6 - Le procès avec Baccarat : 1888-1890

Adrien Michaut, administrateur délégué des cristalleries de Baccarat, fait saisir à Paris chez Ducy un client de Portieux et au cabinet d'échantillons tenu par Mansuy à Paris des types désignés, sous le nom de "guillochage O" grecque reliée par deux demi-circonférences 252 . Selon Michaut, il s'agit de la contrefaçon de la gravure désignée à Baccarat sous le numéro 3458. Mougin adopte une attitude d'étonnement. Il dit "ignorer que ce dessin de guillochage fut la propriété de Baccarat" 253 . Ironique, le directeur ajoute "qu'il ne l'aurait pas imité s'il avait pu penser que le verre de Portieux, même guilloché, pût porter ombrage au cristal de Baccarat". Prêt à effacer le préjudice commis à l'égard de l'usine de Michaut, il indique le détail des verres ou articles vendus avec "le guillochage O" 254 et propose de verser l'indemnité réclamée. En outre, Mougin sollicite Michaut afin que ce dernier lui adresse les dessins de tous les guillochages de Baccarat, déposés ou non. Il se dit favorable à retirer de la vente tous les dessins similaires fabriqués à Portieux. Dans sa réponse, Michaut parle non pas d'un fait isolé mais "d'un véritable système" 255 comme le prouve, selon lui, l'examen des planches de l'album des produits de Portieux et les pièces en nature qui lui sont parvenues. Il précise également que le fait qu'il s'agit de verre et non de cristal ne saurait être invoqué comme circonstances atténuantes étant donné l'ignorance de l'acheteur en général et particulièrement sur les marchés étrangers. Dès le début de l'affaire, Michaut saisit les tribunaux pour réclamer une indemnité, l'insertion dans plusieurs journaux et de surcroît la modification de la marque de fabrique qui, par son aspect peut être trop facilement confondue avec celle de Baccarat 256 . L'affaire doit se terminer à l'amiable mais Adrien Michaut souhaite "avant tout sauvegarder dans le présent comme dans l'avenir les intérêts de sa compagnie". Il s'agit "de mesures défensives". L'administrateur propose d'arrêter les poursuites qui sont sur le point de s'engager aux conditions suivantes :

  1. retrait de la vente des pièces incriminées,
  2. paiement par la verrerie des frais engagés à Paris, soit environ 1.000 à 1.200 francs,
  3. indemnité fixée à 1.000 francs à verser au curé de Baccarat pour l'oeuvre de charité,
  4. substitution de la marque de fabrique actuelle de Portieux à une autre de forme ou de dimension différentes et avec des attributs qui ne seraient pas assimilables à ceux adoptés par Baccarat.

Mougin adresse 1.000 francs, en billets de banque, pour le curé et il écrit, là aussi avec ironie, qu'il est "heureux de penser que, sans le vouloir il est vrai, la verrerie de Portieux contribuera pour une petite part à l'amélioration du sort des pauvres de Baccarat". Il se refuse toutefois à payer les frais relatifs à la saisie considérant "qu'un simple avis aurait avantageusement remplacé la saisie" 257 . En réaction, Michaut n'accepte pas la somme et la retourne à Mougin 258 . A propos de la marque de fabrique, Mougin observe "qu'elle ne ressemble en rien, si ce n'est par sa forme ronde, à celle de Baccarat et qu'il faut être aveugle pour pouvoir confondre ces deux marques". Il ajoute que si Portieux devait retirer sa marque, cela lui ferait de la réclame car la clientèle se mettrait dans l'idée que "c'est parce que notre verre peut faire concurrence au cristal de Baccarat". Le refus de Mougin d'adhérer aux points 2 et 4 suggérés par Michaut entraîne Portieux dans l'engrenage de la justice. La cristallerie de Baccarat assigne en justice Mansuy, le représentant de la place de Paris. Mougin qui jusque là a porté seul la responsabilité de l'affaire expose le différend devant le conseil d'administration. Le président Raspiller est d'avis que "si Monsieur Michaut persiste dans sa querelle d'Allemand, c'est de l'attendre de pied ferme (...). Dans tous les cas nous ne pouvons céder sur notre marque de fabrique" 259 . L'affaire vient au tribunal à l'audience du 17 janvier 1890. L'adversaire ne se présente pas. Le tribunal entend Me Pelletier, l'avocat de Portieux, puis remet le jugement à plus tard 260 . L'avocat prévient l'usine que Baccarat reprend également l'offensive à propos de la contrefaçon de marques. Immédiatement, Portieux donne l'ordre à Mansuy de se procurer à Paris toutes les marques de verreries qui se rapprochent de celle de Baccarat et de les remettre à Me Pelletier. Dans la note qu'il rédige dans ce but, Raspiller précise que "celle de Vierzon est au moins aussi ressemblante que celle de Portieux". L'avocat suggère d'invoquer qu'il est difficile de "varier à l'infini des dessins qui forcément se répètent et qu'il est inutile de copier puisque l'industrie des deux usines diffère dans leur production 261 .

Ils pensent que la comparaison entre les marques des deux usines fait ressortir des différences qui doivent faire rejeter au tribunal l'idée d'une imitation frauduleuse. Il serait souhaitable, selon lui, de renforcer la défense en présentant des certificats de dépôt de marques afin de prouver l'antériorité de ce dépôt par rapport à celui de Baccarat qui s'est fait en 1860. L'affaire chemine et Baccarat assigne Mansuy en justice 262 parce qu'en raison de sa situation de député, Mougin doit être tenu en dehors du procès 263 . Le représentant de Portieux qui émet de vives protestations demande à Me Pelletier de le défendre car il n'est qu'employé de la société avec traitements fixes ; d'ailleurs les locaux qu'il habite sont au nom de Vallérysthal et Portieux et il ne fait donc qu'exécuter les ordres de ses deux directeurs. Mansuy réclame à Baccarat 2.000 francs de dommages et intérêts et l'insertion dans six journaux de son choix pour "l'avoir traduit devant la police correctionnelle et pour perte de temps". Les deux directeurs de Portieux et de Vallérysthal produisent à son intention un double certificat attestant en effet que Mansuy, employé depuis le 1er avril 1885, n'a pas la responsabilité de l'affaire et ne fait qu'exécuter les instructions qui lui sont transmises par la direction de l'usine" 264 . C'est le 7 mars 1890 265 que le tribunal statue sur ces différentes affaires. Dans la première affaire, la société est condamnée à 500 francs de dommages et intérêts et à trois insertions dans les journaux ; le coût de chacune étant de 100 francs. Mougin ès qualité est condamné à 50 francs d'amende. Dans la deuxième affaire relative également à une contrefaçon de dessins, le tribunal déboute Baccarat en raison de la différence entre le type de dessin déposé et le verre incriminé. Dans la contrefaçon de marque, Baccarat est débouté. Le tribunal estime que Portieux détient cette marque depuis longtemps et qu'il y a lieu de retenir les caractères différents des deux marques : attributs et indicateurs de nom. Baccarat est condamné aux dépens. Quant au représentant Mansuy, il est condamné à 50 francs d'amende ce qui l'irrite dans la mesure, pense-t-il, où son honorabilité risque d'en souffrir. Les cristalleries de Baccarat ne font pas appel de la décision 266 .

Ce procès entre Portieux et Baccarat est révélateur de la concurrence que se font les verreries. Ici, si "le cristal a peur du verre" c'est simplement parce que les représentants qui ne s'embarrassent pas de scrupules font croire à des clients étrangers et non connaisseurs que la qualité des produits est identique.

Notes
252.

Le 12 août 1884, la compagnie de Baccarat a déposé à Paris au conseil des Prudhommes divers dessins "se composant de deux lignes parallèles guillochées sur verre, renfermant une série de carrés plus ou moins grands suivant la grandeur des pièces sur lesquelles ils se trouvent, carrés qui se composent eux-mêmes d'une série de lignes parallèles et sont reliés entre-eux par des demi-circonférences puis s'entrecroisent, le tout sans solution de continuité". Note du conseil d'administration du 14 avril 1890 ; 37 J 22, A.D.M.

253.

Lettre du 6 décembre 1888 adressée par Mougin à Michaut ; A.P.

254.

Les modèles de guillochage et livraisons effectuées : voir en annexe pp 645-646.

255.

Lettre du 10 décembre 1888 adressée par Michaut à Mougin ; A.P.

256.

Marques de fabrique de Baccarat et Portieux : voir en annexe p 647.

257.

Lettre de Mougin du 12 décembre 1888 ; A.P.

258.

Lettre de Michaut du 17 décembre 1888 ; A.P.

259.

Lettre du 18 décembre 1888 de Raspiller à Mougin ; A.P.

260.

Courrier du 18 janvier 1890 de Me Pelletier à Portieux ; A.P.

261.

Lettre du 22 janvier 1890 de Me Pelletier ; A.P.

262.

Courrier du 22 janvier 1890 de Mansuy à Me Pelletier ; A.P.

263.

Courrier de Me Pelletier à Mougin ; A.P.

264.

Certificats établis par les directeurs et le président du conseil d'administration les 25 et 27 janvier 1890.

265.

Courrier de Me Pelletier à Mougin ; A.P.

266.

Des éléments du procès nous sont connus grâce au compte-rendu annexé au procès-verbal du conseil d'administration du 14 avril 1890 ; 37 J 22, A.D.M.