7 - Lamécanisation et le four à bassin

Dès 1902, X. Mougin se renseigne auprès de Desprez, directeur du Val Saint-Lambert, sur les fours à bassin, connus sous le nom de tanks aux Etats-Unis. Chaque usine en possède au moins un et le plus souvent plusieurs. Leur capacité est de 5 à 6 tonnes de verre fondu. En moyenne la fonte s'y opère en douze heures. Les verreries des Etats-Unis fabriquent dans ces fours le verre opale blanc ou coloré ; le demi-cristal blanc ou coloré pour articles d'éclairage ou articles moulés ou soufflés. Selon le directeur du Val Saint-Lambert, le verre obtenu est très fin et la couleur équivalente à la moyenne de ce que l'on obtient dans les pots couverts. Il attribue cette bonne coloration à l'atmosphère oxydante qui règne dans ces fours grâce à l'insufflation d'air et à l'utilisation du gaz naturel, exempt de matières solides (poussières de charbon). Les fours qui marchent avec la plus grande régularité, précise-t-il, consomment 4 mètres cube de gaz par heure et par chalumeau. Desprez fait parvenir à X. Mougin deux plans car les fours à bassin sont de deux types :

  • à récupération et renversement des gaz,
  • à marche directe sans récupération et sans renversement.
    Il explique que dans le cas de la marche directe, les chalumeaux 3, 4, 5, 6 ne fonctionnent que pendant la fonte, en collaboration avec les chalumeaux 1 et 2. Durant le travail seuls les chalumeaux 1 et 2 fonctionnent. Desprez communique à X. Mougin des échantillons de demi-cristal de couleur produit aux Etats-Unis. Il se renseigne en retour sur "la question si importante des fours" utilisés à Portieux en posant quelques problèmes techniques à X. Mougin :
  • différence de niveau entre les entrées des gaz et les grilles des gazogènes,
  • nature des briques qui composent les couronnes des fours et les piliers,
  • capacité des chambres de régénérateurs par rapport à la consommation de combustible par vingt-quatre heures.

Le directeur de la verrerie vosgienne, malgré le caractère stratégique que revêt la demande, répond avec précision à ces trois questions. En échange, Desprez qui se dit prêt à construire un petit four à bassin non continu invite X. Mougin à venir le voir aussitôt qu'il sera en marche.

Le directeur de Portieux se montre soucieux d'améliorer l'équipement technique de sa verrerie. Ce souci s'inscrit dans la continuité de son action : passage du four mulotte au four Siemens. Sans formation d'ingénieur, il se situe là en bon technicien de ce qui constitue l'élément vital d'une verrerie : les fours 267 .

Cependant, les premières tentatives de mécanisation ne débutent qu'en 1933, date de la mise à l'essai d'une machine << Durobord >> qui ne donne pas satisfaction. Cette machine présente aussi l'inconvénient, dans une période de chômage, de retirer du travail aux ouvrières du flettage et du rebrûlage. A la suite de l'abandon de la machine << Durobord >>, une nouvelle machine << Derbsch >> est à l'essai. Elle est très rapidement abandonnée car on ne peut faire en même temps ni le coupage, ni le rebrûlage. On modifie cependant cette machine pour effectuer un rebrûlage spécial des objets d'abord coupés au gaz. Dans beaucoup de cas, le biseautage peut être supprimé. Les verres fabriqués sont plus rapidement exécutés. C'est au cours de l'année 1934 que germe l'idée, après ces atermoiements, de faire l'acquisition d'un four à bassin (fig. 27). Une étude est envisagée pour la mise en place d'un four de cinq tonnes qui, implanté dans une usine, fournirait les deux verreries de Portieux et Vallérysthal. C'est dans cette dernière que l'on pense installer le four. Il faut attendre l'année 1937 pour voir le conseil d'administration reprendre l'étude faite en 1934. Il décide que les deux usines participeront éventuellement à la construction et à l'exploitation de ce four 268 . André Lacombe précise que l'installation serait moins onéreuse à Portieux dans la halle 5, la halle 6 servant de relais si nécessaire et l'on pourrait construire le magasin dans les locaux de la halle 7. Devant l'assemblée générale des actionnaires qui examine le résultat de l'année 1936-1937, il est décidé d'installer un four à bassin dans des bâtiments disponibles de cette usine. On ne peut rester à l'écart d'une fabrication nouvelle qui prend de l'extension et beaucoup de clients ont besoin et de gobeleterie à la main et de verrerie mécanique, précise le conseil qui ajoute : "C'est une gêne pour eux que de s'adresser à deux usines différentes". Devant l'assemblée qui acquiesce, le conseil déclare encore : "notre projet répond donc à un besoin certain" 269 . C'est le directeur général Lacombe qui, au nom de la société, engage des pourparlers avec Arbeit, ingénieur de Saint-Gobain. Celui-ci se déclare disposé à laisser construire le four à bassin. Saint-Gobain se chargerait de mettre en route ce four à condition que Portieux et Vallérysthal réalisent avec lui une entente d'assez longue durée. Au nom de Saint-Gobain et au nom de la société d'exploitation verrière Beaune - Bourgogne, sa filiale, Arbeit précise les modalités de l'accord commercial qui doit régler la collaboration 270 . Le four pour lequel Saint-Gobain apporterait son concours technique aurait une capacité de 10 à 12 tonnes de verre, délivrées chaque jour aux machines et aux cueilleurs. La mise en route dans un délai de deux ans serait subordonnée à la capacité d'absorption du marché à ce moment. Au cas où, en cours de campagne, les ventes fléchiraient en-dessous de la capacité de production du four, Saint-Gobain donnerait à fabriquer des articles qui lui seraient livrés à des conditions particulières de prix. A l'inverse, si les ventes excédaient la capacité de production, Saint-Gobain fournirait le complément nécessaire. Au cas où la société des verreries de Vallérysthal et Portieux déciderait seule la mise en route du four, elle devrait l'alimenter par ses seules ventes et sans que Saint-Gobain soit obligée de compléter le tonnage qui ferait éventuellement défaut. La convention établie aurait une durée de dix ans pendant laquelle engagement serait pris de vendre les produits fabriqués ou ceux fournis par Saint-Gobain aux prix et conditions fixés par cette dernière sans faire concurrence à Beaune - Bourgogne ou à leurs associés les verreries Marquot de Bayel. Vallérysthal et Portieux doivent en outre s'engager à accepter les contrôles nécessaires au bon fonctionnement des accords ainsi que l'établissement éventuel de contingents de livraisons. L'installation de fabrication automatique serait exclusivement utilisée pendant la période considérée à la création d'articles de gobeleterie et limitée à un seul four. Dans l'attente du fonctionnement, Saint-Gobain fournirait les articles de gobeleterie courante aux conditions du client le plus favorisé. En cas de non application des clauses de la convention, la société devrait verser une indemnité en contre-partie à l'apport technique. Dès la signature des conventions, une somme de 500.000 francs serait consignée dans une banque à titre de garantie. Toutes ces conditions plaçant les deux usines de la société sous la coupe de Saint-Gobain, le conseil les refuse. Il charge cependant André Lacombe d'étudier l'éventuelle construction d'un four à bassin, ses conditions de fonctionnement et la capacité du marché en verrerie automatique. A la suite de l'examen de l'exercice 1937-1938 qui est déficitaire, le conseil diffère cette idée de création d'une verrerie mécanique. Ce n'est qu'après la guerre que l'on reprend le projet. Claude Bourbonneux de Vannes-le-Châtel a visité, avec Marquot de Bayel, des verreries mécaniques en Angleterre qui dépassent selon eux en puissance de production et en perfection d'installation les plus belles affaires américaines. On en déduit que les verreries étrangères suréquipées vont inonder le marché d'exportation ; dès lors, il est question d'installer dans des verreries françaises des machines à souffler destinées à concurrencer ce marché. Plutôt que d'assister à une opposition entre les verreries françaises, certains membres du conseil pensent qu'il est possible de constituer une verrerie mécanique communautaire dans laquelle entreraient financièrement les verreries régionales "amies". L'usine nouvelle présenterait l'avantage d'être homogène et équipée en machines et personnel adaptés à la spécialisation. Où installer cette usine ? On envisage de trouver un terrain relié au fer et à l'eau et si possible à la colonne de gaz de Pont-à-Mousson. Il serait souhaitable, pense-t-on, que l'usine se trouve à proximité d'un centre afin que la population ouvrière, la maîtrise et les cadres, puissent trouver des habitations. La société n'aurait donc pas à aménager de logements. Cette solution de création d'une verrerie communautaire est repoussée par le président du conseil qui argumente : cette usine qui coûterait cher et ne pourrait entrer en production avant des années ne serait pas à l'échelle de l'économie française. Outre 5 machines Westlake et un four à bassin de 12/15 tonnes, il faudrait un magasin de matières premières, un atelier de composition, un parc de houille, des magasins pour le stockage des produits fabriqués, un atelier mécanique pour la mise au point des machines, la fabrication des moules et l'entretien général alors que ces organes existent dans les différentes verreries. Nous sommes au sortir de la guerre dans une période de pénurie de matières premières et il faudrait des années pour réaliser une telle usine. De surcroît, les rares capitaux disponibles doivent être consacrés à la remise en état d'usines existantes. Dupont avance d'autres arguments : les Français, dit-il, ne sont pas habitués à accepter la production en série. Or, une machine Westlake produit 20 à 25.000 gobelets soufflés par jour. Prenant en compte le problème des frais de transport jusqu'aux usines distributrices, il pense plus pertinent d'implanter une machine Westlake dans chacune des verreries de manière à fabriquer mécaniquement des articles en grande série et, parallèlement en étalant les frais généraux, de fabriquer à la main des articles plus élégants pour la consommation française et pour l'exportation. Concrètement, la proposition du président consiste à installer à Portieux un four à bassin de 3 à 5 tonnes pour desservir une ou deux machines Westlake. Il n'y aurait qu'à engager la dépense de la construction du four. Aucune usine, précise-t-il, ne se prête mieux à cette installation puisque les ouvriers habitent à proximité. Elle pourrait ainsi fonctionner 24 heures sur 24. Si deux machines y étaient installées, l'une d'entre-elles pourrait travailler à façon pour une autre verrerie. De tous les arguments, celui qui domine pour Dupont consiste à éviter la disparition totale de la verrerie à la main 271 . Les vues du président du conseil s'imposent. En présence des fréquentes augmentations des salaires, la société est amenée à envisager la fabrication mécanique au moyen de machines américaines dont elle s'est assurée la licence. L'assemblée générale qui siège en fin de l'année 1946 apprend que les commandes sont passées et que les travaux vont commencer. "Il faut marcher avec son temps" déclare le conseil. En juin 1948, l'installation d'une verrerie mécanique à Portieux est en cours de réalisation. Les travaux avancent. On pense recevoir les deux machines au début de l'été pour une mise en route en fin d'année. Les dépenses sont couvertes par une partie de la vente du portefeuille. La fabrication mécanique des articles les plus usuels et dont les prix de revient à la main deviennent prohibitifs doit permettre à la main-d'oeuvre qualifiée de se consacrer uniquement à des articles plus soignés, du type de ceux qui ont fait la réputation de Portieux. Ce n'est qu'en mars 1949 que commence la production de la verrerie mécanique. La production de gobelets soufflés tournés est menée pendant une première campagne de 9 mois. Ces gobelets tournés mécaniquement se vendent à des prix sensiblement inférieurs à ceux des gobelets fabriqués à la main. Cette fabrication qui a demandé une très longue mise au point, car le procédé est totalement nouveau, se solde par un résultat déficitaire. C'est une période de mise au point des machines, de tâtonnements dans la marche du four à bassin d'une conception en partie nouvelle pour tenir compte des sujétions des machines, enfin de formation du personnel, nullement préparé à un travail très différent de celui qu'il avait accompli jusque là.

A la fin de l'année, l'atelier de fabrication mécanique est arrêté pour modifier très sensiblement le four d'après l'expérience acquise, réviser les machines et préparer tout l'outillage nécessaire pour une nouvelle campagne. La fabrication reprend en avril 1950. Le four transformé semble donner toute satisfaction et la production se vend bien, procurant des bénéfices substantiels, sans diminuer la fabrication des gobelets à la main dans les deux usines.

Après révision, pour la troisième campagne, l'atelier est remis en marche fin mars 1951. C'est à "bout de souffle" que cet atelier est arrêté le 31 mars 1954. Du fait des mauvaises dispositions du marché, l'usine avait réduit la production et en avait aussi stocké une partie. Le conseil s'interroge : "devons-nous renoncer ? avons-nous eu tort ?" Ces questions posées devant l'assemblée générale ont déjà leur réponse. Si l'on ne veut pas revoir des résultats aussi mauvais que ceux de 1953 il faut, affirme le conseil, réorganiser la verrerie mécanique de Portieux. D'ailleurs, le four est en reconstruction sur des bases nouvelles. On espère l'allumer courant août. Avec des machines spécialement révisées, la production doit porter sur des articles dont il est possible d'envisager la vente à des prix bas, laissant néanmoins des bénéfices malgré le maintien de la concurrence. A partir des expériences précédentes, le four reconstruit sur des données nouvelles est remis en marche en janvier 1955. Les modifications conduisent à de sensibles économies d'énergie mais cet avantage est annihilé par une instabilité plus grande de la température et de la viscosité du verre produit. Pendant toute l'année, les techniciens de l'usine, aidés par des conseils extérieurs, essayent modification sur modification entraînant des dépenses d'autant plus élevées que les travaux sont effectués sans arrêter le four. Le conseil regrette alors de ne pas avoir suspendu les essais, de manière à décider la fermeture définitive de l'atelier. Cette fermeture intervient en décembre 1955. La main-d'oeuvre de la verrerie mécanique est transférée soit à la halle pour les anciens verriers, soit dans certains services de la verrerie, soit dans les usines voisines.

La mécanisation de la verrerie de Portieux envisagée dès 1934, réalisée en 1948, fonctionne avec des fortunes diverses jusqu'en 1955. Il y a là, incontestablement, échec. Quelles en sont les causes ? On peut tout d'abord avancer l'idée que la mécanisation se met en place dans des périodes de difficultés économiques et commerciales, ce qui ne favorise pas l'ancrage du projet sur un terrain propice. Les nombreuses tergiversations, l'approche des problèmes par tâtonnements successifs montrent que le cap de la modernisation n'est pas clairement indiqué 272 . Dans ces conditions, comment obtenir l'adhésion d'un personnel non formé, non préparé à la véritable révolution mentale qui consiste à passer d'un métier qui s'apprend patiemment de père en fils depuis plusieurs générations à des formules modernes de travail. Sans la totale adhésion du personnel qui voit son rôle et son nombre diminuer, comment réussir dans la délicate transformation de la verrerie alors même que le four à bassin pose de redoutables problèmes techniques aux spécialistes. Le conseil d'administration finit par reconnaître qu'une petite verrerie mécanique, produisant de petites séries avec une main-d'oeuvre relativement importante dont l'exploitation était encore possible en 1947 ou en 1950, ne pouvait plus être rentable dans les conditions de salaires et de concurrence de 1955. Enfin, dernier élément : est-il possible dans une verrerie de conjuguer dans un juste équilibre travail mécanique et travail à la main ? L'identité des produits fabriqués est alors remise en cause ainsi que celle des verriers.

Notes
267.

Lettres de Desprez à Mougin : 30 janvier 1902 ; 8 février 1902 ; 16 mai 1902 ; 53 J 568, A.D.V.

268.

37 J 27, A.D.M.

269.

Rapport du conseil d'administration pour l'assemblée générale du 2 septembre 1937.

270.

37 J 27, A.D.M.

271.

Courriers du président Dupont des 30 janvier et 9 mars 1946 ; AP

272.

Membre influent du conseil d'administration, P. Baheux exprime en 1937 des doutes au sujet de l'utilité d'un four à bassin.