2.2 : La production de données pour la réfutation du modèle par l’économie expérimentale

Si les méthodes de préférences révélées et de préférences déclarées posent des problèmes pour la production de données sur la question de la fraude au stationnement, il convient de trouver une méthode adéquate de sorte à pouvoir tester le modèle. La question ici est de savoir si l’économie expérimentale peut contourner les problèmes méthodologiques posés par les autres méthodes. L’énoncé des objectifs de l’économie expérimentale permet tout d’abord de voir en quoi elle peut en effet constituer la méthode recherchée. Roth (1987) énumère ainsi les objectifs de l’économie expérimentale. L’économie expérimentale est avant tout un outil de réfutation de modèles théoriques existants (« Speaking to Theorists »). Les observations expérimentales permettent de tester les prédictions théoriques et de mettre en évidence des régularités comportementales non prédites par les modèles. Ensuite, l’économie expérimentale permet d’explorer des situations insuffisamment théorisées (« Searching for Facts »). Les expériences ont alors pour objectif d’isoler les causes des régularités non prédites par les modèles et d’en proposer une formalisation nouvelle. Enfin, l’économie expérimentale a pour objectif d’aider à la décision (« Whispering in the Ears of Princes »). Les expériences peuvent être initiées par des instances décisionnelles. Leur objectif est alors d’apporter des éléments d’évaluation des changements dans les règles sur un marché ou dans la structure même d’un marché. C’est dans ce troisième objectif qu’il convient d’aller chercher dans l’économie expérimentale une méthode pertinente de production de données pour tester le modèle de comportement de fraude au stationnement dans une perspective d’aide à la décision de la politique de régulation de la demande de déplacements.

De manière générale, l’expérimentation économique consiste en la reconstitution, en laboratoire, d’une situation économique simplifiée pour laquelle l’ensemble des variables est contrôlé par un expérimentateur (voir Hey, 1991 ; Davis, Holt, 1993 ; Friedman, Sunder, 1994 ; Kagel, Roth, 1995). Concrètement, les sujets enquêtés sont invités à prendre des décisions dans le cadre d’un jeu retraçant la situation économique simplifiée. Les règles du jeu reprennent la structure de la situation économique réelle. Les sujets ont un rôle d’agent économique dont les caractéristiques sur les préférences, les technologies, les dotations monétaires et informationnelles, sont définies par l’expérimentateur. Chaque décision d’un sujet dans le jeu lui procure un gain (ou une perte) exprimé sous forme monétaire. Le principe de base est que chaque joueur doit assumer les conséquences financières des choix qu’il a effectués au cours de l’expérience. La pertinence de l’expérimentation économique repose sur la théorie de la valeur induite (Smith, 1976) qui permet de s’assurer du contrôle des paramètres expérimentés. Cette théorie est construite autour de cinq principes. Tout d’abord, le principe de l’insatiabilité qui pose que le sujet préfère toujours détenir plus de rémunération que ce qu’il détient déjà. L’utilité de chaque sujet est une donc une fonction monotone croissante de ses gains. Ensuite, la proéminence suppose que les gains du sujet sont une fonction, qu’il connaît parfaitement puisqu’elle est donnée par l’expérimentateur, de ses actions possibles et des éventuelles actions des autres sujets. La proéminence permet de distinguer l’économie expérimentale des enquêtes traditionnelles dans la mesure où elle assure une incitation pour le sujet à agir en laboratoire comme s’il agissait dans le réel. Cette notion d’incitation signifie donc que le sujet doit assumer toutes les conséquences financières de ses choix. La dominance pose que les gains monétaires issus de l’expérimentation expliquent les actes des sujets mieux que tout autre facteur. Ainsi, toute autre influence que les gains sur le sujet est négligeable pour sa prise de décision dans le jeu. Le secret implique que l’agent est seul à connaître ses propres dotations et ses gains au cours du jeu, même s’il peut être amené à connaître les résultats agrégés au cours du jeu. Ce principe garantit son autonomie de choix dans l’expérience. Enfin, le principe du parallélisme qui mesure la différence entre le réel et le laboratoire, autrement dit, la validité externe des données produites dans le laboratoire. Cette condition laisse la possibilité d’inférer du laboratoire au réel, autrement dit, elle permet de prétendre que les régularités comportementales observées en laboratoire doivent persister en réel aussi longtemps que les conditions sous-jacentes restent inchangées. Un argument sur la non-pertinence de l’économie expérimentale peut être ici proposé, il consiste à dire que les comportements économiques en échelle réelle ne peuvent en aucun cas être reproduits à petite échelle en laboratoire. Une réponse est de rétorquer qu’une théorie robuste doit fonctionner dans tous les cas, même les cas spéciaux en laboratoire, du moment que la clause ceteris paribus est respectée. S’il y a échec en laboratoire, alors, de toute façon, la théorie doit être révisée (Plott, 1982).

Initialement, l’économie expérimentale a pour principal objet de tester une théorie. La procédure de réfutation par l’expérimentation revient à interroger la théorie dans un cadre spécifique (Smith, 1982) défini par un environnement (c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques de l’expérience), une institution (soit les règles de décision qui organisent les choix individuels dans le cadre environnemental défini - il s’agit concrètement du protocole expérimental) et des comportements (l’ensemble des choix d’action des sujets étant donné leurs caractéristiques définies dans l’environnement et les règles institutionnelles liant leurs choix et leurs gains). Si à l’origine, l’économie expérimentale n’a donc pas comme objectif de produire des données, ce cadre doit être conservé lorsque l’expérimentation économique est employée aux fins de produire des données.

Dans ce cadre spécifique, l’expérimentateur contrôle à la fois l’environnement et les règles institutionnelles. De fait, il peut concentrer son attention sur la pertinence des hypothèses sur les comportements. Notamment, son travail porte sur l’observation des réactions comportementales à des changements qu’il génère lui-même dans l’environnement ou dans les institutions.

L’économie expérimentale, en raison de ses caractéristiques, pourrait permettre de pallier les insuffisances des méthodes de préférences déclarées ou de préférences révélées tant la possibilité de contrôler l’environnement permet d’obtenir une grande variabilité des situations de choix tout en évitant les problèmes habituels des méthodes de choix hypothétiques, dans lesquelles les sujets n’ont pas à assumer la responsabilité de leur choix. Notamment, la méthode est parfaitement adaptée lorsqu’il s’agit de tester la portée les divers raffinements théoriques du modèle proposés ou lorsqu’il convient d’interroger la réaction comportementale des agents à l’application de différents outils de politique répressive du stationnement.

La légitimité d’utiliser l’économie expérimentale est, de surcroît, validée par l’usage qui en est fait à la fois en économie des transports et dans l’économie du crime. Sur la mesure de l’économie souterraine, Archambault et Greffe (1984) mettent en avant le problème de mesure des phénomènes puisqu’il est évident que, d’une part, les activités étant cachées, il demeure difficile de produire des préférences révélées, d’autre part, les réponses que peuvent apporter les sujets lorsqu’ils sont enquêtés sont entachées d’un soupçon naturel sur leur sincérité. Cowell (1990, p. 18) propose donc de recourir à des méthodes indirectes ingénieuses (« ingenious indirect methods ») pour arriver à produire des données qui donnent une bonne approximation du phénomène. L’économie expérimentale semble être une telle méthode puisqu’elle est largement employée sur le thème de la fraude fiscale (Baldry, 1986, 1987 ; Webley, Halstead, 1986 ; Becker, Büchner, Sleeking, 1987) ou du travail au noir (Pagán, 1998). De même, elle a été utilisée en économie des transports sur la question de la dérégulation du marché des transports aériens (Grether, Issac, Plott, 1981, 1989 ; Guler, Ploot, 1987), du marché du transport fluvial (Hong, Plott, 1982), sur la question du mécanisme d’affectation des sillons ferroviaires (Brewer, Plott, 1994 ; Nilsson, 1997), sur la question des règles d’émission des licences sur le marché des taxis (Fischer et al., 1992). Sur la question de la décision individuelle dans les choix de transport et la tarification de l’usage des infrastructures, elle a été utilisée sur un modèle de choix d’itinéraire (Delvert, Petiot, 1999), sur un modèle de choix d’option (Delvert et al., 1999 ; Delvert, Denant-Boèmont, Petiot, 2000), sur un modèle de valeur d’information (Denant-Boèmont, Petiot, 1998) et sur un modèle de congestion (Schneider, Weimann, 1997). Il existe dès lors de fortes présomptions pour que, sur la question du comportement de fraude au stationnement relevant de l’analyse économique du crime et de l’économie des transports, l’économie expérimentale puisse être convoquée pour produire les données nécessaires au test du modèle lorsque les méthodes plus traditionnelles sont plus ou moins adaptées. Certes, l’objet de l’économie expérimentale n’est pas de produire des données, mais bien de tester des théories, toutefois, c’est peut-être là le challenge de ce type d’exercice, la question abordée se heurtant à un problème évident d’existence de données, la seule possibilité pour l’économiste est de mobiliser une méthode originale, par exemple, l’économie expérimentale. Il convient alors de l’adapter, en conservant la pleine rigueur des principes et des hypothèses, à une question d’économie appliquée53.

En substance, un protocole expérimental ici permet de produire des données contrôlées sur un jeu reconstituant le modèle de comportement de fraude au stationnement. Le sujet est doté d’une fonction de paiement qui dépend de la rémunération brute procurée par le déplacement, du tarif de stationnement, du montant de l’amende, des caractéristiques de la situation de congestion du stationnement, de son comportement face au risque, des variables de décision sur le comportement de choix de stationnement données, c’est-à-dire, la distance maximale de déplacement, la distance maximale de marche à pied et la distance de recherche d’une place de stationnement. Il possède en fait deux fonctions de paiements distinctes, à savoir, la fonction de paiement s’il fraude et la fonction de paiement s’il ne fraude pas. Au regard d’une distribution de probabilité associée aux événements ’détecté’ / ’pas détecté’, le sujet effectue son choix entre frauder et ne pas frauder. Le degré de robustesse du modèle est évalué au regard de la concordance entre les comportements des sujets dans le jeu et des résultats théoriques relatifs à la situation reproduite dans le jeu. L’avantage de ce type de méthode est de pouvoir modifier chaque variable de choix, comme, par exemple, le tarif, le montant de l’amende, la rémunération procurée par l’activité, en s’assurant de contrôler l’ensemble des autres variables.

Dès lors, l’économie expérimentale peut se révéler être une méthode de production de données séduisante pour la possibilité qu’elle offre de produire les données nécessaires à la réfutation du modèle de comportement de fraude au stationnement et de juger de l’impact de la politique répressive du stationnement frauduleux dans des situations de congestion contrôlées.

Notes
53.

Le problème de l’utilisation de l’économie expérimentale pour produire des données dans le champ de l’économie appliquée reste celui de la contextualisation. Peu de travaux tranchent à ce jour sur la question de savoir si le protocole expérimental présenté aux sujets doit exclure toute référence au problème économique abordé – présentation sous forme de loteries -, ou doit, au contraire, explicitement reconstituer une situation réelle (voir Friedman, Sunder, 1994, pour une discussion méthodologique, et Denant-Boèmont, Hammiche, 2000, pour une application d’un protocole contextualisé et d’un protocole décontextualisé pour un même choix individuel de transport).