1 - Formation (fig. 9 et 10)

Le bilan au 30 septembre 1871 est "désastreux". L'invasion allemande a paralysé l'industrie, arrêté tous les transports des marchandises fabriquées, de la houille, des matières premières en général. Le traité de paix subi par la France sépare Vallérysthal du "sol de la mère patrie". Vallérysthal qui craint que des droits importants frappent les marchandises à la nouvelle frontière cherche à se créer de nouveaux débouchés et de nouvelles relations en Allemagne en s'assurant le concours de voyageurs de nationalité allemande "jeunes, actifs, intelligents". L'usine place ses espoirs de ce côté, mais il faut du temps pour créer de nouvelles habitudes chez les clients. Vallérysthal manifeste également le désir de conserver en France "une magnifique clientèle, habituée aux produits de l'usine". En 1860, la société expédie ses articles dans cinquante-six départements français et à l'étranger. Dans ce moment difficile, nombreux sont les ouvriers qui annoncent leur intention de profiter des conditions d'option consignées dans le traité de paix, en ce qui concerne la nationalité ; conditions qui impliquent obligation de domicile réel en France. Afin de conserver "ses plus utiles auxiliaires", il faut leur offrir du travail en terre française. Mais c'est prioritairement pour garder en France "une position magnifique" construite sur de solides relations que le conseil d'administration étudie en cette année 1871 la question de l'établissement d'une "succursale" en France. Le choix de cette "succursale" se trouve lié d'une part à des raisons d'ordre géographique - les communications entre Vallérysthal et l'autre usine doivent être fréquentes, faciles, rapides - et d'autre part à des raisons liées à la dimension de l'entreprise : "la succursale" doit être commencée dans des proportions modestes pour la développer s'il y a lieu avec ses bénéfices. Le directeur A. Thouvenin a pour mission de rechercher l'usine qui répond à tous les critères énoncés. Il mène parallèlement des tractations avec les verreries de Montferrand 48 et de Portieux.

Montferrand, alors en difficulté, tarde à répondre et A. Thouvenin privilégie la piste de Portieux 49 sous la pression du président G. Chevandier : il faut "faire

et faire de suite". Le choix de Portieux ne se justifie pas uniquement par des éléments objectifs ; certes, les critères énoncés sur le plan géographique et sur celui de la taille de l'établissement sont respectés mais A. Thouvenin a déjà eu des relations professionnelles avec Portieux puisqu'il dirigeait une verrerie située en Haute-Saône à la frontière du département des Vosges, à la Rochère. De surcroît, son grand-père maternel Claude Laurençot a été un des directeurs de Portieux. Il convient de noter également que des verriers de la région de Vallérysthal travaillent à la verrerie de Portieux bien avant 1870-1871 et que, par conséquent, des liens amicaux et familiaux se sont tissés entre les ouvriers des deux usines 50 . Nous voyons ainsi que des éléments d'ordre psycho-affectif entrent ce rtainement en ligne de compte pour le rachat de Portieux. A. Thouvenin doit prendre contact avec les frères Mougin avec précaution. Il s'agit de ne pas leur révéler les intentions de Vallérysthal quant à l'établissement d'une "succursale". Il est vrai que les Mougin (fig. 11), malgré l'expérience malheureuse des années 1835-1840, étaient plus ou moins décidés à céder leur entreprise avec cependant l'intention de rester avec Vallérysthal après la vente. G. Chevandier, très opportuniste et très pragmatique, perçoit tout de suite les avantages liés à la situation de Portieux. Vallérysthal trouvera à Portieux "un bon noyau ancien et comme population ouvrière et comme réputation ; une clientèle à ajouter à la nôtre et un établissement en pleine marche et qu'il n'y aura qu'à développer." A. Thouvenin ajoute à l'adresse de G. Chevandier que "la population de Portieux est excellente très attachée à l'établissement et au sol".

comprenant notamment les immeubles ruraux et les bâtiments d'exploitation, d'habitation usuaires, objets mobiliers, outils, ustensiles (...)." Dans cette vente est comprise la cession des estacades construites à la Verrerie de Portieux sur les talus du chemin de fer de Rambervillers à Charmes. En contrepartie, la société de Vallérysthal cède deux cents actions nouvelles créées spécialement pour la vente et octroie la somme de cent quatre-vingt-dix mille francs. Cette somme doit être payée aux vendeurs dans les six mois qui suivent le jour d'entrée en jouissance, avec intérêts de quatre pour cent à dater de cette époque 52 . Dans le rapport présenté à l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires, le 30 août 1871, le président du conseil d'administration retrace les différentes étapes de la démarche de Vallérysthal. Il précise que l'usine se trouve placée dans de bonnes conditions de transports, possédant une gare de chemin de fer qui relie l'établissement aux grandes voies ferrées et aux canaux. Il y a, également à ce niveau, un argument de poids en faveur du choix de Portieux.

Le conseil d'administration considère, nous l'avons exprimé, cette dernière usine comme une "succursale" ou encore une "usine complémentaire". Si l'on garde présentes à la mémoire ces deux expressions, bien des relations entre les deux usines pourront alors s'analyser avec recul et être plus aisément comprises.

Vallérysthal a choisi de compléter et de développer Portieux plutôt que de construire une nouvelle usine en terre française avec tous les risques que cela comportait, en particulier quant au recrutement de la main-d'oeuvre, personnel entièrement nouveau et par conséquent difficile à encadrer.

A l'issue de cette séance du 30 août 1871, le point 5 étant épuisé, l'assemblée générale ratifie, sans débats remarquons-le, le traité passé entre Vallérysthal et Portieux qui unit pour de très longues années leurs destinées au sein d'une même société.

Le président G. Chevandier a réussi à mener, dans le plus grand secret, toutes les tractations commerciales avec l'aide précieuse de son "missi-dominici" A. Thouvenin dont le poids dans l'entreprise va aller croissant.

Le 16 novembre 1871, pour la somme de 150.000 francs, la société des verreries de Plaine-de-Walsch et Vallérysthal acquiert la verrerie de Portieux. L'acte est passé en l'étude de Maître Grandjean, notaire à Charmes 53 . La société anonyme de Plaine-de-Walsch-Vallérysthal est représentée par G. Chevandier de Valdrôme, propriétaire demeurant aux verreries de Saint-Quirin 54 ; Auguste Raspiller, propriétaire demeurant à Abreschviller ; Alexandre Hertz, propriétaire, demeurant à Sarrebourg. Tous trois, membres du conseil d'administration de la société, agissent en vertu de l'autorisation de l'assemblée générale des actionnaires du 30 août 1871. Par rapport au traité passé le 23 juillet précédent, l'acte apporte quelques précisions quant à l'achat ; la société acquiert toutes les parts et portions leur appartenant dans la verrerie de Portieux. Elle achète également les propriétés d'Hoeville 55 acquises par la famille Mougin en 1849, ainsi que "les parts dans le droit à l'exploitation de divers brevets d'inventions appliqués actuellement à l'usine de la Verrerie de Portieux, ainsi que la clientèle de l'établissement, avec interdiction de la part des vendeurs de concourir personnellement à aucune industrie concurrente pendant le laps de dix ans". Annexée à l'acte de vente, une délibération du conseil d'administration du chemin de fer de Rambervillers à Charmes datée du 24 juillet 1871, et signée par son administrateur-délégué Alban Fournier, précise que "la compagnie donne à bail et pour toute la durée de la concession à Messieurs Mougin Fils l'emplacement défini ci-dessus" (l'emplacement sur lequel sont bâties les estacades contiguës à la voie ferrée) 56 . Le prix de la location annuelle qui a débuté le 1er janvier 1870 est fixé à quinze francs payables à la caisse de la compagnie le 15 décembre de chaque année. Une clause particulière est prévue en cas d'agrandissement de la station de la Verrerie. L'acte de vente qui retrace les étapes de l'acquisition des propriétés de la verrerie mentionne que Edouard Henry Mougin ayant vendu sa part en la verrerie de Portieux à Marie Edouard Mougin et à Madeleine Adeline Mougin, épouse Didot, ceux-ci se trouvent propriétaires de la moitié de l'établissement et de ses dépendances au moment de la transaction. Certaines parcelles de terrain ont des origines différentes, ayant été acquises par les frères Mougin à titre personnel ou en commun. Un exemple, Edouard Henry et Charles Antoine Mougin achètent ensemble onze ares soixante-seize centiares à la famille Bournique. Les frères Mougin achètent, en 1843, un lavoir sur François Xavier Régnier "avec indication que ce lavoir reste commun à tous les habitants de la Verrerie de Portieux"... Tous les biens qui leur appartiennent séparément ou indivisément font partie de la vente à la société de Walsch et Vallérysthal, à l'exception de la maison d'habitation qu'Edouard Henri Mougin possède à l'entrée de la Verrerie et d'un bois situé sur le territoire de Zincourt.

La verrerie de Portieux se compose en 1871 de douze bâtiments contenant quarante-cinq logements d'ouvriers dont quarante de deux pièces, deux de trois pièces et trois de une pièce ; deux bâtiments servant d'habitation aux directeurs et employés avec dépendances ; un bâtiment voisin des magasins servant de logement à l'employé de magasin ; un bâtiment ayant été utilisé comme chapelle et servant de dortoir aux enfants occupés à l'usine. Parmi les logements, on relève également un bâtiment à l'usage de lavoir au rez-de-chaussée et au premier d'habitation pour ouvriers ; une chapelle et ses accessoires ; une salle d'école et le logement de la soeur institutrice ; un bâtiment contenant au rez-de-chaussée un four banal et au premier une habitation de "garçon".

Le bâti industriel se compose, entre autres, d'une halle ; d'une chambre d'arche ; d'un magasin à houille ; d'une poterie, briqueterie ; d'une chambre de compositions, chambre à moules de bois ; d'un atelier de mouleurs, chambre de moulage, cabinet d'échantillons ; d'un magasin de matières brutes ; atelier de charronnerie-maréchalerie et essuyage ; d'un atelier de gravure ; d'un magasin d'articles taillés ; d'un bâtiment de taillerie ; d'une scierie ; d'un hangar destiné à recevoir le sable de la taillerie ; d'un hangar couvrant les estacades bâti sur le talus du chemin de fer de Rambervillers à Charmes et ... divers autres bâtiments à usages variés tels que greniers à fourrage, écuries, chenil ; six hangars reliés entre-eux et ayant servi à remiser le bois.

L'équipement industriel, proprement dit, comprend le mécanisme de la pilerie, sa meule et la roue à eau la faisant mouvoir ; les quatre fours à fusion avec leurs générateurs, deux machines à vapeur de la force de quatre chevaux chacune, un ventilateur et sa transmission ; de quatre warmoeffens ; de l'arche et d'un séchoir à pots ; de la machine à vapeur de la taillerie avec sa chaudière, son fourneau, sa cheminée et sa transmission ; de cinquante-sept tours de taillerie et leurs établis ; du mécanisme de la scierie et sa transmission ; d'un établi à scies circulaires ; d'un tour pour les charrons ; sans oublier le cours d'eau de la force de quatre chevaux 57 .

Sous l'influence du président Chevandier, le vieil établissement de Portieux va connaître de grands bouleversements de structures. Il va falloir une petite dizaine d'années pour assurer la réussite de la verrerie vosgienne.

Notes
48.

Montferrand : village situé sur le Doubs à quelques kilomètres de Besançon. Nous aurons à examiner plus loin la situation de cette usine.

49.

On se référera à la figure 9 (carte de situation après le Traité de Francfort).

50.

L'étude de l'Etat-Civil avant 1870 montre que des verriers viennent déjà de la région des Trois Fontaines - Vallérysthal.

52.

Ces informations sur le traité Portieux-Vallérysthal sont tirées du dossier concernant l'acquisition de la Verrerie de Portieux par Vallérysthal ; A.D.M.

53.

Acquêt 37 J 6 ; A.D.M.

54.

Verreries de Saint-Quirin : les Domaines mettent en vente, le 25 novembre 1839, la propriété domaniale connue sous le nom de verrerie de Saint-Quirin. Le domaine est adjugé à Jean Auguste Chevandier de Valdrôme tant pour son compte que pour la compagnie exploitant les manufactures de Saint-Quirin, Cirey et Monthermé. Stenger, op. cit p. 191.

55.

Hoéville : localité située près de Ainville-Lunéville. Nous évoquerons l'origine et la destination des propriétés dans le chapitre "le monopole du sable".

56.

La délibération concernant les estacades est certifiée conforme par Alban Fournier et enregistrée chez Maître Grandjean à Charmes le 22 novembre 1871.

57.

Inventaire 37 J 6 ; A.D.M.