". Ainsi, l'expression " un jour je serai quelqu'un dans la vie ", très utilisée au Brésil, assume ici son sens authentique car un individu n'existe socialement que lorsqu'il devient quelqu'un, c'est à dire s'introduit dans l'univers des personnes.

Une autre émission diffusée par Rede Globo, Você decide, nous paraît illustratrice de cet aspect. C'est l'histoire de Carlinhos, un garçon riche et timide, qui entretient des rapports sexuels avec la domestique de la famille jusqu'au jour où elle tombe enceinte. Drame ! Les parents de Carlinhos découvrent la grossesse de la bonne et lui offrent une importante somme d'argent pour qu'elle disparaisse. La mère dit : " Mille fois un fils gay plutôt qu'être la grand-mère du fils d'une domestique. Quelle humiliation ! Notre petit-fils va toujours se satisfaire de cette populace, il ne sera jamais quelqu'un dans la vie ". Et la domestique confirme : " Je sais quelle est ma place, mon fils ne va jamais rentrer par la porte de devant ". Refusant l'argent, elle accouche de son fils et l'élève toute seule. Carlinhos reconnaît la paternité de l'enfant mais n'épouse pas sa mère. La scène finale de l'épisode montre le premier anniversaire de l'enfant. Carlinhos y est avec sa nouvelle copine, blanche et riche. La fin harmonieuse est réconfortante car elle montre " chacun à sa place ".

Il est pertinent de souligner qu'aussi bien la famille riche et la domestique pauvre confirment, dans cette émission, un consensus quant à l'organisation hiérarchique de la société. Elle obéit à une classification donnée à partir des valeurs où les qualificatifs en référence à la famille riche sont positifs et à la domestique pauvre sont négatifs, c'est à dire, la domestique est un individu - rien, Carlinhos est une personne - quelqu'un (si visible que pendant tout l'épisode la domestique n'a pas de nom car elle n'est rien).

Cette hiérarchie qui organise la société carioca séparant ceux qui ont de ceux qui n'ont pas se trouve réfléchie dans la division spatiale de la ville de Rio, où le lieu de résidence consigne le groupe d'appartenance : la place de chacun est aussi géographiquement déterminée. Cette ville est divisée en deux grandes zones, la zone sud, noble, composée de plusieurs quartier où sont localisés les appartements de luxe et les principaux monuments touristiques ; et la zone nord avec son extension en banlieue, vaste espace aussi composé de différents quartiers où les rues sont mal éclairées et les travaux publics inachevés.

Jusqu'à peu de temps, la zone nord et la zone sud étaient liées seulement par un tunnel. Le passage du tunnel Rebouças était perçu comme le passage d'un univers social à un autre. Les habitants de la banlieue étaient désignés comme ceux qui habitent " après ". Aujourd'hui, la construction d'une autoroute liant les deux zones par le côté opposé de la ville, qui s'appelle ligne jaune, a attribué aux habitants de la zone nord une autre appellation certifiant leur origine : ils sont appelés par les habitants de la zone sud des yellows (jaune en anglais) (voir illustration page 120)

Les bidonvilles fréquemment installés dans les quartiers nobles reçoivent aussi une appellation propre. Il est implicitement interdit à ses habitants de dire qu'ils habitent dans les quartiers où se situent ces bidonvilles. Par exemple : un habitant du bidonville Rocinha, situé dans le quartier de São Conrado, ne se permettra pas de dire qu'il habite à São Conrado, il dira qu'il habite à Rocinha. Le quartier et le bidonville sont situés dans la même aire géographique, mais possèdent des barrières symboliques infranchissables (voir illustration page 120).

Le 20 décembre 1996, un article publié dans le magazine Veja illustre notre description. Selon l'article, les habitants de la zone sud considèrent la fréquentation des plages par ceux qui habitent " après " le tunnel comme une invasion, lorsque " une horde de jeunes viennent augmenter la tension sur le sable " permettant qu'un " habitant démodé de la banlieue de Ramos se bronze à côté des bourgeoises de la zone sud ". L'article énumère les différences dans le style de vie manifestés par les habitants de chacun de ces espaces sociaux :

‘" Les nouveaux arrivés ont des codes propres et se fichent de ce qu'on pense d'eux. Les garçons du funk portent de lunettes aux miroirs, des chaînes rasta ou des montres énormes. Les filles de banlieue, à leur tour, ont adopté les maillots de bain aux lacets et mini-short de lycra utilisé par les bourgeoises, mais ne mettent jamais de crèmes solaires. Au contraire. Plus elles sont rôties, mieux c'est, selon elles. Elles n'ont plus aucune pudeur à teindre leur corps entier avec de l'eau oxygéné pour éclaircir les poils, ce qui, pour les modèles d'élégance de la zone sud, c'est un manque de goût (…) Le style de vie des deux se confrontent avec le modisme d'Ipanema où naît la mode à chaque été ".’

Selon l'article, les banlieusards débarquent chantant du raps ou des pagodes, effrayant les habitués qui disent qu'ils ne viennent à la plage qu'avec des amis et encore, ils ouvrent bien leurs serviettes pour éloigner les habitants des banlieues, confirmé par une habitante de la zone sud : ‘" Je ne vais plus à la plage le dimanche, il n'y a plus de beaux gens, il n'y a que des banlieusards, des gens mal-habillés et moches "’ .

Depuis lors, les " envahis " se mobilisent pour faire face à ce problème et se réunissent dans des associations pour limiter la fréquentation des " étrangers ", proposant des portails ou des entrées payantes à la plage. Ils manifestent aussi contre la présence des banlieusards dans des lieux publics placés dans leurs quartiers, telles les boulangeries entre autres.

Nous constatons, par cet article, que la presse reproduit dans son discours une classification où la référence se place du côté de celui qui le produit [le discours], s'appropriant non seulement de l'espace où la société advient mais aussi des significations valables. Dans les exemples présentés, " ceux de dehors " ou " les étrangers " sont les banlieusards pauvres qui jouent des rôles secondaires de mise à l'envers d'un univers qui s'idéalise ordonné. Ils sont caractérisés par des comportements décrits de manière dépréciative, présentés comme nocifs à la vie sociale et de ce fait moralement condamnables.

Nous ne prétendons pas à partir de ces considérations, suggérer que les différentes classes sociales possèdent des styles de vie distincts soit spécifique à la société brésilienne, mais montrer que, dans cette société, cette distinction se trouve au centre de son organisation sociale, orientant les pratiques sociales à travers des structures symboliques qui les définissent, discriminant et excluant ceux dont le mépris est manifeste dans les significations dominantes.

Selon Geertz (1983), c'est l'application des symboles dans des activités sociales déterminées qui leur donne vie, permettant aux membres d'un groupe social donné de percevoir, sentir, juger et agir. Pour cette raison, nous proposons maintenant de tourner notre attention sur phénomène électoral, en fonction de l'impact pratique qui rend visible le contenu symbolique que lui est conféré. Nous considérons que les symboles sont appliqués par ses principaux organisateurs d'une manière plus contondante lorsqu'ils cherchent à motiver les membres de la société brésilienne par leur sensibilité et jugement emmenant à la plus large adhésion. Le vote ou le choix de vote, sera analysé comme un faire social modelé par la culture, révélateur des significations imaginaires qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent les éléments qui composent l'univers social brésilien. Nous pensons que ces significations se trouvent imbriquées dans le processus de construction de légitimation politique et déterminent le candidat qui doit représenter la nation.

Notes
43.

Oliveira F., O elo perdido, São Paulo, Editora Brasiliense, 1987 : 14.

44.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 20.

45.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 141.

46.

Fernandes F., A revolução burguesa no Brasil, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1981 : 145-146.

47.

A ce propos, Francisco de Oliveira (1987) rappelle que la première moitié du XX siècle a vu l'excédant de la population de Salvador de Bahia émigrer vers le centre-sud du pays. C'est à ce moment là que l'industrialisation connaît un important développement, transformant " les baihainais descendus vers le sud dans une masse qui réunit tout les nordestins aux yeux des gens du sud. C'est une manière de reconnaître une non-identité ; une identité précaire, déplacée ". O elo perdido, São Paulo, Editora Brasiliense, 1987.

48.

La juriste Gisele Cunha attire notre attention au racisme brésilien considéré par la société, selon elle, un sujet tabou. Elle affirme que la théorie de la " démocratie raciale " collabore à la non-observation des pratiques racistes et difficulté l'application de la loi : " les statistiques révèlent que, dans un pays d'analphabètes, sa majorité est noire, les noirs ont encore peu ou aucun accès à l'enseignement élémentaire, plus loin encore de l'enseignement supérieur. Par conséquent, les expectatives professionnelles sont inférieures à celles de la population blanche. Parmi les noirs qui ont réussi dans leur profession, la différence salariale est immense". Racismo : um estudo jurídico-social, mémoire de maîtrise, Rio de Janeiro, Institut Bennett, 1996.