5 - Les problèmes liés à la double implantation

Le 24 janvier 1890, X. Mougin présente au conseil les courriers du sous-inspecteur de l'Enregistrement et des Domaines d'Epinal, relatif à l'impôt que l'administration fiscale réclame sur les actions de la société circulant en France 72 . Le sous-inspecteur demande au directeur de Portieux communication de l'inventaire au 30 mars 1889 dans la mesure où les sociétés étrangères dont les titres ne sont pas cotés aux bourses françaises et qui possèdent des biens en France sont soumises à l'impôt sur le revenu, calculé d'après une quotité du capital social fixé par le ministre des finances sur l'avis d'une commission spéciale dite des valeurs mobilières -décret du 6 décembre 1872-. Cette quotité est basée sur l'importance des biens situés en France, proportionnellement à l'ensemble des valeurs composant le fonds social. La quotité qui peut être modifiée tous les trois ans a été fixée pour la société des verreries au cinquième du capital par décision ministérielle de décembre 1873. Or depuis cette époque, des agrandissements considérables ont été apportés à l'usine de Portieux et l'on pense que la part représente en 1890 plus du cinquième de l'actif de la société. C'est pour cette raison que l'administration fiscale désire consulter l'inventaire social où figurent les deux verreries de Portieux et Vallérysthal. S'il résulte de l'examen que la proportion déterminée en 1873 n'a pas variée, il n'y a pas lieu de modifier les bases de l'imposition. La société n'a, selon le sous-inspecteur, "aucun intérêt à refuser la communication demandée par l'administration puisqu'il s'agit d'arriver à une détermination aussi juste que possible de la quotité imposable du capital social". Dans le cas où l'inventaire ne peut fournir suffisamment d'indications, il peut y être suppléé par la production d'un extrait des livres de la société faisant ressortir la valeur de la verrerie de Portieux en immeubles, outillage, approvisionnements et marchandises fabriquées qui composaient le capital social au 30 juin 1889. Le directeur de Portieux répond le 13 janvier au sous-inspecteur de l'Enregistrement et des Domaines. Il lui précise qu'au 30 juin 1889, le capital social de l'entreprise s'élevait à la somme de 3.078,220.40 francs et que le capital a été augmenté à la réunion des actionnaires du 11 septembre 1889 de 90.961.13 francs. Ce capital est donc de 3.169,181.53 francs. L'augmentation de 90.961.13 francs provient du prélèvement sur les bénéfices de l'exercice précédent et est porté au fonds de réserve. La part du capital afférent à Portieux s'élève à 1.200.000 francs. Le capital de Vallérysthal représente par conséquent 1.969.181.51 francs. L'ensemble du capital est divisé en 2500 actions en circulation, ce qui pourrait donner comme base d'évaluation des titres susceptibles de payer l'impôt de 3 % sur les revenus environ 950 actions. X. Mougin ajoute que le chiffre des actions circulant en France est à peine de 500. Ce chiffre avait été pris pour base de l'impôt. Ce chiffre correspondait bien au cinquième du capital social qui était d'environ 2.350.000 francs, divisé en 2500 actions. Le directeur admet que si le chiffre pris comme base de l'impôt est non pas le nombre d'actions circulant en France mais la quotité relative au capital social, il n'y a qu'à s'incliner et dire que la société est prête à voir porter à 800 le chiffre donnant lieu à l'impôt de 3 %. Il ajoute que cette base moyenne de 800 actions lui paraît très raisonnable étant donné que l'établissement de Vallérysthal est plus important que ne l'indique la part du capital car, plus ancien que Portieux, il en est plus amorti. Le sous-inspecteur répond que Portieux représente les trois huitièmes de l'actif total de la société mais qu'il y a lieu, incontestablement, de tenir compte de l'amortissement plus considérable sur l'usine de Vallérysthal. On se rapproche d'avantage de la vérité en réduisant cette fraction à trois neuvièmes. Le nombre d'actions circulant en France n'est pas à considérer car les titres ne sont pas cotés aux bourses françaises. La liquidation annuelle se ferait en prenant le tiers des dividendes distribués aux actionnaires. Pour l'exercice 1888-1889 qui a donné un dividende de 140 francs par action, soit 350.000 francs pour les 2500 actions, la somme imposable serait de 116.666.66 francs soit 3.500 francs. L'impôt sur le revenu porterait alors sur 833 actions, chiffre qui s'écarte légèrement de celui proposé par le directeur. Le chiffre de 800 actions est considéré par X. Mougin comme largement suffisant, comparativement à la valeur des deux établissements de Vallérysthal et Portieux. Le conseil d'administration approuve la réponse que le directeur de la verrerie fait au sous-inspecteur et le charge de terminer cette affaire au mieux des intérêts de la société.

En 1908, c'est au tour du fisc allemand de créer des difficultés. Il réclame en effet un versement de 8 % sur toutes les sommes versées aux caisses de secours et de retraite des ouvriers et employés de Portieux, aux employés à titre de gratification, aux sociétés musicales à titre de don. Le conseil d'administration qui ne donne pas suite à la demande du fisc allemand entre en procès avec ce dernier 73 .

En 1919, le président Gérardin donne lecture à l'assemblée générale des actionnaires des résultats des exercices qui se sont déroulés durant la période de la guerre 74 . Pour l'usine de Vallérysthal, il précise que durant toute la période de 1914 à 1918, elle a été placée sous séquestre par les Allemands. Le séquestre a souscrit 675.000 marks d'emprunt de guerre allemand de 1918. La plus grosse partie du reste des disponibilités a été versée à la banque Roëckling de Sarrebrück. Au 4 décembre 1918, le crédit de Vallérysthal à cette banque s'élève à 1.939.074,50 marks. Si cette somme avait été déposée dans les établissements d'Alsace-Lorraine, elle aurait été convertie en francs à raison de 1,25 franc par mark. Le président assure que le sort de cette importante créance doit être réglé par le traité de paix. "Les déclarations utiles ont été faites au gouvernement", assure-t-il. Le 15 novembre 1921, le président expose au conseil d'administration la conversation qu'il a eue avec Alphand, directeur de l'Office des biens et intérêts privés. De cette conversation il résulte que, contrairement aux prévisions premières, la loi de compensation a peu de chances d'entrer en vigueur à brève échéance dans la Sarre. La société convient alors, afin d'échapper à des délais infinis, de réclamer au gouvernement allemand lui-même le préjudice causé par le séquestre nommé par ce gouvernement ; nomination faite par décret du 17 novembre 1915 et inscrite au registre du commerce de Saverne du 13 décembre suivant. Pendant la gestion du séquestre, le crédit de Vallérysthal s'est accru de 1.980.807 marks. En mars 1918, le séquestre a effectué deux dépôts de 154.875 marks chacun. Au total, les versements à la banque Roëckling s'élèvent à 2.090.557 marks qui représentent en francs 2.566.368. Le président Gérardin fait une note pour réclamer cette somme au gouvernement allemand qui doit des intérêts calculés à 5 % conformément au traité de paix. Le 15 décembre 1921, l'Office des biens et des intérêts privés avise le président que la déclaration a été envoyée à Berlin pour être notifiée à l'Office allemand par application de l'article 297 du traité de Versailles 75 . Dans la séance du 26 janvier 1922, le président Gérardin fait le point du procès intenté devant le tribunal arbitral mixte, relatif à la valorisation des marks placés par le séquestre en emprunt de guerre allemand. L'avocat de la société s'efforce de faire hâter le jugement. Par contre, l'affaire du placement par le séquestre des fonds de la société en emprunts de guerre allemand paraît en bonne voie. En ce qui concerne les placements faits par le séquestre à la banque Roëckling frères, le conseil se demande comment évaluer exactement le préjudice ? Le mieux, pense-t-il, est de s'en référer au montant des capitaux dont la société a été effectivement privée. Il serait même possible d'élever le montant de la réclamation si l'on pouvait démontrer que la gestion de l'usine par le séquestre avait été mauvaise. En tout état de cause, la réclamation ne peut être inférieure au montant des produits de l'usine régulièrement constatés. Dans son rapport à l'assemblée des actionnaires du 6 septembre 1924, le président Gérardin, après avoir constaté que les bénéfices des deux usines sont en augmentation sensible sur le bénéfice antérieur, déclare : "Nous avons pu, d'ailleurs, par application de l'article 297 du traité de Versailles nous faire indemniser d'une partie importante du préjudice que nous a causé la mise sous séquestre de notre usine de Vallérysthal par le gouvernement allemand. Nous avons touché de ce chef, au cours du dernier exercice, par l'intermédiaire de l'Office des biens et intérêts privés, une somme de 2.430.797.68 francs. Il est juste de reconnaître, ici, les services que nous a rendus l'Office par ses conseils judicieux et par la façon dont il a défendu nos droits. La somme qui nous a été versée en vertu de l'article 297 du traité ne comprend pas d'intérêts, nous n'avons donc pas pu obtenir à l'amiable la réparation de la totalité du préjudice subi et nous avons dû, pour régler l'affaire, présenter au mois de mai dernier, une requête au Tribunal mixte franco-allemand qui siège à Paris. Nous avons confiance qu'il nous donnera gain de cause". La société obtient effectivement satisfaction. Lors de l'assemblée du 3 septembre 1927, le président qui présente son rapport précise : "dans le rapport que nous avons lu à l'assemblée du 6 septembre 1924, nous vous avons annoncé que nous avons touché (...) une partie importante du préjudice qui nous avait été causé par la mise sous séquestre de notre usine de Vallérysthal. Nous ajoutions que la somme qui nous était remise aurait dû régulièrement nous être versée à l'armistice et que nous avions perdu les intérêts pendant une période d'un peu plus de cinq ans et trois mois. Pour nous indemniser de cette perte, nous avons dû présenter une requête au tribunal arbitral mixte ; nous avons obtenu gain de cause et nous avons touché au cours du dernier exercice une somme nette de 628.573.02 francs. Cette vieille affaire est ainsi terminée". Cette somme va donc s'ajouter au bénéfice industriel de l'exercice 1926-1927.

Ces diverses affaires concernant les relations avec le fisc français, le fisc allemand, l'Etat allemand pour les réparations de guerre qui ne sont réglées qu'après quelque sept années, illustrent bien les difficultés d'ordre juridique que rencontre une société "étrangère" possédant une double implantation de part et d'autre de la frontière : à Vallérysthal et à Portieux.

Notes
72.

37 J 18-31 ; A.D.M.

73.

37 J 35 ; A.D.M.

74.

Article 297 du traité de Versailles : en vertu de l'alinéa e) de cet article, la société doit être indemnisée des conséquences des mesures de guerre prises par l'ennemi ; l'annexe dans son paragraphe III précise que l'expression << mesure exceptionnelle >> de guerre comprend ... notamment les mesures de surveillance, d'administration forcée de séquestre, etc ...
Le paragraphe XI de la même annexe stipule que dans le terme << avoir en numéraire >>, il faut comprendre tous les dépôts provisoires constitués avant ou après la déclaration de guerre, ainsi que tous les avoirs provenant de dépôts, de revenus ou de bénéfices encaissés par les administrateurs, séquestres ou autres provisions constituées en banque ou de toute autre source.
Le paragraphe XII ajoute : "seront annulés les placements effectués où que ce soit, avec les avoirs en numéraire de ressortissants des hautes parties contractantes, y compris les sociétés, ou associations, dans lesquelles ces ressortissants étaient intéressés, par les personnes responsables de l'administration des biens ennemis ou contrôlant cette administration, ou par l'ordre de ces personnes ou d'une autorité quelconque ; le règlement de ces avoirs se fera sans tenir compte de ces placements."
Enfin le paragraphe XIV renvoie aux dispositions de l'article 296 relatives à la monnaie dans laquelle le paiement doit être fait et aux taux de change. Or, l'article 96 alinéa d), dispose expressément que << la conversion se fera au taux de change d'avant-guerre >>. Citant ces extraits de la loi, le conseil ajoute que le droit de la société est indiscutable et que des mesures utiles sont prises pour le conserver. Assemblée générale du 10 septembre 1919.

75.