Chapitre III
Le temps de la politique et l'acheminement vers une nouvelle organisation sociale

1. Les moyens de communication confirmant les valeurs qui séparent gouvernants et gouvernés

Le premier moment observé dans ce temps discontinu pour la société brésilienne, le temps de la politique, représenté ici par les élections présidentielles, c'est la période de campagne électorale. Le contour anthropologique nous fournira des moyens pour voir ce qui se trouve caché derrière les apparences, nous conduisant à considérer, dans la grande diversité de formes qui réalisent le politique, quels critères le constituent.

Or, même si nous avons parlé plus haut d'un espace de la politique, celui-ci reflète la manière dont les membres de la société brésilienne pensent le politique, mais ne correspond pas au mode d'appréhension défini par les artisans de l'anthropologie politique qui considèrent que l'instance politique est le locus où les dynamismes sociaux émergent. Selon eux, le vrai terrain de la politique se trouve dans les actions qui cherchent la manutention ou la modification de l'ordre établi. Ainsi, la politique se trouve dans tous les niveaux de l'organisation sociale et le vote nous semble l'une de ses plus visibles expressions car c'est à travers lui que se manifeste le désir de changement ou de permanence des institutions en vigueur.

Parmi les définitions proposées pour l'identification du rite, nous adoptons pour ce premier moment rituel celle fournie par Leach (1971), qui met en évidence des " conduites de communication " constituantes d'un système de canalisation qui sert à transmettre des informations selon l'existence de codes culturellement définis. Cette définition trouve son appui dans les travaux de Turner (1968) qui insiste sur les composantes symboliques du rituel. Pour cet auteur, un rite peut être traité comme une unité de stockage qui contient une grande quantité d'informations. Ce rite se présente donc comme un stock d'informations enfermées dans des symboles et transmis par des messages chargés d'efficacité mythique.

Ce premier moment du rite suggère par la mise en scène des rôles traduits ici en discours, que chacun doit occuper sa propre place dans la structure sociale, respectant ainsi les codes relationnels d'une hiérarchie au sommet de laquelle le pouvoir revêt une aura sacrée, où il puise les instruments symboliques de la domination.

Célébrant les éléments qui actualisent le mythe d'origine de la nation brésilienne qui a structuré l'ordre social par une hiérarchie considérée naturelle, ce rite place chacun à sa place à travers des symboles exprimés par des objets, des gestes, des mots ou des qualificatifs qui constituent le message transmis, agissant en tant que lien de conceptions ou de significations. Ce rite nous semble souligner les significations associées particulièrement à la classe des gouvernants qui s'attribue la compétence nécessaire pour gouverner, et se présente comme plus capable que tous les autres membres de la société à laquelle ils appartiennent.

Dans la tentative de nous introduire dans l'examen de cette conduite de communication responsable d'un consensus qui établit une codification propre à la société brésilienne, l'objet analysé pour l'appréhension des formes symboliques matérialisées dans ce découpage social du temps sera l'un des représentants des médias, plus précisément de la presse écrite. Ce moyen de communication sera appréhendé ici comme le plus important locus de sacralisation des valeurs instituantes d'un consensus. Selon Antônio Rubim, " les traditionnelles analyses de la conjoncture avant circonscrites au politique et à l'économique doivent être rajoutées à l'analyse conjoncturelle du scénario construit par les médias " 49 .

Cependant, nous ne prétendons pas l'approcher comme un " instrument de manipulation d'intérêts et d'intervention dans la vie sociale " 50 car cet aspect, malgré son importance et sa pertinence, constitue l'objet de plusieurs autres études qui montrent, non seulement les liens entre des propriétaires de grands groupes de communication et les hommes politiques, mais aussi la manière dont " la confrontation des paroles, qui expriment des idées et pratiques, permette au chercheur de saisir la signification de l'action de différents groupes qui s'orientent par des intérêts spécifiques. " 51

A ce propos, Lima (1993) décrit comment la télévision a construit le personnage idéal aux élections de 1989, garantissant la victoire de Collor de Mello, candidat choisi par des segments de la classe dominante pour la défense de leurs intérêts particuliers. Dans la même perspective, Straubhaar, Olsen et Nunes (1993) racontent à leur tour les détails de l'origine de la relation du pouvoir politique et de la presse audiovisuelle par les subsides offerts par les militaires après le coup d'Etat de 1964. Cette information acquiert de l'ampleur lorsque nous savons que la télévision représente le plus important moyen de communication. Rede Globo couvre environ 99.39% du territoire national, 95% des Brésiliens ont déclaré regarder la télévision régulièrement.

En 1998, à la veille des élections présidentielles, le magazine Carta Capital publie un article qui explicite les rapports entre la politique et les médias. Selon lui, beaucoup des candidats au gouvernement des Etats fédérés et au Sénat sont propriétaires, eux-mêmes, de chaînes de télévision ou de radio. Une recherche effectuée partout dans le pays a confirmé que neuf familles de brésiliens influents, appartenant à des lignages politiques de plus d'un siècle de tradition, se renouvellent au pouvoir et détiennent toutes de puissants moyens de communication. Cet article, publié à trois jours des élections générales, n'a eu aucune répercussion dans les cercles politiques et médiatiques, n'ayant engendré aucun débat auprès du grand public.

En France, l'acquisition de représentants des médias par des grands groupes industriels a ouvert un vif débat déclenché par le livre du journaliste Serge Halimi (1997) 52 . Il considère que les croissantes imbrications entre les médias et le pouvoir public mènerait le pays à une confrontation de principes du programme rédigé par le Conseil National de résistance qui prévoyait la fin des risques d'amalgames d'intérêts entre les pouvoirs politiques et économiques. Ce sujet a occupé, dans ce pays, les premières pages des grands journaux, revues et émissions de télévisions, les mois suivants, par des discussions qui mettent en cause les risques que de tels phénomènes représentent pour la démocratie. Ils craignent que certains journalistes ne soient plus de simples observateurs et analystes de la vie publique, mais des acteurs et des intervenants déterminants de celle-là.

‘" Le problème n'est pas que les journalistes soient vendus à l'establishment, mais que, de plus en plus, ils fassent partie de l'establishment. Ou plus exactement, que ceux d'entre eux - une minorité - qui participent à l'élaboration de la pensée dominante soient désormais intégrés à la sphère du pouvoir réel " 53 .’

Au centre du débat, les risques encourus par la démocratie qui verrait son information contrôlée par ces hommes, effaçant ainsi le rôle déterminant que les médias doivent jouer en tant que vecteur du débat public. Les médias sont le lien immédiat entre candidats et électeurs.

Or, ces liens sont établis et sus au Brésil, et dépassent très souvent la simple convergence d'intérêts entre journalistes, entrepreneurs et pouvoirs publics. Là, des propriétaires de grands groupes de communications exercent des fonctions politiques importantes, y compris liées au pouvoir suprême. Tel fut le cas de Collor de Mello, ancien Président de la République, propriétaire d'une chaîne de radio et de télévision dans l'état d'Alagoas, mais aussi de Sílvio Santos, propriétaire d'une chaîne nationale de télévision, candidat aux présidentielles de 1989.

La politique est devenue, dans ce pays, une marchandise commerciale comme n'importe quelle autre, selon un article paru dans le journal Folha de São Paulo. Il raconte que des présentateurs de programmes télévisés de grande audience auraient été payés pour défendre la privatisation d'entreprises nationales, tout comme les chaînes elles-mêmes auraient fait payer le temps de parole de ses respectifs présentateurs. Leurs textes avaient été rédigés par des publicitaires professionnels.

Nous prétendons donc à travers cette étude, essayer de montrer que ne percevoir les médias que comme un " pouvoir autocratique subordonné aujourd'hui seulement aux intérêts particuliers de quelques entrepreneurs et politiques " 54 c'est nier l'importance du rôle qu'ils peuvent jouer ou devraient jouer au bénéfice de la démocratie, en tant que vecteur du débat public. Mais nous pensons que pour que ce rôle soit joué, il est fondamental que les membres de la société en question soient autonomes et par conséquent, participatifs. Concentrer toute l'attention sur le rôle joué par les médias les transformant en seuls et uniques responsables du non-fonctionnement de la démocratie réduit, à notre avis, l'importance du rôle que devraient y jouer les individus, comme l'affirme Alvaro Moisés (1989) :

‘" Représentation et contrôle sont des faces différentes d'un même processus, moyens nécessaires pour rendre l'action des gouvernements compatibles dans une mesure quelconque avec la volonté populaire. " 55

En d'autres termes, la surestimation du pouvoir des moyens de communication dans le social est inversement proportionnelle à l'importance donnée à la prise de conscience du pouvoir des individus comme membres actifs de la société à travers leur participation politique.

Or, selon Castoriadis (1975), un sujet hétéronome ne détermine pas pour soi la réalité, mais permet qu'elle soit déterminée par d'autres. Il est ainsi dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que la réalité car non su comme tel. Ce discours extérieur au discours de l'individu est celui qui se trouve dans les institutions d'une société qui incarne les significations imaginaires dominantes, parmi lesquelles, les médias. Pour cet auteur, lorsqu'un individu modifie profondément l'enchevêtrement de l'activité-passivité duquel nous sommes tous objets, instaurant un dialogue entre le discours des autres et son propre discours, ce n'est plus le premier discours qui détermine pour l'individu la réalité. Le sujet qui acquiert son autonomie établi une relation réflexive dans son instance décisoire à partir du discours des autres, mais ne l'élimine pas totalement, car son élimination totale serait un état non-historique. Il l'objectiverait pour l'élaboration et, par conséquent, pour la transformation du discours en son propre discours. Seulement alors il serait apte à mettre en cause et contester les institutions de la société dans laquelle il s'insère.

Pour cette raison, nous estimons que c'est seulement à partir de l'établissement de l'autonomie des membres d'une société donnée et, par conséquent, de sa totalité sociale, que les moyens de communication pourraient jouer le rôle qui leur aurait été attribué au départ, c'est à dire un rôle de porte-parole des exclus, et de forum de la démocratie vivante.

‘" La société devrait chercher des manières nouvelles de mise en place des médias sous leur contrôle, en les soumettant à l'activité politique, pensée en tant que modalité de gestion démocratique de la société. La subordination du pouvoir des médias aux intérêts de la société et, par conséquent, sa démocratisation, apparaît comme étant essentiel à l'existence et l'approfondissement de la démocratie de nos jours ". 56

Pour illustrer nos considérations, un exemple advenu en France sera utilisé pour démontrer que ce déplacement de pouvoir du champ de forces communication/participation politique est possible. En 1997, le Premier ministre Alain Juppé lance la proposition d'un plan de réformes de la sécurité sociale qui allait à l'encontre des intérêts d'une grande partie de la classe ouvrière. A ce moment, presque tous les médias se sont manifestés pour le plan, évoquant l'admiration et courage du Premier ministre, célébrant " le seul et unique chemin possible pour la modernité ". Malgré la quasi-unanimité de la presse, des milliers de salariés sont entrés en grève, d'autres milliers de citoyens sont descendus dans les rues pour manifester contre le plan. Alain Juppé a " capitulé " et, en conséquence, son champ politique, dont son parti, ont subi une importante défaite dans les élections législatives subséquentes, engendrant la perte de la majorité parlementaire et un changement de politique générale.

Partant de ces considérations, l'analyse du discours de l'un des représentants des médias sera ici incorporé comme un " moment indispensable de réalisation du politique ", corroborant Rubim (1994). Nous conférons aux médias un rôle central dans le processus de construction de légitimation politique qui agit, à notre avis, simultanément, en tant qu'agent travaillant au bénéfice du pouvoir institué et véhicule diffuseur d'un consensus.

Cependant, nous ne considérerons pas les médias comme le locus d'un " processus symbolique au travers duquel la réalité est produite, maintenue et transformée " 57 , encore moins comme un " simple conducteur neutre à travers lequel les informations arrivent aux spectateurs " 58 . Mais le discours qu'ils véhiculent sera appréhendé en tant que mise en scène et support de valeurs qui les antécédent et qui orientent leur propre constitution. Nous considérons que ces valeurs sont orientées par les significations imaginaires instituées par le social-historique. Or, lorsque Mª das Graças Rua (1995) travaillant sur l'émission et réception de l'information qui circule autour de la politique attire notre attention sur le fait que les individus exposés aux médias possèdent des valeurs, des attitudes, des opinions et des préférences qui affectent la réception de l'information, nous prétendons souligner le fait que ceux qui la produisent possèdent aussi des valeurs, des attitudes, des opinions et des préférences qui orientent leur émission. Leur fonction instrumentale de manipulation d'intérêts et intervenante dans la vie sociale devient, pour nous, un présupposé évident pour la construction du politique dans la société brésilienne. Nous considérerons outre cet aspect, que les choix et/ou tendances appréhendés dans le discours de ceux qui le construisent dépassent l'intérêt purement économique mais sont, par-dessus tout, un produit de l'imaginaire social institué, car selon Castoriadis " l'imaginaire individuel trouve sa correspondance dans un imaginaire social qui se trouve incarné dans les institutions. " 59

Partant de cette affirmation, nous croyons que les médias agissent en tant que véhicule qui affirme un consensus des significations imaginaires instituées qui deviennent par conséquent instituantes, car confirment et renforcent le symbolisme qui codifie et justifie l'ordre. Les textes sur lesquels nous travaillerons seront utilisés en tant que support et reproducteurs des discours sociaux dominants.

Malgré l'importance des moyens de communication audiovisuels dans la vie socio-politique du pays, la presse écrite agit également d'une manière décisive dans la scène médiatique. Un nombre impressionnant de publications ne doit cependant pas cacher l'uniformité du contenu de ces publications, surtout pour ce qui concernent les parutions nationales. A ce niveau, plus de 80 magazines sont distribués toutes les semaines sur tout le territoire national, mais appartenant toutes à seulement quatre maisons d'éditions différentes, qui appartiennent, à leur tour, à des grands groupes de communication ayant des intérêts économiques dans divers domaines. Cela représente un quasi-monopole de l'information dans la presse écrite distribuée dans le pays. Au Brésil, ces magazines n'affichent pas clairement leur positionnement politique ou leurs tendances idéologique et revendiquent impartialité dans leurs informations. Nous considérons que cette neutralité supposée agit d'une manière pernicieuse car elle dégarnit l'électeur d'un positionnement critique à la réceptivité des textes en question. Le magazine le plus lu dans tout le pays, Veja, s'attribue le rôle d'intermédiaire légitime entre le peuple et le pouvoir, indispensable même pour le système éducatif brésilien (ver illustration page 121). Cette idée peut être perçu par sa propre publicité : " Même étant impartial et non lié à des partis politique, Veja a déjà plus changé l'histoire du pays que beaucoup de deux que se disent révolutionnaires ".

Ainsi, les articles que nous analyserons appartiennent principalement à ce magazine, et aussi à des journaux cariocas. Ces articles traitent directement ou indirectement des deux principaux candidats à la présidence. Comme ces deux candidats sont les mêmes en tête des élections de 1994, nous utiliserons également des articles publiés pendant cette année-là. Nous essaierons d'appréhender la manière dont la construction de l'image de chacun révèle les significations imaginaires instituées et instituantes des valeurs dominantes, orientant le comportement des électeurs, dirigeant par conséquent, leur vote.

En 1994, deux mois avant l'élection, le magazine Veja a publié un article intitulé " L'enfance d'un vainqueur - comment a vécu jusqu'à l'adolescence le prochain président du Brésil ". Le reportage place tour à tour des morceaux de l'histoire de la vie de tous les candidats aux élections, entrecoupés de leurs photos avec la légende : " Cet enfant sera un jour un président ".

Nous considérons avec Georges Balandier (1992) que le langage est le principal créateur de mondes sociaux. Dans ce sens, le langage du pouvoir contribue nécessairement à rendre manifeste les différenciations qui distinguent les univers qui composent une société donnée, en particulier, ceux qui séparent les gouvernants des gouvernés. Telle réflexion nous mène à croire que le magazine Veja, agissant en tant qu'organisateur du rite de passage implicite dans les élections présidentielles, se place au service du pouvoir institué, contribuant à l'approfondissement de la distance existant entre l'univers des hommes (pré)-destinés au pouvoir ( " Cet enfant sera un jour un président " ) et l'univers des simples citoyens.

Le texte du journaliste Roberto Pompeu Toledo consacré au candidat Cardoso commence en le positionnant dans l'espace géographique de valorisation sociale qui consigne le groupe d'appartenance de ceux qui ont, le quartier de Botafogo, dans la zone noble de Rio, symbole de réussite. Le mot varão (mâle), invoque la virilité, matérialisant l'idée de noblesse renforcée par le positionnement du garçon dans la continuité d'une dynastie, les Cardosos. Le ton héroïque qui persistera tout au long du texte est utilisé pour la construction du milieu affectueux et protecteur, donc, équilibré et stable où le garçon est né. Ayant participé indirectement à d'événements historiques à travers les narratifs des membres de sa famille comme " le combat des rebelles ", le journaliste le place du côté de l'ordre. Le succès du lignage Cardoso est souligné par les constantes allusions à l'ascendance de l'officiel de l'armée, Monsieur Leônidas, le père du candidat. Très tôt le garçon a participé aux discussions sur les révolutions. Il est présenté comme prédestiné " à la chose politique ", ayant grandi parmi des militaires et des ministres. L'héroïsme, la culture et la sophistication sont représentés par les fréquentes sorties à l'opéra de la famille et par la lecture de classiques français qui confirment la précocité intellectuelle de celui qui, déjà à l'adolescence, était un érudit. Nous identifions dans ce texte, matérialisés par des lieux, des attitudes, des gestes et des mots, des symboles qui constituent le savoir, l'héroïsme, la dignité et la noblesse, c'est à dire des éléments qui composent, selon les valeurs dominantes, l'ethos de l'univers des personnes qui se trouvent en haut de la pyramide sociale brésilienne.

En nette opposition, nous retrouvons dans la description de l'enfance du candidat Lula, un espace géographique de dévalorisation sociale qui consigne le groupe d'appartenance de ceux qui n'ont pas. En effet, son enfance se déroula dans une ville perdue dans le nordeste brésilien et le journaliste souligne la pauvreté de ce candidat par l'utilisation de qualificatifs dépréciatifs parmi lesquels le superlatif " paupérrimo " (trop pauvre) qui symbolise l'échec. Cette idée est renforcée tout au long du texte par le choix de mots chargés d'une forte connotation négative qui est perçue avec plus de visibilité lorsque l'auteur fait référence à la maison de Lula, appelée barraco (taudis), ainsi qu'à sa naissance, car contrairement au varão (mâle) Cardoso, Lula " sort du ventre de sa mère ". L'enfant Fernando appartient " à une nouvelle génération des Cardoso ", Lula, quant à lui, appartient " à une nouvelle série d'enfants fabriqués par son père ".

Par l'énumération des habitudes alimentaires et des difficultés de la vie quotidienne de la famille Silva, y compris par le comportement indigne du père du candidat, sont présentés les éléments qui composent l'ethos de l'univers des individus, dont le comble du mépris est matérialisé par l'arbre de mulungu, symbole du ridicule qu'il lui prétend inculquer. Ceci peut être confirmé par les deux derniers paragraphes, mis côte à côte :

‘" Fernando Henrique Cardoso, tellement entouré de militaires dans son enfance, fut destitué dans l'université et forcé à l'exil pendant le régime instauré par ceux-là en 1964. "
" Luis Inácio da Silva est retourné en 1979, pour la première fois, au lieu où il est né et a subi une grande frustration lorsqu'il s'est aperçu que l'arbre de mulungu devant sa maison était beaucoup plus petit qu'il ne croyait. "’

Dans la continuité de ce processus qui divise symboliquement l'univers en deux groupes : ceux prédestinés à gouverner et les hommes ordinaires, un article de dix-huit pages a été publié dans le même magazine Veja, consacré à l'épouse de Cardoso, intitulé " Ruth, la nouveauté entre en scène ", à moins de deux semaines avant les élections. Celui-ci est suivi d'un article de deux pages consacré à Marisa da Silva, épouse de Lula, ayant reçu le sous intitulé de " Marisa, la mamma du PT " (PT = parti des travailleurs).

Nous nous apercevons dans ces articles que la scène où se situe la vie collective se trouve reproduite dans l'espace médiatique lorsque, à travers un texte qui vit et qui travaille sous l'effet des circonstances, se reproduit le jeu des apparences qui, comme nous montre Balandier (1992), agit dans le fonctionnement de n'importe quelle société.

Le rite, par le langage, sépare des catégories sociales à travers des symboles matérialisés par des gestes, des mots et des lieux, contribuant à la valorisation des positions sociales qui permettent à ses personnages principaux de s'exprimer sous leur meilleur jour, accentuant ainsi l'effet de sacralisation opéré par les médias et la diffusion de leur effigie. Retrouvant dans le candidat Cardoso le personnage qui incarne les symboles inhérents à la figure du souverain, lui et tout ce qui existe autour, y compris sa famille, sont présentés de manière positive, confirmant l'affirmation d'Abélès (1990), pour qui " les manifestations du pouvoir s'accommodent mal de la simplicité " 60 .

Ainsi, nous observons que les mêmes éléments discursifs ont été utilisés pour reproduire, dans tous les articles analysés, des critères qui délimitent l'ethos de l'univers valorisé des personnes en opposition à ceux qui composent l'ethos dévalorisé des individus. Nous retrouvons dans la trajectoire de Ruth Cardoso le même héroïsme attribué à son mari Fernando. Elle est aussi présentée comme militante dans les " mémorables luttes contre le régime militaire " . A travers l'énumération des livres lus, des événements artistiques auxquels Madame Cardoso a participé, ainsi que ses activités professionnelles, se matérialisent la culture et le savoir, ingrédients indispensables à ceux qui aspirent à être intégrés dans la sphère auréolée du pouvoir. Cependant, il est rajouté un important aspect parce qu'il s'agit d'une femme, à savoir le sens du devoir familial. Ensuite, la comparant avec la première-dame par excellence Hillary Clinton et en les plaçant côte à côte en photos, il est conféré à Ruth Cardoso, l'identification avec le politique qui lui manquait. La même symbolique de réussite et de droiture est ainsi plutôt nette, mise en valeur par l'ensemble des éléments présentés, c'est à dire à travers le succès professionnel d'une mère de famille issue d'une digne famille traditionnelle.

Or, débutant l'article concernant Marisa da Silva par sa souffrance et ses difficultés, l'identification avec le quotidien commun à la plupart des Brésiliens est immédiate. Elle est ainsi inscrite d'emblée dans l'univers des individus. Cette image est ensuite renforcée par des expressions comme " situation dure " et " très dure " , et d'autres qui ponctueront l'article. L'emprisonnement de son mari Lula, contrairement à celui héroïque de Cardoso, est présenté comme un fait banal dans une vie marquée par des tragédies. Cet emprisonnement est vulgarisé par l'expression " en taule " , alors que les motifs sont tout aussi politiques. En nette opposition avec l'intellectuelle Ruth Cardoso, Marisa est présentée comme la fille d'une mère excentrique. Ses fautes de portugais sont accentuées comme celles de son mari. Le journaliste énumère certaines habitudes de Marisa comme s'éclaircir les cheveux, enlever ses chaussures en public, lire l'horoscope et fréquenter les couturières de quartier, désignant à travers ces attitudes, l'ethos des individus communs.

Le traitement distinct conféré à chacune d'elles peut être observé lorsque le sujet concerne un thème unique, comme, par exemple, défendre la famille. Ruth est présentée comme " la gardienne de tout et de tous " , Marisa comme celle qui " met le feu et devient une louve pour protéger sa tribu " ; de la même manière, Ruth Cardoso est " pondérée " alors que Marisa est " têtue ". Pour ce qui concerne l'appui donné par chaque épouse dans la campagne de leurs maris respectifs, Ruth Cardoso " agit éventuellement " et Marisa " assume la corvée " . Ci-dessous, nous avons reproduit deux paragraphes considérés comme significatifs car révélateurs de la différentiation de traitement. Ils montrent que pour Ruth Cardoso, ne pas habiter Brasilia est considéré comme une attitude innovatrice, alors que ce même fait est considéré pour Marisa da Silva, comme une attitude est gênante :

‘" Comment imaginez-vous la vie à Brasilia, en première-dame ? " Vraiment, je ne sais pas comment est l'espace officiel, mais je vais certainement le découvrir. Ces choses là arrivent avec la pratique " (…) Seulement plus tard Ruth Cardoso décidera si, en cas de victoire de son mari, elle habitera Brasilia. Détail : elle prétend garder l'appartement à São Paulo et voyager fréquemment, protégeant autant que possible sa vie professionnelle et personnelle. Considérant qu'il y a deux siècles l'Américaine Martha Washington n'a pas cru nécessaire de quitter sa propriété en Virginia pour comparaître à la cérémonie d'investiture de son mari, George, comme premier président des Etats-Unis, toutes les innovations sont possibles dans ce terrain. "
" Têtue, Marisa a l'habitude de dire qu'en cas de victoire elle ne prétend pas " prendre le thé avec les dames de la LBA (Légion de la Bonne Volonté)" , encore moins déménager à Brasilia, ville qu'elle n'aime pas. Pour la femme d'un dirigeant de parti qui aime rester à la maison garder ses enfants, les plantes et les animaux, c'est une attitude sympathique. Pour la femme d'un chef d'Etat, elle crée une situation politiquement gênante. "’

Par l'analyse des articles que nous venons d'effectuer, nous constatons que le magazine Veja, à travers des symboles matérialisés par des lieux, des gestes, des mots et des objets, consigne le statut social de chaque candidat et de ceux qui l'entourent dans les limites de son propre groupe d'appartenance. Or, lorsqu'il attribue des concepts abstraits tels que le prestige pour l'un et le mépris pour l'autre, il actualise le mythe fondateur de la vie politique brésilienne, nourrissant ainsi l'imaginaire qui compose le système conceptuel à partir duquel la société se pense. Dans ce temps fondateur qui a donné un sens organisateur à l'espace chaotique colonial, la marque enregistrée des gouvernants était l'éducation et la noblesse, ceux-ci étant placés symboliquement au-dessus des citoyens communs, composés en grande majorité d'analphabètes (Carvalho, 1996).

Ce rite, consacrant et légitimant l'ordre social engendré par le mythe fondateur de la nation, sépare l'univers des gouvernants de l'univers des gouvernés et introduit devant ses participants, acteurs ou spectateurs, la conduite d'évitement incarné dans l'idée de transgression par le dépassement de cette ligne de division. Les derniers paragraphes décrits nous ont incités à considérer que la simple possibilité pour un individu de s'introduire dans l'univers des personnes, même si elle est acceptée en apparence par la société, c'est en réalité comme révoquer un tabou. La prétention d'un citoyen commun à intégrer l'univers sacré du pouvoir suprême est un sacrilège, une contradiction qui, selon DaMatta (1997), provoque un malaise.

Cette séparation se trouve prolongée dans la distinction entre le peuple et les autres. Le premier représentant l'univers massifié des individus qui comprend le travailleur, le pauvre et ceux qui n'ont pas de privilèges, qui n'ont pas d'études et qui n'ont pas de diplômes, et les autres, représentant l'univers des personnes, les docteurs et détenteurs des savoirs, cautionnés à s'introduire dans l'espace de la politique.

Notes
49.

Rubim A.A.C., Comunicação, culture e política, Diadorim Editora Ltda, 1994 : 77.

50.

Capelato M.H.R., Imprensa e história do Brasil, São Paulo, Editora Contexto, 1988 : 21.

51.

Capelato M.H.R., Imprensa e história do Brasil, São Paulo, Editora Contexto, 1988 : 34.

52.

Halimi S., Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber-raisons d'agir, 1997 : 32.

53.

Magasine Marianne, n° 63, du 6 au 12 juillet 1998 : 10.

54.

Rubim A.A.C, Comunicação, cultura e política, São Paulo, Diadorim Editora, 1994 : 78.

55.

Moisés J.A., Dilemas da consolidação da democracia, São Paulo, Paz e terra, 1989 : 151.

56.

Rubim A.A.C., Comunicação, cultura e política, São Paulo, Diadorim Editora, 1994 : 78-79.

57.

Newcomb et Hirsch (1994) in Porto M.P., Comunicação e política, Rio de Janeiro, Cebela, 1995 : 58.

58.

Capelato M.H.R., Imprensa e história do Brasil, São Paulo, Editora Contexto, 1988 : 21.

59.

Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 : 150.

60.

Abélès M., Antropologie de l'Etat, Armand Colin, 1990.