2. Le sacré moderne et les raisons inconscientes de l'ordre social et politique

Maintenant nous analyserons un moment fondamental pour la période de succession présidentielle. C'est là que se détermine la forme que la nouvelle situation sociale va adopter et constitue le deuxième découpage qui compose, ici, le rite de passage. Nous parlons du choix du vote de l'électeur proprement dit, où nous croyons trouver manifestés les sens organisateurs de la société brésilienne. Nous considérons que les 106.101.067 Brésiliens qui se trouvent normalement dans le rôle de spectateurs du rite se retrouvent, en ce moment, protagonistes, face à leurs propres décisions et convictions, personnelles et infranchissables. Ceci signifie que, ayant devant soi le choix entre plusieurs candidats, l'électeur a la responsabilité de décider à qui il donnera son vote, sous la contrainte que la loi électorale brésilienne impose.

Pour DaMatta (1978), dans ce découpage social du temps, l'individu " massifié " devient une personne par le pouvoir que le vote lui confère. Ce changement serait attribué par les promesses de considération faites par les autorités qui participent à ce processus. Nous ne sommes cependant pas d'accord avec cette affirmation. Nous pensons que l'individu et la personne se voient, tous les deux, comme des Brésiliens, pouvant mesurer leurs capacités individuelles de choix car, dans ce processus, ils possèdent tous la même force décisoire. Cependant, même si le vote de l'individu et celui de la personne ont le même poids, la distinction entre le peuple et les autres n'est pas abolie dans la manière dont la société se pense et dont les autorités du pays le pensent. Considérons que cette distinction est renforcée par les propagandes électorales réalisées par les partis politiques. Dans la propagande électorale des partis, cette distinction se manifeste à travers la construction de l'image de leurs propres candidats. Là se distinguent leurs respectifs groupes d'appartenance sociaux selon le schéma représenté par les médias.

Ainsi, nous appréhendons dans les programmes électoraux des partis, des éléments qui renforcent et donnent continuité aux significations qui divisent et discriminent les membres de la société brésilienne. Les programmes font alors systématiquement référence au peuple des banlieues et aux habitants de la zone sud (dans la ville de Rio), renvoyant chacune des ces catégories au lieu de résidence consigné par le groupe d'appartenance social. Ceci exclut donc les habitants de la zone sud de Rio de la masse uniformisée des banlieusards.

Lorsque le jingle de la campagne de la coalition União do Povo Muda Brasil (qui soutient le candidat Lula) affirme que " Lula c'est moi, Lula c'est nous " , il place le candidat Lula à côté du peuple, idée confirmé par le narrateur du programme qui affirme que Lula " reste un homme simple, un homme du peuple " .

Dans ce même registre, mais se plaçant cependant du côté opposé la propagande électorale de l'alliance União, Trabalho e Progresso (qui soutient le candidat Cardoso), tient à distinguer, dans son jingle, le candidat Cardoso de la masse : il n'est pas " un homme du peuple " mais quelqu'un qui est préparé, qui possède la compétence nécessaire pour occuper la fonction de président. Ainsi, Cardoso n'est pas le peuple, il est avec le peuple.

Maintenant, dans la tentative de nous introduire dans les significations imaginaires qui, nous le croyons orientent le choix du vote de l'homme commun, nous déplaçons notre attention vers le comportement de l'électeur carioca à travers l'analyse de son discours.

Nous ne chercherons pas à construire un idéaltype de l'électeur brésilien comme l'a fait Flávio Silveira, mais à trouver derrière la diversité des critères de choix de vote (Silveira en distingue 23) les aspects invariables. En d'autres mots, nous chercherons les éléments qui sont présents dans tous les discours ou, du moins, dans le discours de la grande majorité des personnes interviewées. Nous croyons que la propre variété de raisons est constituante des éléments qui nous aident à percevoir de quelle manière les significations imaginaires orientent la manière dont les membres de la société brésilienne se pensent et pensent leur organisation sociale.

Dans la recherche effectuée, le vote des personnes interviewées allait en grande majorité au candidat Cardoso. Cet échantillon ne correspond cependant pas au résultat final de l'état de Rio, lieu de notre recherche. Là, le candidat Lula fut celui qui eut la plus large adhésion. Cette donne soulève une discussion que nous croyons fondamentale pour l'étude du comportement électoral en Sciences Sociales et concerne la fragilité des résultats obtenus seulement à travers les données statistiques.

Par exemple, le 21 septembre 1998, le magazine Época publie un article intitulé " Oui, les Brésiliens savent voter " . Cette conclusion fut obtenue à partir d'un questionnaire qui demandait de répondre oui ou non à plusieurs questions. Le président de cet institut, Marcos Coimbra, est interviewé par le journaliste Bernardes, de Veja. Dans cette interview, nous apprenons que son institut va faire un bénéfice de 20 millions de dollars l'année en cours, par la prestation de services rendus à des entreprises, à des partis politiques ainsi qu'à certains médias. Sa principale carte de visites sont les travaux effectués pour le candidat Collor en 1989 et pour le candidat Cardoso en 1994 aux présidentielles.

Ces informations confirment un fait notoire, à savoir, que les sondages sont commandés par des entreprises, des partis politiques etc. Pour cette raison, pour que la tendance des questions formulées soit mesurée, ainsi que les conclusions obtenues, il est fondamental de connaître pour qui tel sondage fut réalisé.

Nous ne prétendons à aucun moment, à travers ces considérations, éliminer les données statistiques des analyses des études en Sciences Sociales, mais suggérer la prudence aux interprétations fondées seulement sur des données quantitatives. Pour cette raison, nous avons effectué une analyse qualitative des réponses fournies par les personnes interviewées essayant de saisir, derrière les apparences, les significations qui orientent l'acte de voter. En outre, nous avons cherché dans des études précédantes, des données empiriques et des analyses de professionnels du même thème qui puissent corroborer nos considérations.

Pendant les interviews, deux constatations principales ont été effectuées. La première consiste à dire que les discours qui spécifient les critères de choix de vote, que ce soit pour l'un ou pour l'autre candidat, sont absents d'une prise de position idéologique quelconque. Ils ne sont pas non plus orientés par d'intimes convictions politiques et ce, indépendamment du niveau de scolarité ou de la classe sociale à laquelle les personnes interviewées appartiennent.

Ces réflexions nous ont conduit à réfléchir sur le fait que le candidat Lula ait obtenu la plus large adhésion dans la ville de Rio, ainsi que sa deuxième position au niveau national. Que représente le vote donné à ce candidat ?

Or, les personnes qui votent pour Lula ne le choisissent pas parce qu'il appartient à un parti de gauche ou parce qu'il prétend défendre les intérêts des travailleurs. Beaucoup d'électeurs ont dit voter pour lui " parce qu'il a entendu dire qu'il était gentil pour les pauvres " , " parce qu'il paraît que si on vote pour Lula on est des prostituées et les hommes sont des pédés " , entre autres raison similaires. Certains, encore, confondent le parti et le candidat ou bien le candidat avec le scrutin.

Sans doute, son placement est significatif, mais peut-être pas pour la raison que l'on peut supposer. Pour ce qui concerne cette étude, nous avons relevé deux facteurs pour l'analyse que nous considérons plus significatifs. Le premier est le fait que le candidat Lula ne représente pas le choix de la grande majorité de la population brésilienne, même si elle est composée en grande majorité de travailleurs salariés. Le deuxième est le fait que le choix pour ce candidat ait été dicté par d'autres. Nous y reviendrons.

Quant au candidat Cardoso, il est identifié par les personnes interviewées comme étant le plus préparé et le plus qualifié intellectuellement parce qu'il est un sociologue de renommé. Etant " supérieur " , il est celui qui " a le profil satisfaisant et désirable pour conduire une nation " . En contraste avec ces allégations, il y a la raison pour laquelle ces mêmes personnes n'ont pas voté pour Lula. Celui-ci était identifié comme étant l'anti-modèle du personnage capable d'occuper la place suprême car il n'est pas préparé, il n'a pas fait d'études, il est analphabète, il ne sait pas bien parler, il n'a pas de connaissances, bref, c'est un " mec commun " , un stupide, " il n'est pas possible de l'avoir comme président " .

Nous ressentions un malaise engendré par un conflit entre " vouloir voter pour lui " et " il ne correspond pas à l'image d'un président ", ce qui nous semble confirmer les contradictions qui se trouvent représentées par le choc symbolique entre un simple citoyen et le faste attribué au pouvoir. Ces contradictions, selon DaMatta (1997), sont intolérables lorsqu'elles concernent l'ordre hiérarchique qui constitue l'espace ordonné de la maison, comme nous montre cette partie d'une interview :

‘" Pour un président, il faut que la personne ait une culture, qu'elle soit intellectualisée parce qu'elle va représenter notre pays dans le monde. Cardoso a beaucoup de choses dans sont mandat qui ne me plaisent pas, mais on ne peut pas nier qu'il est un homme qui a des influences dans le marché étranger. Je critique beaucoup le gouvernement FHC, des milliers de critiques. En même temps, je pense qu'il a une bonne influence, qu'il représente bien le pays, il est docteur et peut ainsi discuter le problème du pays à l'étranger. Je pense qu'un président doit être une personne intellectualisée, plus éclairée. C'est le président, dis donc !! C'est le premier homme du pays. Lula a des qualités, mais… je ne sais pas expliquer… il ne me convainc pas, comment peux-tu imaginer un ouvrier à la présidence ? Il est très grossier. (Tânia Bernardi, 36 ans, formatrice en multinationale)’

L'essai pour changer l'image du candidat Lula, effectuée par le marketing politique de son parti à la fin de la campagne, le présentant comme " un homme préparé, capable, fort " , ne s'est pas ajusté à l'image que ce candidat possédait déjà. En effet, son image ayant été construite en fonction de l'histoire de sa vie et de sa trajectoire professionnelle, elle était connue de tous et était d'emblée incompatible avec le pouvoir suprême. Il nous semble que se trouve confirmé le fait que les significations imaginaires instituées qui attribuent un ensemble de qualificatifs à la catégorie sociale représentée par Lula, dépasse le travail effectué par les professionnels du marketing politique de son parti. Il reste ainsi l'idée que le principal problème de Lula est, selon Jorge Martins, 34 ans, gendarme, " qu'il est un mec normal, comme toi et moi " . La manière de l'identifier devient alors plus contondante lorsque ce candidat est placé en face de son principal adversaire, Cardoso, associé lui à l'image d'un candidat préparé et compétent, apte à diriger le pays.

La distinction entre ceux qui doivent occuper la place suprême et la masse d'individus paraît être un des éléments déterminant pour le choix du vote, comme nous le montrent Goldman et Sant'anna :

‘" L'apparent court-circuit logique cache un processus d'identification et distinction très clair : identification avec un candidat que réalisait en supposition des valeurs perçues comme supérieurs et auxquels l'informateur lui-même croit ne pas y avoir accès ; distinction entre la masse d'égaux représentée dans la figure de l'autre candidat " 61 .’

En se plaçant dans une posture d'infériorité quant à ceux qui se situent " là-haut " , les électeurs communs considèrent ceux " du sommet " comme détenteurs de vérités indiscutables. Cela se voit à travers des expressions telles que : ‘" qui suis-je pour juger ? Ceux du haut sont ceux qui savent ! "’ (Kátia de Almeida, vendeuse, 30 ans).

Dans la continuité de cette pensée, nous percevons une grande condescendance par rapport aux fautes commises par Cardoso en particulier ( ‘" il n'a pas eu le temps de faire ce qu'il voulait " , " il fait ça parce qu'il ne gouverne pas tout seul "’ ) , comme si une justification était toujours trouvée pour ces actes erronés, ainsi que pour la classe dirigeante en général ( ‘" nous avons besoin des entrepreneurs pour nous donner du boulot " , " sans les riches le pays va s'effondrer " , " comment peux-tu gouverner sans le PFL " , " ce n'est pas facile d'être entrepreneur, maintenir toute une structure, il ne peut absolument pas être pénalisé parce qu'il crée des emplois "’ ).

Nous constatons que les gouvernants mais aussi les représentants des segments de la classe économique dominante sont présentés comme indispensables au bon fonctionnement de la société. Leur présence supérieure " en haut " transmet un sentiment de sécurité, alors que les fautes commises par Lula, même si elles sont sans aucun lien avec la vie publique sont soulignées ( " imagine-le à l'ONU disant bicycrette " , ‘" il ne peut même pas compter jusqu'à dix car il n'a que neuf doigts "’ ), étant citées comme inacceptables et impardonnables. En outre, il est souvent associé au radicalisme. Cette idée se trouve dans le discours de la grande majorité des personnes interviewées, chargé d'un sentiment d'insécurité concernant une possible victoire de Lula ( ‘" j'ai peur que ça devienne une pagaille " , " je ne serais pas sûre avec Lula, absolument pas " , " si Lula l'emporte, ça va barder " , " les extrémistes [comme Lula] me font peur "’ ).

Nous nous trouvons ainsi devant les significations qui sont matérialisées par le symbolisme utilisé par les moyens de communications analysés. Ces significations qui séparent et discriminent des univers sociaux, limitant l'accès à l'espace de la politique, surtout pour ce qui concerne la place suprême, uniquement aux détenteurs des qualificatifs socialement valorisés, excluant de cet espace ceux qui sont identifiés comme citoyens communs, jugés incompatibles avec le pouvoir suprême.

Nous proposons alors que ces significations sont celles qui attribuent au candidat Cardoso, par un ensemble d'aptitudes et compétences, " les attributs nécessaires " pour occuper la place suprême, alors que pour le candidat Lula, sa vie pleine de manques l'intègre aux limites du statut de l'homme commun et renforce son incompatibilité avec l'univers particulier, réservé exclusivement aux hommes politiques, inaccessible aux simples citoyens.

Or, l'existence d'un espace de la politique spécifique et isolé avait été perçu par des chercheurs dans des études effectuées antérieurement, comme celle de Nara Magalhães (1998) pour qui " le monde des politiques apparaît comme une sphère distante du quotidien des électeurs " ou encore par les affirmations de Velho (1988) qui le distingue comme ‘" quelque chose de distant et mystérieux auquel ils [Velho désigne les citoyens communs dans son livre comme des citoyens de deuxième ou troisième classe] n'ont pas d'accès, ne faisant donc pas partie de leurs vies "’ .

Toutes ces considérations nous emmènent à proposer que la politique, outre le fait qu'elle se situe dans un espace social à part, distant et inaccessible à la grande majorité des individus, est aussi exercé par des personnes à part, confirmant l'idée d'un profil pré-modélé par un ensemble de qualités plus ou moins définies, en tout cas valorisées. Ce profil pré-modélé est établie pour celui qui doit occuper la place suprême. Cette affirmation rejoint les conclusions de Magalhães (1998) : ‘" Il m'a semblé que les gens ont une image formée de comment doit être un président et évaluent les candidats à travers ce filtre "’ 62 .

Nous pouvons rajouter une autre observation, quasi-unanimé dans les instituts de recherche, dont les données empiriques que nous avons recueillies confirment. Ces élections ont présenté comme principale marque la démobilisation des électeurs, confirmant l'idée de Lattman-Weltman qui pense ‘" qu'il y a eu, dans le pays, une croissante dépolitisation de la population "’ 63 .

Il nous semble qu'il y a eu un " refroidissement " des campagnes électorales par rapport à celle effectué en 1994. D'une manière générale, l'intérêt des électeurs diminue progressivement depuis les manifestations des " Diretas-Já " .

Confirmant cette observation, un sondage réalisé par Datafolha en 1989 affirme que si le vote était facultatif, 46% de l'électorat ne voterait pas. Ce pourcentage est monté à 49% en 1994 et 54% en 1998. Dans les rues, les gens ne parlaient pas de politique à la veille du scrutin, malgré les immenses affiches étalées dans les rues. A la télévision, peu d'émissions avaient les élections comme thème, à part le programme électoral gratuit. A ce propos, l'institut de sondage IBOPE a confirmé que l'audience télévisuelle a chuté immédiatement après le début de leur transmission, atteignant des indices très bas. Il n'y a eu aucun débat entre les divers candidats aux élections.

Cet aspect représente une invariable dans les interviews que nous avons effectuées. Bruno Mota, 21 ans, forgeron, considère plus commode de vivre sous la dictature militaire : ‘" Je trouverais plus chouette si le pays était commandé par les militaires. Ces histoires de politique, d'élection, de président, tout ça allait finir. Ne pas avoir d'élection. Que tout soit commandé par les militaires "’ .

D'une manière ou d'une autre, même si la plupart des personnes interviewées ne présentaient pas une opinion si explicite que la déclaration de Bruno Mota, nous avons perçu, chez elle, une grande gêne, d'abord lorsque nous donnions le sujet des interviews, considéré comme compliqué ( " Ce truc d'élection est très compliqué " - Luci Carvalho, 32 ans, vendeuse). Ensuite, beaucoup parmi eux ont préféré ‘" rester à l'écart en ce moment " car " le jour du vote m'angoisse beaucoup, le mieux est de ne pas se compromettre "’ (Zoelete Brito, 45 ans, infirmière).

Des données statistiques confirment ce désir d'omission ou de non-vote. Dans les élections présidentielles de 1989, les premières après 25 ans de jeûne, 17,60% de la population n'a pas voté ou alors les votes ont été annulés. Ce pourcentage a doublé en 1994, passant à 33,15% du nombre des électeurs qui n'ont pas manifesté leur volonté. En 1998, ce chiffre était de 40,19%.

Nous observons ainsi non seulement à travers l'analyse des interviews, mais aussi grâce à l'appui des données statistiques et du résultat d'études antérieures, qu'il y a un désintérêt croissant pour la politique d'une grande partie de la population brésilienne. Le choix politique représente pour eux un poids, une responsabilité dont on souhaite se débarrasser, cherchant dans d'autres indéfinis (" on l'a dit ") ou définies ("le pasteur, la mère, Dieu") le partage de cet acte vécu comme un devoir plutôt que comme un droit.

Nous croyons, dans ce sens, que nous nous retrouvons devant deux importants traits marquants de la société brésilienne révélés dans ce temps discontinu des élections : le premier trait est le grand malaise engendré par le fait que l'on doit choisir un candidat parmi les douze qui se sont présentés à la course. Ce choix n'impliquant cependant pas la prise de conscience du pouvoir décisif et déterminant que les votes possèdent, corroborant ainsi Moisés, pour qui les électeurs " ne reconnaissent pas dans les mécanismes de fonctionnement d'une démocratie un moyen utile de réalisation de changements capables d'affecter leurs vies, restant indifférents aux directions prises par la compétition qui atteint la chance de la société " 64 .

Plusieurs personnes interviewées se sont positionnées complètement à part du processus électif, comme Kátia de Almeida, vendeuse de 30 ans : ‘" je vote toujours en blanc, ainsi mon vote va où ils veulent bien le placer, c'est leur opinion, ce n'est plus la mienne "’ . Ou encore le maçon Paulo Costa, 40 ans : ‘" peut-être si Lula gagne, je pourrais voter pour lui "’ .

Le deuxième trait marquant confirme l'existence d'un profil pré-défini qui détermine " comment doit être un président ". C'est une image construite par des attributs et qualificatifs socialement valorisés, dont les éléments constitutifs sont absents d'une conviction politique quelconque mais ne sont pas non plus nourris par des tendances idéologiques.

Nous considérons que ces deux caractéristiques sont complémentaires car supposent que ce sont les lois des autres qui orientent le choix du vote, que ce soit pour un candidat ou pour un autre : d'autres définis tels que Dieu, la mère, l'équipe de foot, les militaires etc. ; et d'autres indéfinis qui se trouvent dans les institutions sociales, orientées par les significations imaginaires qui définissent pour le sujet la réalité.

Nous proposons que ces caractéristiques principales nous aident à démontrer que c'est le discours des autres, un discours étranger, extérieur au discours du sujet lui-même, qui le domine. Cela montrerait que ce sont les significations imaginaires qui orientent le faire social d'une partie des individus qui composent la totalité sociale, confirmant donc leur non-autonomie.

Or, n'étant pas autonomes, ces individus cherchent dans le discours des autres la détermination de leurs choix car nous croyons, avec Kant, qui aborde le concept d'autonomie comme équivalant à celui de liberté, qu'il est beaucoup plus simple de dépendre des autres plutôt que de penser, juger et décider par soi-même. Pour ces individus, la liberté de choix, de décision et de jugement est vécu moins comme un privilège que comme un poids. Pour cette raison, ils ont recours aux mythes qui leur fournissent des réponses " toutes prêtes " , les débarrassant de toutes et leurs responsabilités personnelles individuelles.

‘" Je considère la liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état dont la causalité ne se trouve pas subordonnée, à son tour, obéissant à la loi de la nature, à une autre cause qui la détermine (…) Dans un sens pratique, la liberté est l'indépendance de la volonté propre par rapport à la coercition des inclinations de la sensibilité " 65 .’

Ainsi, nous pensons que les principes de sensibilité, d'intuition et de goût qui, selon Silveira (1998), définissent un candidat comme étant l'authentique détenteur des caractéristiques symboliques valorisées, obéissent aux orientations dictées par les significations imaginaires instituées lors de la naissance de la nation. Pendant ce rite politique de succession présidentielle, exerçant leur rôle de légitimateur du pouvoir, ses détenteurs célèbrent par des symboles, un ensemble d'attributs transformés en aspects positifs. Ils établissent avec ceux-ci une hiérarchie de valeurs qui évoquent, en opposition, la dévalorisation d'autres et orientent l'action et, par conséquent le choix des électeurs.

Dans cette mise en scène rituelle qui constitue la campagne électorale se trouvent actualisées les qualités qui constituent la figure du souverain au moment de l'instauration de l'ordre social, engendré par le mythe fondateur de la vie politique brésilienne. Ces qualités sont représentées magnifiées à travers l'image de Cardoso qui emmène la plus large adhésion. Ce candidat surgit comme l'évidence même de tous les attributs considérés comme des critères prédéterminés pour celui qui doit occuper la place suprême, car il renvoie à la figure du souverain par excellence, figure engendrée par le mythe d'origine de la nation brésilienne.

L'actualisation du mythe fondateur suggère à chacun des participants du rite que la sécurité parfaite consiste à rester " chacun à sa place " , respectant les codes qui établissent la relation hiérarchique de la société en haut de laquelle le pouvoir se trouve glorifié. Pour cette raison, Lula apparaît comme le représentant du désordre et du radicalisme. Lorsque Lula se présente comme candidat au pouvoir suprême, il suggère une inversion de la pyramide sociale dont la verticalité et la hiérarchie sont vécues et acceptées comme " naturelles " .

Nous nous trouvons ainsi dans ce que Claude Rivière (1988) considère comme constitutif du caractère sacré de la modernité, non pour une éventuelle ferveur qui caractériserait une forme de religiosité concernant le politique, car celle-ci, comme nous l'avons vu, ne se vérifie pas, mais surtout parce que le politique surgit comme ‘" si nous faisions référence à un domaine qui ne peut être exercé que par quelques-uns et non par l'ensemble de la société "’ 66 .

En d'autres mots, le sacré moderne serait la mise en place du pouvoir politique dans un espace réservé et préservé par la fascination exercée par ce que l'individu juge supérieur à lui et, par conséquent, par la peur de coercition en cas de tentative de transgression. De cette manière, une légitimité indubitable lui est attribuée, transportant à l'inconscient les raisons qui justifient l'ordre social.

Nous considérons que la progressive démobilisation politique de la grande majorité des Brésiliens est proportionnelle à la croyance en la consolidation de la démocratie dans le pays, qui marche, à son tour, avec l'affirmation du candidat-président Cardoso dans la scène politique nationale. Transformé en symbole de la nation par excellence, il réunit à travers son image modelée par ses qualificatifs et attributs célébrés, les angoisses généralement engendrées pendant la période de succession, car il est en accord avec les significations valides dominantes.

Cardoso s'attribue le rôle de véhicule qui mènera à la modernité et de représentant légitime d'un régime démocratique en cours, participant à la construction d'une société officielle. Ceci signifie cependant dans la pratique qui se manifeste dans le comportement des principaux acteurs sociaux qui le sanctionnent qu'il représenta au contraire la continuité des valeurs coloniales fondatrices. Or, c'est à travers la reproduction de son accès au pouvoir que les valeurs instituées se perpétuent.

Pour cette raison, il nous semble que ces mêmes significations, celles qui discriminent et séparent les gouvernants des gouvernés, se retrouvent intériorisées, rappelant à ces derniers leur condition de dominés, acteurs passifs, simples spectateurs de leur histoire.

Nous aimerions alors proposer que la source de la légitimation politique se trouve dans l'imaginaire social institué et, comme nous l'avons vu, encore instituante, attribuant le sens qui nourrit les raisons indubitables d'un ordre social hiérarchique et inégal qui se maintient immuable, malgré l'apparente et supposée modernité démocratique en cours.

Notes
61.

Goldman M. et Sant'anna R. dos S., Antropologia, voto e representações políticas, RJ, Contra Capa, 1996 : 27.

62.

Magalhães N., O povo sabe votar, Petrópolis, Editora Vozes, 1998 : 96.

63.

In Jornal do Brasil, le 4 octobre 1998.

64.

Moisés J.A., Dilemas da consolidação da democracia, São Paulo, Paz e terra, 1989 : 131.

65.

Kant E., Critique de la raison pure, Paris, Puf, 1963 in Comte-Sponville A., Pensées sur la liberté, Paris, Albin Michel, 1998.

66.

Rivière C., Les liturgies politiques, Paris, Puf, 1988.