4.3 - Les loisirs

Les directeurs occupent leurs loisirs principalement à la chasse. X. Mougin et A. Richard sillonnent les forêts de Ternes proches de la verrerie et celles des communes de Damas-aux-Bois, Rehaincourt, Moriville, Charmes, Essegney situées dans les Vosges ; Saint-Boingt et Rozelieures en Meurthe-et-Moselle. Les chasses se déroulent sur des centaines d'hectares particulièrement giboyeux. A. Richard fait parvenir fréquemment du gibier à des membres de sa famille, au président du conseil d'administration Gérardin, au directeur de la verrerie de Vierzon Thouvenin. Madame Richard chasse l'alouette sur le territoire de Moriville avec son mari. Des gardes particuliers assermentés, rémunérés par les patrons, surveillent avec grande vigilance les chasses louées. X. Mougin qui prend son futur successeur dans le groupe des cofermiers pour l'initier à l'art cynégétique est lui-même un chasseur de renom. N'a-t-il pas, dans le courant du mois de décembre 1862, abattu une louve et touché à cet effet la prime de 15 francs 128 ! Sur les listes de cofermiers en 1901, 1902, 1903, se trouvent, outre A. Richard et son père, du personnel d'encadrement tel André Lacombe ; quelques employés tel Hyacinthe Virion ; le docteur Eury, médecin qui visite les malades de la Verrerie ; des membres de la famille Hanus. Ces derniers, parents du directeur Richard, cédent en 1912 le droit de chasse dans leur bois de Belval et ses annexes en nature de reboisement, le tout situé sur les communes de Damas-aux-Bois et Portieux. Ce loisir apparaît tout naturellement réservé à une élite et il ne saurait être question de laisser y accéder des ouvriers ; le montant des droits dont il faut s'acquitter et l'équipement étant dans bien des cas dissuasifs. En tout état de cause, chasser appartient à un privilège que l'on souhaite protéger 129 .

Des conflits qui se règlent souvent à l'amiable opposent A. Richard aux agriculteurs voisins ; parfois la justice est saisie. C'est ainsi qu'un agriculteur de Saint-Boingt prévient le directeur, adjudicataire des chasses de la commune, que des dégâts considérables sont commis par des cerfs dans ses champs de blé. Il réclame, pour la paille et le blé perdus, une indemnité substancielle. En l'absence de réponse, l'agriculteur menace de s'adresser à la justice 130 . Les menaces mises à exécution, le directeur doit se rendre au siège de la justice de paix à l'hôtel de ville de Bayon (Meurthe-et-Moselle) le 9 août 1910. En 1912, c'est un agriculteur de Moriville qui creuse des fosses dans ses sapins afin de sauvegarder ses plants dévorés par les cerfs 131 . Son action déclenche le mécontentement de l'adjudicataire alors que l'agriculteur s'estime dans son bon droit. Des conflits de ce genre se multiplient tant les cultivateurs concernés par les territoires de chasse sont nombreux. Parfois collectives, les réclamations donnent lieu à pétition. Le maire de la commune voisine d'Essegney écrit à Adrien Richard, adjudicataire des chasses dans la forêt de ce village, pour présenter les doléances des agriculteurs quant à la ruine de leurs récoltes, tellement les sangliers s'y vautrent nombreux. Les champs de pommes de terre, de blé et d'avoine subissent de gros dégâts. Les agriculteurs affirment que la grande partie des sangliers qui entrent en bande dans les récoltes viennent des chasses du directeur ; en témoignent les pistes relevées. Les agriculteurs désirent s'associer à ceux des diverses communes avoisinant les chasses de Portieux, Langley, Chamagne, pour faire circuler des pétitions à destination du préfet 132 . D'autres polémiques naissent à partir de comportements divers. Ainsi, toute une affaire se développe lorsqu'un habitant de Portieux s'approprie un piège qui appartient au directeur. Poussé par la crainte d'être poursuivi en justice par le maire et non plus seulement par le patron de la verrerie, "l'emprunteur" restitue un bien qui n'est pas le sien 133 .

Autrement plus importants sont les heurts qui résultent du braconnage sur les chasses du directeur. En octobre 1909, le garde particulier Jeanmichel surprend deux hommes de la commune de Damas-aux-Bois en flagrant délit de chasse ; laissons la parole au directeur qui rapporte les faits : "(...) Jeanmichel s'arrêta net dans le taillis et attendit, il était cinq heures et demie. L'expectative devait durer depuis trois quarts d'heure, la nuit était venue, tout à coup, à six heures un quart, un coup de feu éclata à cent cinquante mètres de B qui bondit et courut au coup de fusil. Le garde suivit et bientôt il se trouvait à quelques mètres de B précité et de G son compagnon inséparable "de chasse" (?) qui venait de tirer. On discutait sur le coup de fusil ; le gibier n'était sans doute pas mort ; le chien du garde aboya ; "c'est le chien du garde dirent les deux hommes ; à ce moment Jeanmichel se fit connaître et leur fit remarquer qu'ils étaient en flagrant délit de chasse après le coucher du soleil ; il leur demanda leurs noms et qualités. Pour toute réponse il fut répondu "retire-toi ou nous te foutons une balle dans la peau". Que dites-vous ? dit le garde ; il fut à nouveau répondu "retire-toi ou nous te foutons une balle dans la peau". Le garde, étant donné l'obscurité, ne put distinguer lequel des deux délinquants avait proféré les menaces ; néanmoins, il dit être à peu près certain que, confronté aux deux individus il reconnaîtrait facilement à la voix l'auteur de la menace. Il faisait nuit, le garde était seul, sachant à qui il avait affaire, il se retira en déclarant procès-verbal". Ces menaces de mort motivent de la part du directeur une demande de protection adressée au Procureur de la République. En outre, il porte plainte se trouvant "profondément troublé dans la jouissance d'un droit [qu'il] paie fort cher à la commune de Damas-aux-Bois" 134 . L'avocat d'Epinal René Perrout, sollicité par le directeur, fait une démarche au Parquet afin de pousser l'affaire le plus loin possible et au besoin de la faire mettre à l'instruction 135 . En décembre 1911, Jules Petitfils un des gardes particuliers du directeur prévient son homologue Camille Jeanmichel ainsi que le garde des eaux et forêts Poirson que deux lièvres sont pris dans des lacets tendus dans les chasses du directeur sur la commune de Damas-aux-Bois. Durant deux jours, les trois hommes se placent en observation près des lièvres. Le 16 décembre vers neuf heures, deux individus viennent détacher le gibier. Les trois guetteurs, revêtus des marques distinctives de leur fonction, les poursuivent en tirant en l'air quelques coups de fusil et révolver en les sommant de s'arrêter. Après une course sous bois, ils finissent par appréhender un individu habitant Lunéville. La casquette du second individu est ramassée pour être déposée au greffe du tribunal à Epinal dans l'intention de verbaliser contre le braconnier. Procès-verbal est dressé pour délits de chasse avec engins prohibés 136 . Dix lièvres sont saisis ainsi que 120 lacets dont 4 de chevreuils. Le contrevenant avoue faire partie d'une bande de braconniers qui écument le secteur 137 .

Le loisir des patrons, et autour d'eux d'un groupe restreint d'employés et d'amis, se trouve donc à l'origine de relations conflictuelles avec les agriculteurs des villages vosgiens et meurthe-et-mosellans proches. Ce loisir coûte cher "aux pauvres cultivateurs qui sont à plaindre". Les intérêts des uns et des autres ne semblent pas franchement s'accorder. Faut-il y voir, plus largement, l'aspect d'une opposition entre la cité industrielle et la campagne ?

L'emploi de deux gardes particuliers témoigne de l'importance du territoire de chasse qui doit demeurer inviolé. Les braconniers qui y pénêtrent ne sont pas des ouvriers de l'usine dans la mesure où ces derniers tiennent à conserver travail et logement.

Outre la chasse, ce loisir principal, A. Richard séjourne dans une station balnéaire alors à la mode : Houlgate (Calvados). Au cours de l'été 1912, il prend villégiature à l'hôtel Beauséjour situé "à 25 mètres de la mer avec un joli parc attenant, dans une situation très tranquille".

Notes
128.

Courrier du sous-préfet au maire de Portieux en date du 7 juillet 1863 ; A.C.P.

129.

A. Richard s'équipe chez l'armurier Bertheisel, 10 place Léopold à Lunéville. En 1913, il se déplace dans la campagne sur une jument achetée chez Bob Egan à Neuilly-sur-Seine.

130.

Courriers du 27.07.1910 et 2.08.1910 ; A.P.

131.

Courrier du 18 octobre 1912 ; A.P.

132.

Courrier du 8 juillet 1913 ; A.P.

133.

Courrier du 26 mars 1912 ; A.P.

134.

Rapport de A. Richard au Procureur de la République - 7 octobre 1909 ; A.P.

135.

Lettre de René Perrout, avocat, 12 octobre 1909 ; A.P.

136.

En 1914, la société de répression du braconnage de Gerbéviller (Meurthe-et-Moselle) attribue 50 francs à chacun des deux gardes et 30 francs à Poirson.

137.

Procès-verbal pour délit de chasse avec engins prohibés ; A.P.