2.6 - Le recruteur Edouard Bernaert

Dans la période 1905-1914, les attaques des journaux et de la C.G.T. se multiplient contre les verreries. L'usine de Portieux n'échappe pas à la mise en cause des conditions de vie des enfants à l'usine et au pensionnat. Les incidents qui ont lieu à l'extérieur ne peuvent que renforcer le climat de suspicion vis-à-vis des responsables des usines. Le journal le Mémorial des Vosges dans l'article du 14 novembre 1908 reprend les informations données par l'Est Républicain du 12 novembre 358 sous le titre "pauvres gamins". Le journal vosgien escamote alors une phrase qui se trouve dans l'article de son confrère "(...) ils étaient partis de cette ville (Portieux) parce que dans la maison où ils travaillaient on ne leur donnait pas paraît-il assez à manger". A. Richard proteste immédiatement auprès de Léon Goulette rédacteur en chef de l'Est Républicain de Nancy. Il s'étonne que le journal se fasse l'écho de "racontars".

La contre-attaque du directeur de Portieux prend alors une dimension nationale. En août 1910, il entre en contact avec Edouard Bernaert, journaliste à l'Univers. Ce journaliste vient de publier un article intitulé "Bagnes d'enfants", dans lequel il dit ce qu'il faut penser de Portieux. A. Richard parle de "propos aimables" à l'égard de son usine 359 . E. Bernaert, spécialisé dans les enquêtes, dresse un questionnaire que les enfants du pensionnat doivent remplir. Les réponses recueillies, commentées par le journaliste, servent de document pour l'élaboration d'une nouvelle campagne de recrutement. L'usine manque encore de jeunes apprentis. E. Bernaert propose d'envoyer une première circulaire à tous les directeurs de cercles d'ouvriers, de patronages, d'oeuvres sociales puis de publier, soit dans l'Univers, soit ailleurs, les réponses des enfants du pensionnat, lesquelles dit-il à A. Richard "vous serviront, dans le monde ecclésiastique, de références permanentes". E. Bernaert compte sur le fait que ses articles seront relayés par les journaux catholiques de province "qui se chargeront eux-mêmes de faire votre propagande". Il estime les frais de l'enquête à six cents francs sans compter la rétribution de son travail. Portieux souhaite recruter une vingtaine d'apprentis.

De la contre-attaque on passe à l'offensive sur le plan de l'engagement de jeunes, principalement dans les milieux catholiques. Il est entendu que ni l'abbé Santol, qui joue encore un rôle important ici, ni Bernaert ne réclameraient d'argent pour les enfants susceptibles de venir par suite de la campagne. Le journaliste sollicite seulement la possibilité d'aller, aux frais de la société, deux fois par an, visiter les enfants à la pension, "pour être en état de répondre aux interpellations de ceux qui (vous) les auront confiés" 360 . Bernaert propose au directeur de Portieux de tirer parti de son travail en le reprenant sous la forme d'une brochure semblable à celle du pensionnat, sans devoir de droit d'auteur. L'enquête et la campagne sont évaluées à douze cents francs et Bernaert ajoute à l'intention du directeur : "vous me feriez pourtant un sensible plaisir si vous y ajoutiez, en souvenir de ma visite à la verrerie, un service de verres à mon chiffre" 361 . Le conseil d'administration accorde une somme de six cents francs de forfait pour l'enquête, la deuxième tranche de six cents francs étant subordonnée à la réussite de la campagne de recrutement, c'est-à-dire au nombre d'enfants stables au pensionnat. La stabilité étant de l'ordre d'une année, Bernaert toucherait 300 francs au bout de 6 mois et l'autre partie au moment du douzième mois de présence des enfants. Le conseil accepte encore de lui payer 2 voyages l'an 362 . Le journaliste de l'Univers, surpris par la proposition de Portieux, trouve exagéré de fixer au chiffre vingt le minimum d'apprentis stables à la pension avant d'avoir droit à des honoraires pour le travail "considérable" qu'il entreprend. A l'appui de sa remarque, il s'étonne que le directeur de Portieux ne lui dise rien sur l'arrivée d'enfants originaires de la Maurienne 363 à la suite de son article sur l'usine. Il compte donc que Portieux lui versera la première partie des honoraires, soit 300 francs après l'enquête terminée, au moment où le pensionnat aura reçu vingt enfants, et non après six mois de présence. Par contre, Bernaert est d'accord avec la seconde partie de la proposition : la deuxième partie des honoraires payée au bout d'un an de présence et 350 francs de frais de voyage. Il attend par ailleurs le montant des frais (600 francs à forfait) qu'exige l'enquête préliminaire à la campagne 364 . A. Richard "prend sur lui" de répondre aux désirs de Bernaert et il envoie en même temps les résultats de l'enquête effectuée auprès des pensionnaires. Les réponses sont d'après le directeur toutes écrites de la main même des apprentis et en toute liberté. Il en résume le contenu : "bien nourris, bien habillés 365 , bien couchés, libres en dehors du travail, exempts de mauvais traitements, quelquefois une taloche échappée à un ouvrier au sang un peu vif, rien de vrai dans ce qu'ont raconté les journaux, les départs furtifs sont ceux de jeunes gens paresseux ou atteints de nostalgie"  366 . A. Richard joint à son envoi une lettre d'un enfant fugitif qui regrette d'être parti. Quelques jours plus tard 367 , il adresse un paquet de monographies sur le pensionnat afin que Bernaert développe l'aspect publicitaire de sa campagne et les distribue dans les centres diocésains. Il s'agit de "les communiquer adroitement aux personnages entre les mains desquels elles seront les mieux placées" 368 . Bernaert espère obtenir des résultats concrets vers le milieu de janvier 1911. Il pense publier en supplément un article pour "rabattre ceux qu'auront touché, en attendant, les feuilles dactylographiées (qu'il) fait rayonner partout autour des doyennés amis". L'oeuvre de l'abbé Santol joue un rôle non négligeable d'intermédiaire via l'abbé Platau. On peut se référer aux comptes-rendus faits par ce dernier dans la revue du Placement familial pour comprendre le mécanisme du recrutement, même si les faits rapportés se passent quelques années plus tôt 369 . "Il serait trop long, raconte l'abbé Platau, de vous décrire mon voyage dans le Morbihan, à Saint-Brieuc, à Brest, à Quimper... Rendons hommage au zèle éclairé de Monsieur Laguerre, président des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, à Lorient, qui nous recommande avec tant de sollicitude les enfants pauvres et nous les adresse en vue de leur procurer un placement convenable. Saluons en passant Monsieur le Recteur de Saint-Goustan, paroisse d'Auray, dont le dévouement n'est pas moindre et remercions-le de sa généreuse hospitalité."

La Bretagne fournit beaucoup de gamins à Portieux 370 mais aussi dans toutes les verreries importantes. Lorsque l'usine ne possède pas de pensionnat, l'enfant est placé dans une famille. Eugène Saulnier, via Michel Chabot, nous dit quelques mots sur la vie de Maurice à la verrerie du Chêne. "Maurice prenait pension chez la mère Ravault. Agé de treize ans, (...) Maurice était d'origine bretonne, il venait d'Hennebont près de Lorient, où son père était ouvrier aux forges. Il avait atterri ici par l'intermédiaire d'une certaine dame Hervé qui jouait dans la vieille ville le rôle d'un bureau de placement. On lui avait avancé le prix de son billet sur ses gains à venir, et riche de bons conseils, la tête grosse de recommandations : "Maintenant que te v'là casé, tâche de te tenir", il s'en était venu par chez nous" 371 .

Notes
358.

Registre des entrées ; 53 J 592, A.D.V.

359.

Est Républicain du 12 novembre 1908 ; B.M.N.

360.

Lettre à Bernaert du 21 septembre 1910 ; 53 J 714.

361.

Lettre de Bernaert du 30.09.1910 ; A.P.

362.

Lettre de Bernaert du 30.09.1910 ; A.P.

363.

Lettre de A. Richard du 14.10.1910 ; 53 J 714, A.D.V.

364.

Pour l'origine des enfants voir fig. 18 et 19

365.

En signe d'accord sur la somme, Bernaert se fait envoyer le service à son chiffre. Lettre de Bernaert du 24.10.1910 ; A.P.

366.

L'usine achète en 1911 des complets de velours, de courtil, de drap ; des gilets ; des chaussettes et même des mouchoirs ; 1911, 53 J 34, A.D.V

367.

Lettre de A. Richard du 27.10.1910 ; 53 J 714, A.D.V.

368.

Lettre de A. Richard du 6.12.1910 ; 53 J 714, A.D.V.

369.

Lettre de Bernaert du 12.12.1910 ; A.P.

370.

Revue du Placement familial n° 6 et 7 décembre 1903 et janvier 1904 ; A.P.

371.

Pour l'origine des enfants voir fig. 18 et 19.