Chapitre 3 : Une formalisation économique du comportement de fraude au stationnement

« Il vaut mieux se laisser guider par l’utilité que par la vérité ; l’utilité, si elle est moins noble, est plus docile. S’il fallait toujours, avant d’agir, nous mettre en possession de la vérité, l’action serait impossible. »
(Rémy de Gourmont, Promenades philosophiques)

A l’issue de la première partie du raisonnement, la nécessité d’aborder en termes économiques le comportement individuel de fraude au stationnement payant urbain sur voirie s’est faite jour. Dans un souci de compréhension du phénomène, dans un premier temps, puis d’action sur le phénomène, dans un deuxième temps, la portée de ce troisième chapitre est de montrer dans quelle mesure une analyse de la fraude au stationnement peut reposer sur une représentation formalisée du comportement de fraude.

Les raisons du recours à une représentation simplifiée du comportement de fraude au stationnement viennent de la complexité du phénomène qu’il faut décrire. Seul un effort d’abstraction permet, sous la forme d’un modèle, d’aborder rigoureusement la question et d’extraire de l’analyse quelques perspectives, d’une part, de compréhension du phénomène, et d’autre part, d’action sur ce phénomène. Bonnafous (1989) rapporte une définition de la notion de modèle empruntée à Guitton (1964). Un modèle est une « représentation simplifiée de la réalité, destinée à mieux comprendre la réalité ou à agir sur elle ». Autrement dit, le modèle ambitionne de représenter les traits les plus marquants d’une réalité. C’est un instrument d’intelligibilité, à ce titre, « délibérément approximatif » (Walliser, 1995a). L’enjeu de la modélisation est de réduire le phénomène réel étudié et de produire un outil d’analyse simplificateur. La simplification et l’abstraction de la réalité fournissent alors des bases fondatrices pour la compréhension et l’action. La construction du modèle permet d’élaborer une approximation du phénomène afin d’éviter de tomber dans le piège qui consisterait à prétendre aborder la réalité, voire de prétendre toucher la vérité, en se jouant des apparences, notamment des apparences premières issues de l’appréhension subjective de l’objet d’étude par l’observateur. La réduction s’impose alors tant les dimensions du phénomène peuvent être complexes et trompeuses au premier abord (Bonnafous, 1989). Par-là, il faut comprendre que la logique de la formalisation se nourrit du principe de base posé par Bachelard (1934, p. 143) qui suppose que « le simple est toujours le simplifié ». Dès lors, la réduction permet de « substituer à la clarté en soi une sorte de clarté opératoire » (Bachelard, 1934, p. 148).

Concrètement, un modèle est l’expression de relations causales. Ainsi, un modèle renvoie, selon Walliser (1994, p. 66), à « toute représentation schématique d’un système concret [...] exprimé sous forme logique ou analytique », véhiculé par un apport rigoureux que constitue en particulier le raisonnement mathématique (Bienaymé, 1995). En ce sens, la modélisation procède de la logique hypothético-déductive dans le respect du principe que « la réalisation du mathématique » va du rationnel au réel (Bachelard, 1934, p. 8). La compréhension des phénomènes procède donc de l’analyse logique, sous forme mathématique, d’une représentation simplifiée du phénomène36. Le modèle permet ainsi de « déduire d’un ensemble d’hypothèses un ensemble de conséquences, et d’étudier la sensibilité des résultats obtenus aux postulats de départ » (Walliser, 1994, p. 74).

Cette représentation formelle du phénomène réel s’exprime par le biais, d’une part, d’un ensemble d’hypothèses portant sur la structure du phénomène et, d’autre part, des lois qui le régissent, traduites sous forme d’un système mathématique (Malinvaud, 1958). Dans le champ de l’économie, le modèle microéconomique est l’outil scientifique sur lequel se fonde la représentation des phénomènes, et notamment, la compréhension des comportements économiques des individus. En outre, comme l’a montré Henry (1984), la microéconomie possède la vertu de permettre d’avancer concernant la question de la prise de décision publique. Dès lors, la représentation économique du phénomène de comportement de fraude au stationnement proposée ici recourt au modèle microéconomique. Enfin, il a déjà été mentionné en quoi l’analyse de la demande de stationnement effectuée dans le cadre de l’analyse de la demande de déplacements repose sur une analyse microéconomique. Dès lors, le choix de formaliser la question de la fraude au stationnement s’inscrit naturellement dans le cadre d’une modélisation microéconomique.

L’analyse microéconomique, dans sa formulation première par Arrow et Debreu (1954), est a-spatiale. Or, le phénomène analysé s’inscrivant particulièrement dans un milieu urbain dense, tout d’abord, la formalisation du phénomène repose sur un socle théorique abordant l’espace du point de vue de l’analyse microéconomique, et notamment, l’espace urbain. En outre, la question du comportement de fraude au stationnement relate un problème de décision individuelle face à une incertitude quant à la possibilité d’être sanctionné. Le phénomène se référant donc à un problème de comportement économique de choix individuel dans un univers risqué, la représentation proposée ici est abordée à l’aide de la théorie économique de la décision individuelle en environnement risqué. Enfin, le problème de la fraude faisant clairement référence à un problème économique de délinquance, le modèle élaboré ici repose sur les enseignements de l’analyse économique du crime. Au demeurant, la théorie économique du crime s’intéressant au comportement des agents économiques dans un univers risqué quant à la possibilité d’être sanctionné, elle se fonde elle-même sur la question de la représentation de la décision individuelle dans un univers risqué.

Ainsi, le propos de ce chapitre est de voir dans quelle mesure il est pertinent, dans le cadre de l’aide à la décision d’une politique publique du stationnement tenant compte de la fraude, d’élaborer une représentation simplifiée du comportement individuel de fraude au stationnement payant urbain sur voirie. Autrement dit, l’issue du chapitre est de montrer en quoi cette représentation permet d’apporter des pistes de réponses normatives quant à l’application d’une politique de régulation de la demande de stationnement tenant compte de l’existence de la fraude.

Deux points sont successivement abordés. Tout d’abord, une première section a pour objectif de décliner les outils théoriques mobilisés pour élaborer la représentation du phénomène de comportement de fraude au stationnement urbain. Premièrement, le stationnement urbain étant un élément du déplacement urbain, la représentation doit nécessairement avoir pour socle théorique les outils de formalisation microéconomique abordant l’urbain. Ainsi, une première présentation concerne l’analyse économique spatiale urbaine. Elle permet de fournir, pour la formalisation du comportement de fraude au stationnement, une représentation économique de l’espace. Deuxièmement, le phénomène formalisé considérant la question de la fraude au stationnement, c’est-à-dire un comportement de choix entre une décision respectueuse d’une règle instituée dans le cadre de la politique du stationnement et le non-respect de cette règle, les outils théoriques de l’analyse économique du crime sont présentés (Becker, 1968). Reposant sur une conceptualisation du comportement rationnel de l’agent économique, l’analyse économique du crime mobilise la théorie de la décision individuelle dans un univers risqué dont les principes de base sont rappelés. Ce socle théorique permet alors d’aborder le comportement de fraude au stationnement comme le résultat d’une décision rationnelle effectuée dans un environnement risqué quant à la conséquence d’être verbalisé.

Ensuite, dans une deuxième section, munie des outils théoriques nécessaires, la représentation du comportement de fraude peut être construite. Dans un premier temps, un modèle de comportement de stationnement est décliné (Arnott, Rowse, 1999). Il constitue le modèle de base sur lequel la représentation du comportement de fraude peut être élaborée dans la mesure où il considère l’impact de la tarification de la congestion du stationnement sur le niveau de mobilité et le choix modal. Dès lors, en introduisant dans ce modèle, à l’aide des outils fournis par l’économie du crime, la possibilité pour l’agent de choisir entre payer le tarif de stationnement et ne pas payer ce tarif en regard du risque d’être verbalisé, la formalisation du comportement de fraude au stationnement proposée dans cette deuxième section permet d’aborder la question du poids de la fraude et du rôle d’un niveau de répression de la fraude dans le cadre d’une politique de régulation de la demande de déplacements urbains.

Notes
36.

Tout en ayant bien conscience toutefois que le recours à l’outil mathématique n’est qu’un moyen au service du raisonnement analytique (Bonnafous, 1989, 1995). Il n’est nullement le recours nécessaire et suffisant pour assurer sa pertinence au modèle (Walliser, 1995b). L’usage des mathématiques en économie (Huriot, 1994, p. 21) reste cependant un langage scientifique présentant « un certain avantage d’exposition » du fait qu’il est un langage précis, universel, sans double sens, rapide et ramassé.