2.5 - L'agitation au pensionnat

La vie au pensionnat n'est pas de tout repos, contrairement à la présentation idyllique que veut bien en faire la revue du Placement familial. L'agitation qui règne dans ce lieu d'accueil se comprend aisément lorsque l'on connaît le nombre d'enfants qui s'y trouvent rassemblés, l'éventail des âges 13 à 18 ans, la diversité de l'origine géographique d'où découlent des différences du point de vue langagier, coutumes de vie..., la diversité des milieux sociaux d'appartenance : enfants placés par des familles modestes mais aussi enfants abandonnés sur le pavé parisien, enfants de l'assistance publique... Tous ces effets produisent un brassage quelque peu explosif dans un milieu peu sollicitateur du point de vue des loisirs 349 .

Ajoutons à tous ces problèmes celui qu'engendre un travail pénible pour de jeunes garçons et l'on saisit pourquoi un certain nombre d'entre-eux sont pris par la nostalgie du retour au pays. Ces fuites hors de la verrerie alertent l'opinion prête à recueillir les propos des jeunes quant à leurs conditions réelles ou exagérées de leur vie à l'usine et au pensionnat. Voici quelques extraits de journaux qui situent bien les problèmes dans un temps où la presse est prête à attaquer les patrons de verreries. Le Mémorial des Vosges écrit à la date du 23 janvier 1908 350 sous le titre "ce que racontent les enfants" : "un enfant hâve, déguenillé, se présentait hier matin, au poste de police de la rue d'Anjou, à Paris, et aux agents apitoyés qui l'interrogeaient faisait le récit d'une odyssée navrante. Le pauvre gamin, nommé Jean-Marie Philippe, âgé de 13 ans, dont les parents demeurent à Lorient raconta qu'il avait été placé, il y a un an, par l'entremise d'une vague association philanthropique de l'avenue de la Motte‑Picquet, dans une verrerie à Portieux. Puis il déclara que, fatigué des mauvais traitements auxquels il a été soumis, il s'était enfui et à pied, avait gagné Paris, où il se trouvait maintenant sans la moindre ressource". Monsieur Daltroff, commissaire de police du quartier, a ouvert aussitôt une enquête et veille momentanément à la sécurité du malheureux enfant." Cet article conduit le directeur à faire rapidement une mise au point que le même journal 351 mentionne dans son édition du 28 janvier : "C'est par les soins de la direction de l'établissement que - rappelé par son père, ouvrier à l'Arsenal de Lorient après 55 jours de présence à l'usine - le garçonnet a été conduit au chemin de fer avec la somme nécessaire pour effectuer le trajet de Portieux à Lorient". Le journal ajoute en guise de commentaires : "(...) et nous n'insisterons pas sur les protestations du directeur de la verrerie en ce qui concerne le traitement des ouvriers et apprentis de cet établissement. Encore une fois, il est bon de toujours accueillir avec la plus grande réserve les témoignages des enfants et nous nous félicitons de n'avoir par dérogé à ce principe pour l'incident en question". Le Mémorial des Vosges relate néanmoins des faits semblables à plusieurs reprises. Dans l'édition du 14 novembre 1908 352 , sous le titre "est-ce une fugue" il écrit : "mercredi soir, six jeunes garçons âgés de 13 à 14 ans se sont présentés au bureau central de police de Nancy pour avoir des billets de logement. Interrogés par les agents, les enfants ont répondu qu'ils venaient directement de Portieux, à pied où ils travaillaient et qu'ils désiraient regagner leur pays. Les parents de ces enfants habitent Quimper (Finistère). Des billets de logement leur ont été donnés en attendant leur rapatriement". Le journal se fait l'écho de départs en janvier 1909 353 . Georges Virat, Louis Patengre, André Charles se font arrêter en gare de Nancy sans billet. Le chef de gare les remet entre les mains de la police. Une dizaine de jeunes gens employés à la verrerie de Portieux font une escapade en juin 1910 et arrivent à Toul. Après s'être amusés, ils demandent à être rapatriés 354 . En novembre 1911, la police de Nancy retrouve un matin, à quatre heures, un jeune de 13 ans couché sur des marches d'escaliers. Il s'est enfui de la verrerie.

D'autres jeunes gens présentent des comportements difficiles. En 1910, A. Richard demande à l'abbé Santol d'intervenir auprès de Martin, le surveillant du pensionnat, afin que ce dernier s'occupe davantage des enfants du pensionnat en dehors des repas et des couchers. Livrés à eux-mêmes, ils commettent des dégâts. Le gymnase avec agrès a été détruit, de même que les bouches de chauffage pour calorifères. Les livres de bibliothèque achetés pour 300 francs se trouvent dispersés. Les robinets de quelques lavabos ont été arrachés. A. Richard "fatigué et écoeuré" menace Santol. Il est prêt à transformer l'institution selon les propositions de l'assistance publique. De surcroît, il a demandé 15 gamins et il n'a rien reçu 355 . L'instabilité des effectifs du pensionnat oblige à des demandes constantes de jeunes apprentis. D'autres soucis assaillent le directeur. Des gamins, originaires de Paris, volent des articles de verrerie et les revendent à vil prix à des personnes extérieures à l'usine. Ils sont arrêtés par la gendarmerie de Charmes, raconte le Mémorial des Vosges du 16 janvier 1912 356 et mis à la disposition du Procureur de la République de Mirecourt qui les a fait écrouer. Et la liste est longue des incidents qui émaillent la vie de la verrerie et du pensionnat par la faute des jeunes.

Autrement plus importante pour la renommée du pensionnat et de l'usine est l'affaire Legall. L'enfant Legall, né en 1896, habite Terre Noire en Penhars près de Quimper où son père Nicolas est scieur de long. Legall entre au pensionnat pour travailler à l'usine le 17 avril 1909 357 . Le jeune garçon qui a l'habitude de boire de l'eau-de-vie comme la plupart de ses 45 camarades originaires de sa région profite de la liberté procurée par l'usine puisque nous sommes le lundi 16 mai 1910, jour férié de la Pentecôte. Dès le réveil, à 6 heures du matin, souhaitant se procurer de l'eau-de-vie, il charge deux autres camarades d'aller en acheter en dehors du pensionnat. C'est par trois fois qu'ils vont s'approvisionner pour un montant de 1,25 francs. Echappant à la surveillance du personnel, directeur de la pension, surveillant et cuisinière, d'ailleurs tous présents à leur poste, Legall partage cet alcool avec trois autres camarades. Le jeune garçon s'écroule, ivre, sur le sol de la salle de jeux. Aucun camarade ne prévient le personnel. Ce n'est qu'à 6 heures et demie que le surveillant et la cuisinière découvrent le jeune garçon. Interrogés, les jeunes apprentis avouent "péniblement" que Legall a bu de l'eau-de-vie. Pensant à une indigestion, le personnel réagit en couchant le garçon, en le réchauffant et en lui faisant boire une infusion. Etendu sur son lit, Legall vomit l'eau-de-vie absorbée, parait soulagé et s'endort dégrisé.

Dans la matinée, à plusieurs reprises, le surveillant Robert passe voir l'enfant, le trouve calme et ne se plaignant pas. A partir de 14 heures, C. Martin, le chef de la pension prend le relais. On suppose alors que Legall sera sur pied pour le repas du soir mais vers 16 heures, le surveillant qui est de retour trouve l'enfant plus mal et prévient le chef du pensionnat. Ce dernier qui croyait le docteur Cleisz absent, ne fait appel à ce dernier que tardivement. Le médecin de l'usine arrive vers 20 h 30 et trouve Legall dans le coma. Le décès survient alors à la suite de cette intoxication alcoolique affectant un foie déjà gravement atteint. En apparence bénigne, l'indisposition ne pouvait laisser supposer un décès aussi brutal. On inhume l'enfant à la Verrerie de Portieux et l'usine paie le monument qui orne sa tombe. La justice saisie par la famille écarte la responsabilité de l'usine dans les conclusions de l'audience du jeudi 5 février 1914 à la première chambre civile de la cour d'appel de Nancy. C'est l'événement le plus grave qu'eut à connaître le pensionnat.

Notes
349.

Guillet écrit au directeur en 1913 pour se placer à Portieux avec "24 petits bonshommes". Il est à la verrerie de Masnières (Nord) ; lettre à Richard, A.P.

350.

Toutes les stratégies sont utilisées pour faire face à la pénurie d'apprentis. En septembre 1912, Maurice Coindreau, chef de fabrication, depuis son lieu de cure écrit au directeur : "je vais essayer de faire venir à la verrerie le jeune S né à Tavey, Haute-Saône, arrondissement de Lure. C'est un gamin parti de chez ses parents depuis plusieurs mois qui a travaillé dans la campagne. Il m'a l'air assez ficelle mais j'ai déjà vu ce genre nous réussir. En tout cas nous ne risquons pas grands frais de voyage. Je souhaite en faire un bon apprenti". Cet exemple illustre bien également les causes des difficultés que l'on rencontre dans la tenue du pensionnat. Nous avons affaire à un jeune garçon à la personnalité marquée, issu de la campagne, qui va se trouver plonger dans la vie d'une cité à vocation essentiellement industrielle. Le déracinement ne risque-t-il pas d'engendrer un comportement réactionnel ? - Lettre de M. Coindreau à A. Richard, septembre 1912.

351.

Mémorial des Vosges du 23.01.1908 ; B.M.E.

352.

Mémorial des Vosges du 28.01.1908 ; B.M.E.

353.

Mémorial des Vosges du 14.11.1908 ; B.M.E.

354.

Mémorial des Vosges du 16.01.1909 ; B.M.E.

355.

Mémorial des Vosges du 15.06.1909 ; B.M.E.

356.

Lettre de A. Richard du 7 avril 1910 ; 53 J 714, A.D.V.

357.

Mémorial des Vosges du 16.01.1912 ; B.M.E.