Introduction générale

Si le doute subsiste sur l’essence de la ville, il reste que la civilisation de l’homo urbanus est attachée aux modalités de déplacement qui suscitent la réalisation des échanges et l’accroissement des richesses. En effet, l’origine de la ville demeure l’objet d’un débat scientifique non tranché. A la thèse de Mumford (1961), qui affirme que les premiers regroupements de populations en Egypte néolithique sont des lieux de pouvoir royal ou religieux fondés sur des considérations symboliques et non sur des motifs économiques, s’oppose la thèse de Jacobs (1969), qui avance que « le commerce et l’échange des pierres, des outils, des produits agricoles rares auraient donné naissance à des mouvements d’échange et fixé des concentrations relativement importantes » (Debié, 1995, p. 226). Ce second discours sur l’explication de l’existence de la ville prétend donc que l’homme proto-urbain dégage de ses activités un surplus agricole qu’il a besoin d’échanger pour assurer sa subsistance et créer les conditions favorables de son développement (Bairoch, 1985). Or, le vecteur principal du commerce et des échanges est le déplacement, à la fois en et hors les murs de la cité. Ainsi, comme le montre Braudel (1985), l’histoire des échanges est profondément liée aux mouvements d’agglomération des hommes et des activités en des points précis de l’espace, et aux conditions de déplacements qui véhiculent les échanges.

Aujourd’hui, lorsque les citadins sont interrogés sur leur sentiment relatif à leur vécu des déplacements en ville, une majorité se dégage pour citer le stationnement comme le problème de transport urbain à améliorer en priorité. Un sondage effectué en France par la SOFRES (CETUR, 1991a) montre ainsi que le stationnement pose des problèmes plus importants, pour 72 % des personnes interrogées, que la pollution automobile (71 %), les encombrements (63 %) ou les risques d’accident (61 %). Le problème du stationnement est d’autant plus ressenti fortement que, d’après le même sondage, pour plus de la moitié de la population urbaine, les conditions de stationnement vont en se dégradant. En ce sens donc, à en croire les citadins, les problèmes liés au stationnement constituent un obstacle aux déplacements, donc une entrave à la réalisation des échanges et à la production de richesse.

Un paradoxe du transport apparaît là dans ce que la faculté première du déplacement, qui est d’offrir la capacité de mouvement pour franchir un espace obstacle des échanges, est entravée par l’état d’immobilité inévitable du moyen de transport à un moment donné du déplacement. L’immobilité est donc un état intrinsèque de la mobilité qui, déjà sous l’empire romain, oblige la cité antique de Pompéi à contraindre le stationnement des litières et des chars, et, alors que le poète Horace qualifie d’« effrayante » la circulation au coeur de Rome1 (Rodrigez-Almedia, 1996), amène Jules César à promulguer des lois sur le stationnement (Lay, 1993).

Pour le législateur de l’Antiquité2, le problème soulevé par ce paradoxe est donc de concilier à la fois mobilité et immobilité, de sorte que rien ne vienne altérer l’utilité que procure l’itinera publica, autrement dit, que les « qualités essentielles pour la circulation », à savoir « facilité, rapidité, confort », soient conservées (André, Baslez, 1993). Suivant la même logique, bien plus récemment, dans la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs de 1982, le législateur français recommande que le ‘« système de transports intérieurs [satisfasse] les besoins des usagers dans les conditions économiques et sociales les plus avantageuses pour la collectivité. [...] Ces besoins sont satisfaits par la mise en oeuvre des dispositions permettant de rendre effectifs le droit qu’a tout usager de se déplacer et la liberté d’en choisir les moyens [...] ». ’Par conséquent, les termes contemporains de la loi exigent que, si le stationnement se révèle être effectivement, comme le ressentent les citadins, l’élément qui perturbe en premier lieu la réalisation des déplacements en ville, alors la puissance publique doit le prendre en compte dans la politique des transports urbains.

Le devoir de la puissance publique est alors d’assurer au plus grand nombre les conditions les meilleures de déplacement aux conditions économiques et sociales les plus avantageuses pour la collectivité. Cet objectif composite est d’autant plus crucial que les déplacements concernent le milieu urbain. En effet, le milieu urbain est principalement caractérisé par la rareté de l’espace, et en particulier, la rareté de l’espace public circulatoire. Donc, mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour assurer l’ensemble de ces conditions implique que la puissance publique recourt, le cas échéant, à contraindre l’usage de l’espace disponible, et, par exemple, à contraindre le stationnement. En termes économiques, les outils de limitation d’usage d’une infrastructure sont la réglementation et la tarification.

Face à ces instruments réglementaires ou tarifaires, deux types de comportements émanant de l’usager du stationnement peuvent se manifester. Soit l’usager se soumet aux contraintes et réagit à l’incitation en respectant les règles du jeu. Il exprime alors sa demande de stationnement à un niveau acceptable pour l’objectif poursuivi par la puissance publique. Soit l’usager fraude et ne respecte donc pas ces règles. L’enjeu pour le décideur public est alors de savoir dans quelle mesure le comportement de fraude au stationnement est susceptible de remettre en cause les objectifs de la politique du stationnement.

L’objectif de cette thèse est de proposer une analyse économique de ces pratiques et de leurs effets. Cette analyse est fondée sur l’hypothèse que la fraude au stationnement est un acte d’incivisme pur au sens où elle résulte de l’agent économique qui « laisse libre cours à ses intérêts ou à son égoïsme » (Guillemain, 1995). Sous cette hypothèse, la fraude au stationnement est donc le produit d’une décision économique rationnelle. Elle résulte d’un calcul de l’agent qui est réputé évaluer froidement les coûts et les avantages monétaires que lui procurent, dans un cas, la décision de respecter les contraintes reposant sur l’usage de l’offre de stationnement imposées par la puissance publique, dans l’autre, la décision de ne pas respecter ces contraintes.

Partant de cette hypothèse, une première dimension de la thèse est de voir comment la fraude au paiement du tarif de stationnement joue un rôle dans la réalisation des déplacements qu’il convient inévitablement de considérer à l’occasion de l’élaboration de la politique des déplacements urbains. Dans une deuxième dimension, il s’agit de montrer que, dans une perspective de régulation de la demande de déplacements urbains, la réponse de la puissance publique à l’existence de la fraude au paiement du tarif de stationnement doit s’appuyer sur les enseignements tirés d’une analyse économique du comportement individuel de fraude. Dès lors, la problématique de la thèse peut être formulée de la manière suivante. Il s’agit de voir en quoi une analyse économique du comportement de fraude au paiement du stationnement urbain sur voirie permet d’avancer des résultats pertinents pour la prise en compte de cette fraude dans une politique de déplacements urbains.

Pour répondre à cette problématique, le raisonnement s’articule autour de deux points forts. Tout d’abord, un premier objectif est de présenter les enjeux de la prise en compte de l’existence de la fraude au stationnement dans la politique de déplacements urbains. Ensuite, un deuxième objectif est de construire une analyse du comportement de fraude au stationnement urbain payant sur voirie. Cette articulation en deux temps s’explique par le besoin de mettre en perspective, par une analyse descriptive, la question de la fraude au stationnement dans la problématique plus générale de la régulation des déplacements en milieu urbain et de montrer que cette question appelle une analyse formalisée dont l’objectif est d’apporter des résultats théoriques au décideur public.

Depuis la cité Antique jusqu’à la métropole urbaine contemporaine, l’immobilité pose un problème véritable au décideur public chargé d’assurer aux citadins des conditions socio-économiques de déplacements satisfaisantes. Partant, le décideur public se pose la question de savoir comment intervenir, dans le cadre d’une politique plus large relative aux déplacements urbains, pour que le stationnement n’entrave pas la réalisation des déplacements. A l’application des outils contraignants qu’il met alors en oeuvre, certains usagers choisissent cependant de frauder en contournant les contraintes imposées. Dès lors, il est en droit de se demander, d’une part, si l’existence de la fraude ne remet pas en question sa politique globale de déplacements, d’autre part, comment il doit façonner sa réponse à la fraude pour continuer à offrir les conditions socialement optimales de déplacements urbains. Pour répondre à son questionnement, le premier temps du raisonnement convoque les arguments économiques qui soulignent les enjeux de considérer la fraude au stationnement dans une politique des déplacements urbains. Ainsi, la démonstration de la réalité de ces enjeux permet d’affirmer que, lorsque la politique des déplacements urbains s’oriente vers une logique de régulation de la demande de déplacements, il est alors nécessaire que la réponse du décideur public à l’existence de la fraude au stationnement repose sur la connaissance des comportements individuels, et notamment, sur la connaissance du comportement de fraude.

Un premier chapitre permet d’afficher un bilan de la mobilité urbaine qui montre en quoi le contexte urbain contemporain favorise la domination de l’usage de la voiture particulière dans la mobilité quotidienne des citadins. Cette hégémonie de l’automobile sur le partage modal urbain a des conséquences socialement coûteuses à la fois pour l’environnement et pour la fluidité de l’écoulement des transports dans la ville. Le constat est en outre que la dynamique de la congestion urbaine est telle que, sans intervention publique contraignant la demande de déplacements, la croissance de la part de l’usage de la voiture particulière en ville ne peut être enrayée, ce qui renforce les effets négatifs de la mobilité urbaine sur l’environnement et sur la fluidité des transports. Dès lors, dans le cadre de la recherche des conditions socio-économiques de déplacements satisfaisantes pour la collectivité, la discussion porte sur le type d’intervention publique à mettre en oeuvre pour juguler de manière générale la domination de l’usage de l’automobile en milieu urbain. Les caractéristiques économiques du bien soumis à encombrement sur lequel se réalisent les déplacements urbains, c’est-à-dire l’infrastructure routière publique, imposent que la régulation de la demande de déplacements urbains s’appuie sur la réglementation ou la tarification de l’usage de l’infrastructure de transport. Or, la présence de comportements de type passager clandestin, comme la fraude, remet en question l’efficacité de l’application des outils de la politique publique.

Pour montrer que la politique publique traitant de la fraude au stationnement doit reposer sur une analyse économique du comportement de fraude, un deuxième chapitre présente, d’une part, en quoi consiste la politique du stationnement dans ce cadre de la politique de régulation de la demande de déplacements urbains et, d’autre part, dans quelle mesure la fraude au stationnement perturbe, dans un premier temps, la politique du stationnement, dans un deuxième temps, la politique des déplacements urbains. L’issue de ce chapitre est alors d’argumenter en faveur d’une politique répressive fondée sur une analyse économique du comportement de fraude.

En se fondant sur un certain nombre de critiques économiques opposées à une proposition commune qui prescrit l’augmentation du niveau de répression comme seul outil efficace de lutte contre la fraude, il est montré que la politique répressive du stationnement doit faire l’objet d’une analyse à la lumière des principes de l’économie publique. Dans ce cadre précis, l’issue du chapitre est de plaider contre l’intuition qui suggère que l’augmentation du niveau de répression dissuade quasi automatiquement la fraude et de recommander de fonder la décision publique concernant le traitement de la fraude sur la connaissance des comportements individuels. Elle justifie donc la nécessité de mener une analyse économique du comportement de fraude au stationnement.

L’objectif de la deuxième partie est de proposer une analyse économique du comportement de fraude au stationnement et de montrer en quoi une telle analyse répond au besoin du décideur public pour fonder une politique répressive du stationnement pertinente au regard des objectifs de la politique de régulation de la demande de déplacements.

Dans un premier temps, un troisième chapitre propose une représentation simplifiée du comportement de fraude au stationnement urbain payant sur voirie. Cette analyse formalisée repose sur deux socles théoriques précis. Tout d’abord, le stationnement étant un élément du déplacement urbain, un premier socle théorique est l’analyse économique urbaine. Il permet dans un premier temps de montrer en quoi la question de la fraude au stationnement intéresse les développements théoriques de la nouvelle économie urbaine. L’analyse de la fraude au stationnement participe en effet à l’introduction, d’une part, de la congestion, d’autre part, de l’incertitude portant sur les choix de transport. Dans un deuxième temps, il conduit à fournir une représentation de l’espace pour l’analyse du comportement de fraude. La question précise de l’incertitude dans les choix de transport amène ensuite à mobiliser un deuxième socle théorique pour la modélisation de ce comportement. En effet, le comportement de fraude résulte d’une décision qui peut être supposée rationnelle entre un choix respectant les règles instituées par la politique de régulation de la demande de stationnement et un choix ne respectant pas ces règles face au risque que l’agent encourt d’être verbalisé. En ce sens, le comportement de fraude est une application de l’analyse économique du crime qui utilise la théorie de la décision en environnement risqué comme outil d’analyse.

Fondée sur ces deux socles théoriques, une représentation du comportement de fraude au stationnement est alors proposée. Elle repose sur une modélisation du comportement de stationnement. Ce modèle montre qu’il existe un lien entre la tarification de la congestion du stationnement et, d’une part, le niveau de mobilité, d’autre part, le partage modal. A partir de ce modèle, sur la base d’un certain nombre d’hypothèses concernant le comportement de l’agent face au risque, la réaction du comportement de fraude (et son impact sur le niveau de mobilité et sur le partage modal) à la variation du niveau d’une amende de type forfaitaire peut être déclinée.

Ces résultats théoriques apprécient donc l’impact de la politique répressive du stationnement frauduleux sur la demande de déplacements. Le dernier chapitre propose alors d’évaluer la pertinence de ces résultats théoriques au regard d’une série de simulations reposant sur un contexte de mobilité urbaine précis. Les résultats de ces simulations théoriques permettent de tester la validité de la proposition communément avancée qui recommande d’augmenter le niveau de l’amende pour dissuader la fraude et permettre à la politique de régulation de la demande de retrouver les conditions optimales de réalisation des déplacements urbains. La conclusion est que cette proposition doit être rejetée au regard des résultats des simulations théoriques. En effet, il est montré qu’il existe des cas de figure de congestion du stationnement pour lesquels l’impact de l’augmentation du niveau de l’amende sur le niveau de congestion a un effet incitatif, d’une part, sur le partage modal au profit de la voiture particulière, d’autre part, sur la décision de frauder. En définitive, ces résultats contre-intuitifs illustrent l’utilité de l’analyse économique du comportement de fraude. Un dernier point de ce chapitre soulève la question de la validité du modèle proposé. D’une part, il permet d’ouvrir la discussion sur la portée représentative du modèle. La pertinence des hypothèses sur lesquelles se fonde le modèle est alors examinée, ce qui permet d’avancer des pistes de développements théoriques de l’analyse. D’autre part, la question du choix d’une méthode de production de données pour tester la robustesse du modèle est abordée. Elle conduit à s’interroger sur l’adaptation des méthodes de préférences révélées et de préférences déclarées au problème abordé. Ainsi, il apparaît que la structure du modèle et le type de comportements analysé laissent planer le doute sur la capacité de l’une ou l’autre de ces méthodes à fournir des données satisfaisantes. Les arguments sont alors avancés pour proposer, dans l’objectif de tester la résistance du modèle, de recourir à l’économie expérimentale comme méthode originale de production de données contrôlées.

Il s’agit donc, au total, de donner une certaine consistance économique à la question de la fraude au stationnement, dans le but ultime d’assurer les conditions socio-économiques de déplacements en ville les meilleures. Cet objectif impose de discuter des conditions de régulation économique de l’immobilité au même titre qu’il nécessite de réfléchir sur l’efficacité économique des outils de régulation de la mobilité. Il implique de conceptualiser le stationnement et de convoquer une analyse du comportement de fraude de sorte à tirer de cette analyse les conditions d’intervention publique permettant de trouver un équilibre répressif qui vise le meilleur rendement social.

Notes
1.

Horace, Epîtres, 2, 2, 71-79.

2.

Digeste, XLIII, 7-8, §§ 30-40, 45.