Conclusion

" L'art de vivre de la foi,
mais… la foi en quoi ? "
Herbert Vianna

Nous avons essayé de montrer, dans cette étude, qu'un discours extérieur au discours du sujet lui-même le domine. Nous proposons que les significations imaginaires orientent le faire social d'une partie des individus qui composent la société brésilienne, représentée, ici, par le choix de son vote. Nous nous sommes aperçu que pour eux la liberté de choix, de décision et de jugement concernant les affaires publiques est vécue comme un poids plutôt que comme un privilège. Pour cette raison, ils ont recours aux mythes fondateurs que leur fournissent des réponses " prêtes " lorsqu'ils sont convoqués à une prise de décision concernant les affaires publiques. Ces affaires sont perçues par les citoyens communs comme constituantes d'un espace social auquel ils pensent ne pas appartenir : l'espace de la politique.

Dans cette mise en scène rituelle que constitue la campagne électorale, se trouvent actualisées les qualités qui constituent la figure du souverain au moment de l'instauration de l'ordre social, engendrées par le mythe fondateur de la vie politique brésilienne, que nous considérons comme étant l'Indépendance du Brésil. Nous pensons que cet événement trouve son apogée symbolique dans le Cri de l'Ipiranga et que les qualités inhérentes au héros fondateur se trouvent représentées magnifiées à travers l'image du candidat Cardoso, qui a engendré l'adhésion d'une grande partie des électeurs brésiliens. Il a su renouveler ainsi son accès au pouvoir suprême.

Nous estimons qu'à partir de cet ensemble symbolique paradigmatique, en exerçant leur rôle de légitimes représentants du pouvoir, leurs détenteurs célèbrent, pendant le rite politique de succession présidentielle, un ensemble d'attributs transformés en aspects positifs. Ils établissent ainsi une hiérarchie de valeurs qui évoquent, en opposition, la dévalorisation d'autres aspects orientant l'action et par conséquent le choix des électeurs.

Corroborant Flávio Silveira (1998) qui affirme que des principes de sensibilité orientent le choix de vote d'une partie de l'électorat brésilien, nous considérons que ce sont ces aspects qui définissent le candidat Cardoso comme étant l'authentique détenteur des caractéristiques symboliques valorisées. Il incarne de cette manière tous les attributs considérés comme critères prédéterminés à ceux qui doivent occuper la place suprême. Une fois élu, Cardoso devient le symbole de la nation par excellence. A travers son image modelée par des qualificatifs et attributs célébrés, il rassure les angoisses communément gérées pendant la période de succession, parce qu'il se présente en accord avec les significations valables dominantes.

S'attribuant le rôle de porteur de la modernité, le représentant légitime d'un régime démocratique en cours, Fernando Henrique Cardoso participe à la construction d'une société officielle qui présente un énorme décalage avec les pratiques qui se manifestent par le comportement des principaux acteurs politiques brésiliens. Parmi ces pratiques, nous pensons que la perpétuation de l'exclusion des couches subalternes des prises de décisions reste la plus représentative.

Nous estimons que la construction de cette société officielle qui correspond aux formes adoptées par les nations développées qui dominent symboliquement le nouvel ordre mondial, contribue à l'idée de mouvement que celui qui occupe la place suprême au Brésil cherche à incarner. Cependant, lorsque nous examinons la manière dont le processus démocratique a été construit ainsi que les formes que ce régime adopte dans ce pays, nous nous demandons si ce n'est pas le concept de démocratie lui-même que nous devrions mettre en discussion. De ce fait, c'est lorsque nous cherchons à identifier les particularités de ce régime au Brésil que nous constatons que les couches populaires se voient exclues de l'espace de la politique. Pour cette raison nous avons voulu attirer l'attention sur les continuités plutôt que sur les discontinuités advenues dans l'histoire de cette société.

Nous craignons que, cachée par les expériences sociales innovatrices qui ont ponctué l'histoire du Brésil, se trouve dissimulée la continuité des valeurs fondatrices qui instituent une domination symbolique d'un groupe social sur d'autres groupes sociaux. Nous pensons que cette hiérarchie crée des barrières considérables pour la construction d'une société démocratique fondée sur l'égalité des conditions.

Or, nous avons cherché à démontrer ici que par l'actualisation du mythe fondateur de la vie politique brésilienne, Cardoso apparaît comme l'évidence d'un " comment doit être " un président, parce qu'il incarne l'image du véhicule modernisateur qui mènera le Brésil à sa destinée grandiose. De cette façon, l'imaginaire social qui lui attribue la légitimité politique, lui fournit en même temps la crédibilité inhérente à son image, nécessaire à son rôle. Parallèlement, cet événement fondateur qui a structuré l'ordre social et qui organise la société brésilienne suggère à chacun des participants du processus électoral que la sécurité parfaite consiste à " rester à sa place " . Lorsque les individus intériorisent ces significations ils incorporent en concomitance les codes qui établissent la relation hiérarchique de la société, au sommet de laquelle le pouvoir se trouve glorifié et les attitudes de ses détenteurs justifiées.

Nous estimons que nous nous retrouvons devant ce que Claude Rivière (1988) considère comme constitutif du caractère sacré moderne, qui n'est pas caractérisée par une éventuelle ferveur religieuse concernant le politique, car celui-ci ne se vérifie pas mais parce que le politique est représenté pour une grande partie des membres de cette société, comme, utilisant les mots de Moisés, " si nous faisions référence à un domaine que ne peut être exercé que par quelques-uns et non par l'ensemble de la société " 91 .

Nous nous sommes aperçu que lorsque les détenteurs du pouvoir prétendent à la consolidation de la démocratie au Brésil, ils adoptent les structures formelles de ce régime politique mais semblent exercer par leurs pratiques, intérieurement, une domination totalisante car ils décident tout pour tous, ne laissant guère ou aucun espace pour la mise en cause. Par conséquent, nous nous demandons si nous ne serions pas en train de voir s'affirmer de nouvelles formes de gouvernement caractérisées par la combinaison des règles universelles les plus visibles d'un système démocratique, comme le choix des représentants politiques par le suffrage universel et le pluripartisme, conjugués à une domination totalisante qui laisse peu de place pour le dialogue ou la contestation. Nous pensons qu'un tel système associe la légitimation politique et un pouvoir arbitraire, dont le paradoxe semble se situer dans le fait que l'électeur lui-même attribue la légitimité à ce pouvoir arbitraire par son vote. Il perpétue dans ce processus un ordre qui l'exclut des prises de décisions concernant les affaires publiques.

En d'autres termes, nous pensons qu'une autorité du haut vers le bas se trouve reproduite et dont les risques majeurs consistent dans la progressive abolition de la liberté des individus telle que nous l'avons décrite dans cette étude. Ce système d'autorité semble provoquer, en dernière instance, la perte de toute spontanéité des individus pour ce qui concerne la politique institutionnelle. Une telle réflexion est due à la manière dont la politique est pensée par les individus : comme un espace à part, hors de la portée des citoyens communs. Ceci faciliterait l'action de ceux qui prétendent au renouvellement de son accès au pouvoir.

Nous avons essayé de montrer que lorsqu'ils appliquent des concepts et notions universels tels celui de démocratie et de modernité dans une société orientée par les significations imaginaires instituées pendant la période coloniale, les détenteurs du pouvoir politique fondent leur légitimité sur des aspects qui fournissent, en même temps, la justification de hiérarchies et de dominations. Parmi les significations dominantes, se trouve celle que nous considérons jouer un rôle majeur dans ce processus de légitimation qui consiste à " mettre l'accent sur la prophétie, par opposition à la référence traditionnelle au passé car il n'est de meilleur moyen d'éviter la discussion que de délier un argument du contrôle du présent et de dire que seul l'avenir peut en révéler les mérites " 92 .

Dans ce moment rituel, ce projet de futur se trouve personnifié dans l'image du candidat Fernando Henrique Cardoso lui-même, lorsqu'il se présente comme porteur de modernité assumant ainsi le rôle politique attribué au héros fondateur. Les électeurs brésiliens, croyant avoir élu celui qui conduirait au Brésil promis maintiennent, paradoxalement, le pays attaché à son passé colonial.

Nous considérons ce grand paradoxe comme l'un de nos plus grands dilemmes, jusqu'à présent inextricable, car nous croyons que c'est à travers ce processus de légitimation politique qu'une structure sociale inégale se perpétue malgré la dynamique intérieure de la société brésilienne. Cependant, plusieurs questions subsistent et s'ouvrent vers de nouvelles réflexions liées aux aspects ici présentées, que seule une autre recherche permettrait d'approfondir. Parce qu'il nous faut désormais comprendre où se trouvent et comment se construisent les brèches qui permettent l'altération des significations imaginaires sociales instituées susceptibles de provoquer une modification dans ce système de valeurs fondatrices, pour que les idéaux d'égalité surpassent les valeurs qui établissent la domination.

Notes
91.

Moisés A.J., Dilemas da consolidação da democracia, São Paulo, Paz e terra, 1989 : 152.

92.

Arendt H., Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972 : 72.