2.4 - Le recruteur René Guillet

Le placement des enfants dans les usines et plus particulièrement les verreries devait être un mode de fonctionnement intéressant. En témoigne l'action d'un deuxième personnage qui entre en scène à Portieux au début de l'été 1906. Il s'agit de René Guillet. Comme celui de l'abbé Santol, le parcours de ce recruteur d'enfants âgé de 36 ans mérite d'être retracé tant il est révélateur du comportement de l'individu et des modalités de recrutement des jeunes dans les verreries, et non pas uniquement à Portieux.

Guillet a été surveillant pour le compte de l'abbé Santol à la verrerie de Laignelet près de Fougères (Ile-et-Vilaine) qu'il quitte, après des démêlés, pour fonder sa propre "colonie" qu'il déplace d'une usine à l'autre au gré de son humeur et des opportunités qui se présentent. On le trouve à Croismare (Meurthe-et-Moselle), verrerie où il passe 5 ans en 2 périodes, il y séjourne déjà vers 1898. R. Guillet fréquente également la verrerie de Bar-sur-Seine (Aube) durant 3 années avec 35 gamins qu'il sait "manier". Il quitte cette usine parce que "les ouvriers chantent la Carmagnole à pleine voix à l'usine et (qu'il) a dû cesser d'aller à la messe". Les contacts avec Schmid de Vannes‑le-Châtel (Meurthe-et-Moselle) n'aboutissent pas, faute d'entente sur le salaire. R. Guillet propose sa "colonie" à E. de Boyve propriétaire des verreries de Martainneville et Saint-Maxent (Somme), en se recommandant de Portieux. En février 1907, il encadre ses jeunes à Blanc-Misseron (Nord) mais il est toujours à la recherche "d'une usine sérieuse où les enfants ne sont pas obligés de travailler la nuit". Quelques mois plus tard, nous le trouvons à Creil (Oise) où, d'après ses dires, un enfant serait mort victime de mauvais traitements. Entre août 1907 et mai 1908, il passe à La Rochère (Haute-Saône) puis s'arrête davantage à Vannes-le-Châtel. "La maison est sérieuse ici, c'est le genre de Portieux et notre installation surpasse peut-être cette dernière" écrit-il à A. Richard 344 . Il part ensuite à Rennes, revient à Vannes-le-Châtel en 1909 avec 28 gamins "épatants, admirablement dressés, bien élevés...". R. Guillet se plaint des patrons verriers "menteurs, rapineurs", de Bourbonneux où c'est mille fois pire que chez Misseron". D'après lui 65 gamins sont passés en un an. "Personne ne veut rester, trop de travail, trop de coups, c'est un enfer terrestre". Il ne veut pas retourner "dans ces boîtes de verreries" et souhaite confier tous ses gamins à un prêtre. L'instabilité caractérise donc la trajectoire du recruteur Guillet et de sa "colonie" composée d'enfants placés par des oeuvres. Ainsi, en 1907 alors qu'il encadre les jeunes à Creil, il entre en contact avec la direction du "sauvetage de l'enfance et de l'adolescence". Il quitte les usines et y revient, c'est dire l'extrême manque de main-d'oeuvre. R. Guillet, qui était entré en relation avec le directeur de la verrerie de Portieux en 1906, reprend contact avec ce dernier au début d'octobre 1907 ; c'est un moment favorable pour Guillet dans la mesure où le recrutement se fait plus difficile à la suite d'un article paru dans Le Petit Parisien, intitulé "viande à feu" 345 . Faisant écho aux propositions que Guillet lui fait parvenir, A. Richard répond que son acceptation dépend des conditions fixées, que le transport est payé par ses soins mais qu'il n'est pas utile de venir avec plus de 30 gamins. Guillet demande entre autres : un traitement fixe, la surveillance, et un traitement de 3 années. L'usine compte loger la "colonie" dans 2 logements neufs composés de 2 cuisines et de 6 pièces. Elle est susceptible de fournir le poêle pour la cuisine, les ustensiles divers. A. Richard propose aussi le chauffage à la houille et 8 litres de pétrole par mois pour l'éclairage car il n'y a pas le gaz. Guillet toucherait 100 francs par mois comme appointements et 45 francs par enfant régulier dans le travail, à charge pour lui de prendre tout l'entretien des enfants et leur salaire. Les mêmes conditions que celles prévues pour les apprentis de l'abbé Santol sont octroyées à ceux de Guillet concernant les avantages en cas de blessure, de maladie, la caisse de secours et de retraites de l'usine. A. Richard, toujours extrêmement prudent, ajoute que les règlements de l'usine doivent être respectés sans exception car la discipline et l'entente règnent avec les ouvriers ; le moindre trouble entraînant le licenciement de la "colonie". Guillet arrive à la verrerie le 11 octobre 1907, déclare que les conditions lui conviennent et qu'il peut venir début novembre. Il repart ensuite pour Creil retrouver sa "colonie". Guillet craint les menaces de l'abbé Santol à juste titre. A la mi-octobre, le directeur du Placement familial expédie un courrier à A. Richard dans lequel il dépeint "sous les plus noires couleurs son ami Guillet devenu son concurrent". Les affirmations de Santol se trouvent confirmées par les témoignages de plusieurs maîtres de verreries où il n'a pu être maintenu. A. Richard se demande s'il va engager cette personne. C'est alors que le bruit court à la verrerie de Portieux que l'un des enfants de la "colonie" de Guillet à Creil vient de mourir des suites de mauvais traitements. Guillet justifie ce décès comme étant un accident de travail, l'enfant serait tombé d'un mur. A. Richard craint que l'arrivée de Guillet à Portieux ne déclenche de l'hostilité. Il lui suggère de remettre à plus tard sa venue car "(son) arrivée au milieu de l'effervescence générale produirait l'effet d'une allumette dans un tonneau de poudre et compromettrait du coup (son) installation". Guillet se trouve en attente avec une vingtaine de gamins, nombre dont il n'a jamais été question pour A. Richard. Pour le faire patienter, ce dernier lui propose de lui verser une indemnité pour l'entretien des enfants et un petit salaire personnel tout en le laissant libre de s'engager dans une autre usine. Les relations entre les deux hommes s'enveniment lorsque Guillet, au lieu de transiger à l'amiable, passe par l'intermédiaire d'un agent d'affaires pour réclamer à Portieux immédiatement une somme de 500 francs. En réponse, A. Richard lui donne "préavis de congé pour lui et sa colonie" sans s'abaisser à protester. Il veut que l'agent d'affaires fasse connaître à Guillet que "le directeur des verreries de Portieux, félicité hier (27 octobre 1907) publiquement par un ministre, par le préfet, par cinq députés, par le président du conseil général des Vosges etc..., a la prétention absolue d'être un honnête homme et par suite ne sait pas chanter". L'affaire est alors portée devant le tribunal ; celui-ci condamne la société réunie de Vallérysthal et Portieux à payer à Guillet, qui se trouve alors à la verrerie de Choisy-le-Roi (Seine), quatorze cents francs pour les frais occasionnés par l'entretien des enfants à la suite du contrat passé verbalement. A. Richard a envoyé une lettre à Guillet que ce dernier considère comme injurieuse et diffamatoire. Il a également fait parvenir à l'abbé Santol des lettres sur le compte du même Guillet. Le directeur de Portieux est à nouveau poursuivi en justice. Guillet réclame trois mille francs de dommages et intérêts, deux mille francs pour injures et diffamation et cinq cents francs pour ces agissements. Le tribunal considère que la première lettre qui n'a pas été publiée n'a pu porter qu'un préjudice très restreint au demandeur. Par contre, A. Richard doit payer cinquante francs pour ces agissements et cent francs pour injures et diffamation et Guillet est débouté du surplus de sa demande  346 .

Dans l'absolue nécessité de recruter du personnel jeune, A. Richard s'est trouvé poussé à la faute par un habile manoeuvrier qu'est Guillet. Le directeur de Portieux, dans la fébrilité de l'action, s'adresse à Guillet sans connaître le différend qui oppose ce dernier à son ancien patron l'abbé Santol. Prenant conscience de la situation dans laquelle il s'est mis, A. Richard s'efforce de rompre le contrat mais c'est sans compter avec la pugnacité de l'interlocuteur endurci par ses nombreuses campagnes dans les verreries. Guillet, en homme fort, peut se montrer exigeant dans une période où le manque de jeunes ouvriers constitue la hantise des maîtres de verreries.

Toutes les industries manquent d'ailleurs de main-d'oeuvre jeune. Zierer, industriel du bois à Darnetal-les-Rouen, s'adresse au directeur de Portieux en 1912 347 parce qu'il recherche des apprentis. Il demande conseil à A. Richard et énumère les propositions que l'abbé Santol, de passage dans sa scierie, vient de lui faire ; mettre à sa disposition un local d'au moins 4 pièces pour 15 jeunes : dortoir, cuisine, réfectoire, salle commune. Pour une somme de 1.000 francs, l'abbé Santol peut solder un matériel de couchage et de cuisine ; moyennant 2 francs par enfant, il subvient à tous les besoins des enfants : nourriture, habillement, surveillance. Prudent, Zierer pense qu'il risque de se trouver dans la dépendance complète de l'abbé Santol et il ajoute : "nous aurions simplement affaire à un entrepreneur de main-d'oeuvre". Nous rencontrerons le personnage de Guillet sur la route de la verrerie de Portieux  348 où il veut se placer avec "24 petits bonhommes" alors qu'il se trouve à la verrerie de Masnières (Nord) et nous aurons encore à évoquer à plusieurs reprises le rôle de l'abbé Santol.

Notes
344.

Lettre de Guillet du 4 mai 1908 ; A.P.

345.

Petit Parisien 1907.

346.

Lettre de A. Richard du 28 octobre 1907 à Coen ; A.P. Le directeur vient d'obtenir la Légion d'Honneur.

347.

Tribunal de Mirecourt. Jugement du 31 octobre 1908 ; A.P.

348.

Lettre du 20 novembre 1912 de Zierer à A. Richard ; 53 J 809 fonds Richard ; A.D.V.