2 - Le problème du recrutement ouvrier et le pensionnat ( fig. 32, 33, 34)

2.1 - Une constante préoccupation

Dans le champ des préoccupations des directeurs et des membres du conseil, la question du recrutement de la main‑d'oeuvre devient lancinante. Aucun effort n'est négligé pour pallier ce problème qui atteint son point culminant dans la période 1900-1914. Les causes qui génèrent ces difficultés de recrutement, prioritairement de jeunes apprentis car on se soucie de la pérennité de l'entreprise, mais aussi d'ouvriers adultes, sont multiples et d'effets conjugués. Ces causes d'ordre démographique, géographique, commercial, législatif, socio-politique et conjoncturel vont être évoquées tout au long de ce passage.

La recherche et l'engagement de jeunes apprentis font l'objet de nombreuses discussions au sein du conseil d'administration. Constamment les directeurs présentent aux administrateurs leurs difficultés et leurs inquiétudes. De tout temps, de très jeunes enfants ont travaillé dans les verreries qui, d'ailleurs, n'ont pas le monopole de cette situation. L'ensemble des industries a besoin de "petites mains".

En 1842, les enfants employés à Portieux travaillent 66 heures sur 168 dont se compose la semaine, et 29 heures de nuit pour 37 de jour ; les repos sont donc de 102 heures par semaine. La tâche des enfants "n'a rien de pénible" ; elle consiste à attiser le feu du four. L'enfant consacre 11 heures de suite à son travail puis bénéficie d'un repos de 16 heures. Pendant ce temps de relâche, il fréquente l'école dirigée par une soeur de la Providence 305 . A quelques années d'intervalle, les renseignements fournis par les inspecteurs chargés de contrôler l'application des lois apparaissent quelque peu discordants. En 1844, l'inspecteur note que deux enfants de 14 à 16 ans, connus sous le nom de "gamins", classent les verres. Ils savent lire et écrire, jouissent d'une bonne santé et travaillent "seulement" 9 heures par jour divisées par des repos d'une demi-heure chacun.Ils travaillent "quelquefois la nuit". Est-ce bien la réalité ? L'inspecteur ne dispose d'aucun moyen de vérification puisque le directeur ne tient pas de livret pour chaque enfant, ni de registre exigé par la loi de 1841 ; de surcroît cette dernière n'est pas affichée dans les ateliers. L'année suivante, la législation concernant livrets, registre pour l'inscription de ces livrets et l'affichage de la loi n'est toujours pas respectée. L'inspecteur recense 6 enfants de 12 à 16 ans présents à l'usine 8 à 10 heures par jour et quelquefois de nuit. "Ils fréquentent l'école de la Verrerie et assistent aux offices divins". En 1857, soit 16 ans après la promulgation de la loi, la législation ne trouve pas d'application concrète et l'inspecteur dénombre 10 garçons de 12 à 16 ans travaillant 8 heures et demie après leur rentrée à l'usine. Après 6 heures de travail exercé à l'atelier, ils bénéficient d'un repos d'une demi-heure. Leur instruction est "suffisante". A partir de 1858, la loi est affichée dans les ateliers, les enfants sont munis de leurs livrets et le registre d'inscription "est exactement tenu". C'est à cette date que le travail de nuit n'est plus mentionné.

La visite de 1859 recense 35 garçons. Ceux qui exercent à la halle sortent 10 heures après leur entrée et bénéficient de 2 repos : l'un d'une heure après quatre heures de travail, l'autre d'une demi-heure avant les deux dernières heures de la journée. A la taillerie, ou à l'intérieur de l'établissement, ils entrent à 5 heures et sortent à 7 heures du soir. Ils ont trois repos : une demi-heure à 7 heures du matin, une heure à midi, une demi-heure à 4 heures du soir. Les repos se passent hors de l'atelier. Le rapport de 1866 signale 44 enfants dont les âges s'échelonnent de 13 à 16 ans. La plupart exercent à côté de leurs parents. La législation est respectée tant du point de vue de la durée du travail que de l'instruction ; "on ne les reçoit d'ailleurs, dans l'établissement, que lorsqu'ils ont fait leur première communion, que lorsqu'ils savent lire et écrire".

L'inspecteur note également que "la tenue de l'établissement, sous le rapport de la salubrité de l'état sanitaire, des soins à donner aux enfants et adultes, ne laisse pas à désirer ; ils y sont paternellement traités". Toutefois, "à cause de l'urgence", les enfants ont travaillé le dimanche durant quelques heures 306 . A la suite des lois de 1874 et de 1892, les inspecteurs renforcent leur vigilance et les maires sont également mis à contribution pour dire les conditions d'application qui en résultent. En 1883, Marchal, le maire de Portieux, indique que 150 garçons de 10 à 16 ans travaillent à la halle et 32 de 12 à 16 ans à la taillerie 307 . Il précise que les enfants de 12 à 15 ans bénéficient de deux heures de classe par jour et que "la loi du 11 mai 1874 est observée d'une manière aussi exacte que possible dans cet établissement" 308 . Le même rapport signale les filles n'ayant pas 21 ans. On en trouve 12 au lavage, 6 au décor, 10 à l'empaquetage, 6 au rebrûlage, 4 au coupage et 10 au biseautage. La loi de 1874 qui fixe l'âge minimum d'entrée dans les verreries à 10 ans et réduit de 2 heures la durée du travail pour la tranche des 10-12 ans pose moins de problème d'application et surtout de recrutement que la loi de 1892. Cette dernière fixe à 13 ans, 12 ans si l'enfant est pourvu du certificat d'études, l'âge du travail. En novembre 1893, le sous-préfet de Mirecourt écrit à son supérieur : "la mise en vigueur de la loi soulève de vives et nombreuses réclamations de toutes les industries où on emploie des femmes et des enfants. La stricte application de la loi empêche bien des familles à gagner de quoi subvenir à leurs besoins, d'un autre côté certaines industries ont à souffrir des rigueurs de la législation. Les populations de nos centres ouvriers sont généralement paisibles, elles souffrent sans trop se plaindre, mais la perte de deux heures de travail par jour occasionne une différence de salaire qui leur est très sensible. Les grèves ne sont pas à craindre dans les centres ouvriers de mon arrondissement" 309 . Un rapport sur la verrerie Daum frères et Cie de Nancy note en 1896 : "industrie fort gênée, surtout pour l'avenir, par le manque absolu d'apprentis. Les enfants de plus de 13 ans se font mal à un genre de travail auquel ils n'ont pas été entraînés de bonne heure comme leurs aînés ; de plus l'apprentissage d'un métier délicat ne leur laisse entrevoir une situation sérieuse que pour l'âge de 18 ou 20 ans époque du service militaire, alors qu'à 15 ou 16 ans leurs aînés étaient déjà en pleine possession de leur savoir. Les jeunes verriers se découragent donc vite et au bout de quelques mois quittent l'apprentissage d'un métier qui est pourtant l'un des mieux rétribués de l'industrie française" 310 . De larges tolérances de l'administration et les stratagèmes inventés par les verriers avec l'appui des patrons favorisent le non respect de la loi. Michel Chabot dans "l'histoire d'Eugène Saulnier ouvrier verrier" 311 , raconte l'arrivée de l'inspecteur du travail à la verrerie du Plessis 312 où pas loin d'une vingtaine d'enfants ont été embauchés en-deçà des limites de l'âge légal. Pendant que l'inspecteur se fait remettre les registres par le comptable, le concierge prévient les équipes qui font déguerpir les enfants. "Les plus vieux connaissaient la musique et le rituel de la fuite. On s'échappait en choeur vers la forêt toute proche qui nous fournissait un abri providentiel. L'arrivée de l'inspecteur était pour nous un moment béni, l'annonce d'une escapade à travers bois, le signal à des folies de gosses, ivres du bon coup qui leur arrivait. (...) A quelques variantes près, notre scénario se répétait dans la plupart des usines en quête de petites mains". Lorsque l'inspecteur se rend compte de la supercherie ,il file droit à l'atelier de soufflage ; pour l'éviter, le directeur imagine une autre solution : "le concierge (...) avait hérité d'une cloche, fixée à l'intérieur de notre atelier, au-dessus de l'arche à recuire et qu'il actionnait de sa loge, au moyen d'une tirette. Dès que l'intrus était signalé, on prenait la poudre d'escampette en direction des sous-sols ou de la forêt". Lorsque le patron était pris en flagrant délit, il écopait d'une amende mais, bien souvent, cela n'entravait pas le recrutement des gamins sans respecter la législation. La verrerie de Portieux n'échappe pas à ce rituel de fuite dans la forêt proche qui épargne aux enfants "le côté éreintant et fastidieux d'une besogne où l'on n' arrête jamais". Pourtant, en 1896, l'inspection du travail semble décidée à verbaliser si l'on occupe des enfants en dessous de l'âge réglementaire 313 . La halle vient à manquer de gamins et X. Mougin ne voit qu'une solution : la venue de quelques familles nombreuses.

Notes
305.

Rapport fourni par l'inspecteur ; travail des enfants 38 M 123, A.D.V.
Les notes renvoient également à cette source.

306.

Travail des enfants ; 38 M 122, A.D.V. et annexe pp 653-658.

307.

En 1883, les enfants recensés par le maire représentent environ le quart de l'effectif du personnel.

308.

Travail des enfants, des filles mineures et des femmes ; 38 M 125, A.D.V.
Avant la publication de la loi du 19 mai 1874, le sous-directeur J. Richard intervient auprès des gamins de la halle afin qu'ils assistent régulièrement à l'école, sous peine d'une amende de 25 centimes pour chaque absence.
Par le biais d'un avis affiché dans l'usine, il annonce que dès le 30 mars 1874 "les heures de classes seront régulièrement annoncées à la halle à la fin de chaque travail, et que cinq minutes après l'heure fixée, la porte de la salle d'école sera fermée aux élèves retardataires qui seront considérés comme absents et conséquemment mis à l'amende ; avis de Jules Richard du 30 mars 1874.
Le dimanche 6 août 1876, Louis Léon Plessiard, inspecteur divisionnaire du travail des enfants et des filles mineures dans l'industrie 4ème circonscription, se rend à Clairey écart de Hennezel dans la verrerie dirigée par messieurs Aubriot et Mathieu. Il constate que tous les ouvriers verriers sont aidés par une cinquantaine d'enfants âgés de 10 à 16 ans, "occupés à la fabrication ordinaire". L'inspecteur ne prend le nom que d'un seul enfant : Auguste Régent, né à Hennezel le 13 juin 1864. Le directeur Mathieu qui reconnaît l'infraction à la loi du 19 mai 1874 déclare que le travail s'est toujours déroulé ainsi le dimanche jusqu'à midi. Pour sa défense, il explique à l'inspecteur qu'il espérait que la demande effectuée par les maîtres de verreries pour modifier les articles qui déterminaient dans quelles conditions le travail des enfants au-dessous de seize ans est autorisé dans les verreries le dimanche aboutirait. Copie du rapport de l'inspecteur est adressé au Procureur de la République de Mirecourt ; 38 M 125, A.D.V.
Les verreries ne sont pas les seules industries à ne pas respecter la législation concernant le travail des enfants. Georges Edgar Marteau, lui aussi inspecteur divisionnaire du travail des enfants et des filles mineures dans l'industrie 5ème circonscription, le constate lors de sa visite à la fabrique de couverts en fer battu de messieurs Barbier et Chalmandrez. Le 20 mars 1886 à 11 heures du matin, il relève que deux enfants de 10 à 12 ans, Charles Roussel, 10 ans et demi, et Auguste Lièvre, 11 ans et demi, habitant chez leurs parents à Darney, travaillent à l'usine la journée entière contrairement à l'article 2 de la loi du 19 mai 1874. De surcroît, l'inspecteur remarque qu'ils ne figurent pas sur les registres de l'école, malgré les prescriptions de l'article 8. Les enfants déclarent d'ailleurs à l'inspecteur ne point fréquenter l'école. Un autre enfant, Louis Tisserand, qui avoue ne savoir ni lire ni écrire, ne va pas à l'école et travaille la journée entière contrairement à l'article 9 de la loi. Les enfants ne possèdent pas le livret prescrit par l'article 10 ; 38 M 125, A.D.V.

309.

38 M 125, A.D.V.

310.

9 M 32, industries diverses cristalleries et verreries ; A.D.M.M.
La cristallerie de Baccarat éprouve, comme toutes les verreries, bien des difficultés à recruter des apprentis verriers. Dans un rapport adressé au préfet, le commissaire de police de Lunéville signale qu'en 1894, l'usine de Baccarat emploie une vingtaine d'apprentis luxembourgeois admis à l'âge de 13 ans, 14 ans au plus. Ces apprentis touchent un salaire mensuel de 20 francs dont 11 payés comptant et 9 versés à la caisse commune pour logement, nourriture, blanchissage, raccommodage, soins. La société des cristalleries, précise encore le commissaire, éprouve des difficultés pour le recrutement de jeunes apprentis en France, particulièrement depuis l'application de la loi du 2 novembre 1892 car, auparavant, on les prenait à 11 et 12 ans. La nécessité de recruter à l'extérieur s'explique, selon la direction de Baccarat, par le fait que les jeunes issus des environs, surtout ceux qui n'appartiennent pas à des familles de verriers, ne résistent pas aux fatigues du métier. Peu d'apprentis d'origine géographique proche terminent leur apprentissage et deviennent ouvriers à Baccarat ; 9 M 32, A.D.M.M.

311.

CHABOT (Michel), L'Escarbille : histoire d'Eugène Saulnier, ouvrier verrier, Presses de la Renaissance, 1978.

312.

La verrerie du Plessis se trouve dans la Sarthe.

313.

Conseil d'administration du 22.12.1896 ; 37 J 22, A.D.M.