3 - Le temps des ingénieurs 225

Des nouveaux procédés de coupage, rebrûlage, flettage, le conseil d'administration attend beaucoup. L'apparition de ces nouvelles méthodes, pense-t-il, va permettre d'augmenter la qualité et la quantité de verre produit. L'usine de la verrerie qui manque de techniciens, X. Mougin et J. Richard ne possédant que des connaissances pratiques, ne peut répondre aux ambitieux objectifs de développement que se fixe le conseil d'administration. Il convient

par conséquent de rechercher un ingénieur susceptible d'apporter son savoir-faire technique. G. Chevandier s'adresse à Bauquel afin qu'il sollicite des candidats qui proviennent, soit de Châlons, soit de l'Ecole centrale. Le président suggère lui-même le nom de Voirin dont le père est employé de chemin de fer et dont la mère est née à Saint-Quirin. Le choix se porte donc sur ce jeune ingénieur qui sort de l'Ecole centrale. Portieux l'accueille. Voirin travaille à la verrerie jusqu'au 14 septembre 1884, date à laquelle il quitte l'usine pour s'engager, après avoir refusé les offres d'une autre verrerie, sur le grand chantier de Panama où son frère, employé dans ces travaux, lui propose une situation avantageuse. C'est apparemment sans regret, que le conseil d'administration le laisse partir dans la mesure où les rapports avec la direction ne semblent pas avoir été au beau fixe. En 1888, Voirin ne supportant pas le climat de Panama rentre en France mais le conseil d'administration, vu sa mauvaise conduite, refuse de le faire entrer à nouveau au service de la société. Un élément cependant inquiète, Voirin ne risque-t-il pas d'aller installer le système de coupage, mis au point à Portieux, à la verrerie de Nancy ? 226 Dans le but d'éviter la fuite du procédé vers une usine concurrente, le conseil d'administration décide de verser 150 francs mensuels à Voirin 227 . L'engagement du premier ingénieur à Portieux se solde donc par un demi-échec.

Le conseil d'administration, toujours persuadé de la nécessité de disposer d'un ingénieur pour progresser, s'adresse à nouveau à Bauquel pour trouver un remplaçant à Voirin. Le choix de l'administration se porte alors sur le fils de Quirin Lacombe ; ce dernier est chef de constructions de la manufacture de Cirey. Ce fils, André Lacombe, vient de sortir de l'Ecole de Châlons au vingt-neuvième rang. Il a 22 ans. Cette fois le candidat est solide et jamais la société n'aura à regretter son choix. Le 16 décembre 1884, à sa sortie de l'Ecole des Arts et Métiers, A. Lacombe entre à la verrerie comme chef de fabrication.

Toute sa carrière se déroule au sein de la société à Portieux d'abord, à Vallérysthal ensuite, où il finit directeur général. En 1904, il est nommé sous-directeur de la fabrication et en 1905, sous-directeur de l'usine au moment du départ de J. Richard. Durant la première guerre mondiale, en l'absence du directeur de Portieux mobilisé, il assure l'intérim de direction 228 .

Après la guerre, le conseil d'administration le nomme à Vallérysthal le 1er novembre 1919 avec l'objectif de relancer l'usine. Le 15 août 1936, il accède à la fonction de directeur général de l'entreprise et le 15 août 1938 à celle de directeur général honoraire.

De 1884 à 1905, son salaire s'inscrit dans une fourchette variant de 1.500 à 4.000 francs. De 1884 à 1897, ses gratifications s'étagent de 300 à 2.500 francs et à partir de 1898, il touche une prime de 1 % qui passe à 1,5 puis à 3 et enfin à 4 % en 1905.

A Vallérysthal, en 1884, le conseil d'administration engage Albert le fils du directeur général Adrien Thouvenin. Albert qui est aussi le frère du directeur Paul Thouvenin a fait Polytechnique puis l'Ecole centrale "pour parfaire son éducation et se mettre au service de la société". Le conseil d'administration décide de lui octroyer un salaire de 3.000 francs par an dont les 2/3 sont pris en charge par Vallérysthal et 1/3 par Portieux.

Son passage n'est que de courte durée puisque l'ingénieur quitte l'usine avec son père et son frère pour s'installer à la verrerie de Vierzon dans le Cher en 1887.

Le troisième ingénieur recruté par Portieux se nomme Adrien Richard. Lors d'un conseil d'administration, le directeur X. Mougin transmet la demande faite par le sous-directeur, Jules Richard, de proposer son fils Adrien comme ingénieur à l'usine de Portieux. Adrien Richard termine son volontariat après être sorti de l'Ecole centrale muni de son diplôme d'ingénieur civil 229 . Dans une occasion déjà, le conseil d'administration avait voulu reconnaître "le zèle", "le dévouement" et la part prise par Jules Richard dans le succès des méthodes nouvelles en lui attribuant une prime de 4 % calculée sur les bénéfices de Portieux, de la même façon que celles qui sont attribuées au directeur général et aux directeurs et ceci en supplément de son traitement annuel de 4.000 francs. Outre la reconnaissance des mérites du sous-directeur, cet avantage financier a pour but de l'aider à "parfaire l'éducation de son fils et à mettre de côté une partie des fruits de son travail" 230 . Une nouvelle marque de satisfaction est donc donnée à J. Richard puisque son fils Adrien accède aux fonctions d'ingénieur à l'usine de Portieux le 1er décembre 1890. Le conseil d'administration décide de lui confier des domaines précis d'intervention et surtout bien distincts de ceux de son père afin d'éviter "des froissements qui pourraient se produire et amener même des conflits". Le programme de travail fixé par le directeur et le sous-directeur est le suivant  231  :

  1. Service des compositions ;
  2. Vérification des produits devant entrer dans les compositions ;
  3. Surveillance des brûlages, des conduites de gaz ;
  4. Surveillance des ateliers en général et plus spécialement de la poterie et de la briqueterie ;
  5. Surveillance des machines à vapeur et de leurs transmissions ;
  6. Etablissement des devis et projets de constructions nouvelles, surveillance de leur exécution.

En 1904, Adrien Richard devient directeur adjoint lorsque son père accède à la retraite puis directeur lorsque X. Mougin se retire en 1905. Commence alors le règne sur la verrerie de "Monsieur Adrien" appelé plus familièrement le "petit". C'est au moment où la verrerie connaît de graves difficultés que le directeur prend sa retraite le 1er juillet 1936.

De 1890 à 1905, Adrien Richard touche de 2.400 à 6.000 francs d'appointements ainsi qu'une prime qui passe progressivement de 500 à 2.000 francs en 1897. A partir de 1898, il touche des gratifications qui passent de 1 % à 6 % en 1905. La gratification s'élève toujours à 6 % en 1918 mais avec un minimum fixé à 3.500 francs.

En pleine phase de grands développements, l'usine s'attache les services d'ingénieurs qui jouent un grand rôle sur le plan technique, assurant par conséquent la réussite de la verrerie.

Début 1903, X. Mougin fait part au conseil d'administration de son désir d'engager un jeune ingénieur sortant de l'Ecole centrale car il pense que la situation de Portieux l'exige. Le directeur renouvelle sa proposition fin 1903 devant l'intention manifestée par J. Richard de se retirer de la sous-direction. Le conseil d'administration donne son accord. En réalité, le candidat vient de l'Ecole d'Angers ; c'est Maurice Coindreau, sorti ingénieur au cinquième rang 232 . Il entre à l'usine le 15 octobre 1903 comme attaché à la fabrication. En 1905, il est nommé chef de fabrication avec un salaire de 2.000 francs et une prime de 0,5 % qui passe à 2 % après la guerre au cours de laquelle il est mobilisé. Maurice Coindreau prend sa retraite le 31 août 1939. En tant que chef de fabrication, il seconde le sous-directeur André Lacombe dans les diverses tâches que le conseil d'administration confie à ce dernier : s'occuper de la fabrication et de ses accessoires ; établir des commandes aux verriers ; étudier les moules à construire et les nouveaux modèles ; mettre à jour les tarifs existants ; veiller à tout ce qui peut contribuer à améliorer la fabrication ; assurer la beauté et la régularité des formes ; surveiller la mise de pots ; assurer la marche générale des fours de fusion et leurs accessoires ; veiller au bon fonctionnement des arches ; surveiller les choisisseurs afin qu'ils remplissent scrupuleusement leur devoir ; enfin il assume la responsabilité de l'exécution correcte des commandes dans des délais rapides.

En 1903-1904, l'usine de Portieux possède donc trois ingénieurs : André Lacombe, Adrien Richard et Maurice Coindreau. Afin de surveiller les travaux d'amenée d'eau de la Moselle à l'usine, un ingénieur supplémentaire est engagé. C'est le 1er février 1904 que Raoul Jolant entre à l'usine avec comme mission, outre l'établissement de la conduite d'eau sur 3750 mètres et de l'usine élévatoire, de s'occuper des constructions à un moment où les chantiers nombreux battent son plein 233 . Cet ingénieur établit les projets, prépare les devis, s'assure de la bonne exécution des travaux, fait entreprendre les réparations et modifications à l'usine. De plus, il doit surveiller les machines à vapeur et organiser le nettoyage des chaudières et leur fonctionnement règlementaire.

Raoul Jolant surveille aussi l'usine à gaz. Lorsqu'il a terminé les travaux relatifs à l'amenée des eaux de la Moselle, il est invité à faire des stages dans les divers ateliers de l'usine de façon à compléter sa formation technique 234 .

Il débute en 1904 avec un salaire de 3.000 francs pour gagner par la suite 4.000 francs en 1914 et 5.500 francs en 1919. Il participe aux bénéfices à hauteur de 0,5 % en 1905 ; 1 % en 1913 ; 2 % en 1914 ; 3 % en 1919. A la veille de la guerre, le montant de son salaire s'élève à 3.500 francs de fixe à quoi s'ajoute un tantième de 1 %. A 48 ans, Raoul Jolant devient sous-directeur de Portieux à compter du 1er juillet 1914 avec 4.000 francs d'appointements et 2 % sur les bénéfices. Il accède à la retraite le 1er août 1932 et c'est Auguste Moulin qui lui succède  235 .

Ce temps de recrutement des ingénieurs marque parfaitement la volonté du conseil d'administration de moderniser l'entreprise pour lui faire atteindre les objectifs de plein rendement et de qualité. Ces ingénieurs sont également recrutés pour assurer la relève aux plus hautes fonctions de l'encadrement. Nous voyons progressivement les uns et les autres se décaler vers le sommet de la hiérarchie. Dans une grande période de développement et de concurrence, l'époque n'est plus aux capitaux familiaux et au savoir-faire conquis par simple contact avec la réalité du travail.

Notes
225.

Les détails concernant l'engagement des ingénieurs et leurs attributions ont été recueillis dans les délibérations du conseil d'administration ; A.D.M. et dans les lettres du président Chevandier ; 37 J 31, A.D.M.
Ceux qui sont relatifs à la date de recrutement et aux salaires ont été pris dans 53 J 628, A.D.V.

226.

A Nancy chez Daum.

227.

Conseil d'administration juin 1888 ; A.D.M.

228.

Adrien Richard est mobilisé durant toute la guerre ayant repris du service comme capitaine de réserve en 1914. Il reçoit la croix de guerre.

229.

Adrien Richard, Ecole Centrale des Arts et Manufactures promotion 1889. Il est élève au lycée de Nancy de 1875 à 1886. Appelé sous les drapeaux, il est affecté à Châlons-sur-Marne aux batteries à cheval de la 3ème division de cavalerie. Il est rendu à la vie civile en 1890 avec le grade de sous-lieutenant d'artillerie.

230.

Conseil d'administration de novembre 1882 ; A.D.M.

231.

Conseil d'administration de novembre 1890 ; A.D.M

232.

. Maurice Coindreau est né à Marennes d'Oléron (Charentes-Maritimes), fils de Edouard Coindreau relieur et de Augustine Gentil sans profession. Après des études au collège de Marennes puis à celui de Saintes, il intègre l'Ecole des Arts et Métiers d'Angers (promotion 1898). Il sort ingénieur des Arts et Métiers. De son mariage avec Anne Monin, institutrice à Portieux, il a trois fils qui deviennent ingénieurs.
Durant la première guerre mondiale, Maurice Coindreau est blessé à trois reprises au cours de l'année 1916. Il obtient la Légion d'Honneur en 1920 au titre de la guerre. Capitaine de réserve en 1928, il est mobilisé le 24 août 1939 ; fait prisonnier à Bruyères le 21 juin 1940, il est envoyé à Nuremberg, oflag XIII ; libéré le 11 août 1941, il entre officiellement à la Résistance au mois de février 1942 comme chef de centre commandant environ 400 hommes. Maurice Coindreau organise les terrains de parachutage, ravitaille le maquis... Dénoncé aux allemands à la suite du parachutage de Damas-aux-Bois, il est arrêté par la Gestapo le 5 mars 1944 puis mis en cellule, torturé et fusillé le 4 mai 1944 à la Vierge (Epinal).
Lors de l'attribution à titre posthume de la Croix de Guerre avec Etoile d'Argent, le Colonel Grandval, commandant la 20ème Région Militaire écrit : " (...) a étonné l'ennemi par son sang froid en chantant la Marseillaise devant le poteau d'exécution avec six de ses camarades, le 4 mai 1944 ". Nous devons ces renseignements à Monsieur W. Coindreau.

233.

Raoul Jolant, ancien élève de l'Ecole Centrale ( promotion 1890 ), est né à Torteron (Cher) en 1866 et décédé à Nancy en 1942. Son père, Eugène Jolant, est né en 1837 dans le Pas-de-Calais et il est décédé à Paris en 1916. Ingénieur de l'Ecole centrale, il a dirigé l'usine métallurgique de Torteron à partir de 1859. Cette usine appartenant à la société Commentry Fourchambault a été formée par décision de ce groupe et Eugène Jolant se trouve nommé à la direction de Fourchambault jusqu'à sa retraite.

234.

Conseil d'administration de septembre 1904 ; A.D.M.

235.

Nous évoquons plus loin le parcours de cet ingénieur, gendre de A. Richard, qui devient directeur en octobre 1938.