2.7 - Les verreries en accusation et les contre-attaques de Portieux

La campagne de Bernaert porte ses fruits. L'usine paie à l'abbé Santol des voyages pour des enfants venant de Bretagne, de Paris, de l'Ain, de la Savoie  372 en 1911 et 1912.

Les années 1911 et 1912 sont des années difficiles pour les maîtres de verreries qui subissent des attaques multiples à propos de la vie des jeunes dans les usines. Un député, l'abbé Lemire 373 , joue un rôle central au cours de ces deux années. Elu député aux élections législatives de 1893 dans le département du Nord sous l'étiquette "socialiste chrétien", il dépose, dans la séance du 2 juin 1911, une proposition de loi visant à abroger l'article 6 de la loi du 2 novembre 1892. Cet article autorisait le travail dans les usines à feu continu sous la condition d'un jour de repos par semaine alors que l'article 4 avait pour but d'interdire le travail de nuit pour les femmes et les enfants dans tous les établissements industriels. Le décret du 15 juillet 1893 précisait les types de travaux pouvant être effectués dans les verreries : présenter les outils, faire les premiers cueillages, aider au soufflage et au moulage, porter dans les fours à recuire, en retirer les objets". Au moment où l'abbé Lemire dépose son projet, la moitié des adolescents travaillant la nuit sont employés dans les verreries à bouteilles et à vitres car le travail de nuit a déjà été supprimé dans les établissements qui fabriquent la gobeleterie ou le flaconnage. Le député d'Hazebrouck, témoin de la vie des gamins dans les mines et les fabriques du Nord prend en main leur défense car, par préoccupation d'humanité, un chrétien et surtout un prêtre doit répéter le mot de l'Evangile : "laissez venir à moi les petits enfants et ne les abandonnez pas au monde industriel qui les dévore" 374 . Le texte déposé par l'abbé Lemire à la Chambre, voté sans discussion, est transmis au Sénat. Il est présenté par son auteur devant une commission sénatoriale présidée par Méline, ancien Président du Conseil des Ministres. Le député reconnaît que l'application immédiate de sa proposition entraînerait des difficultés. Il suggère qu'elle soit mise en oeuvre dans les industries qui peuvent facilement l'accepter. Pour les autres, un délai d'application est admissible. Il pense même à une convention internationale ; en effet, les maîtres de verreries insistent également sur ce point, si la France seule suit cette législation, c'est la ruine des usines.

La commission sénatoriale entend les représentants des diverses spécialités de la verrerie française qui développent les raisons pour lesquelles, dans l'état actuel de la verrerie en 1912, la suppression complète du travail de nuit des enfants peut porter atteinte à la fabrication nationale. La question est également examinée par le comité de l'Association de l' Industrie et de l'Agriculture Française présidée par Méline. L'organe officiel de l'association : le Travail National publie le compte-rendu des débats. Avant de se prononcer sur la question, "il convient de s'entourer d'une documentation précise et débarrassée de toute simplification". A partir de faits isolés, le comité pense qu'on a présenté la profession de verriers comme "pernicieuse pour la santé physique des enfants". Il insiste aussi sur le côté national de la législation alors que l'industrie étrangère ne se trouve pas assujettie à de telles servitudes. Réduction du rendement et augmentation du prix résulteraient de cette loi. Le comité s'associe aux desiderata des industries aisées et expose d'autres arguments contre la proposition Lemire qui, finalement, n'est pas adoptée : désorganisation du travail, rôle irremplaçable du gamin, formation concrète de l'apprenti. L'application de la loi Lemire c'est aussi, et enfin, l'exclusion complète des enfants du travail et leur rejet à la rue. Le texte de l'abbé Lemire ne menace pas directement la verrerie de Portieux où le travail de nuit est inexistant, mais il a pour effet de braquer l'opinion publique sur le problème et, par conséquent, d'engendrer des polémiques. A la suite d'un article paru dans "Le Journal" en 1913, le bureau de la chambre syndicale des maîtres de verreries obtient l'insertion d'une lettre réponse. Il s'insurge contre la présentation des verreries qui "constitueraient pour les enfants de véritables enfers" et reprend l'argumentation utilisée par le comité de Méline : coup porté à l'industrie nationale, suppression du moyen d'apprendre un métier lucratif, glissement d'un certain nombre d'enfants à la rue... Le bureau insiste sur le fait qu'on ne trouve pas dans les verreries d'enfants de moins de 13 ans, qu'en cas d'accidents "rarement graves" les apprentis reçoivent toujours les soins nécessaires 375 . "L'occasion est trop belle pour les syndicats qui s'enfoncent dans le débat".

Monnier, secrétaire général de la Fédération du verre, C.G.T., publie un article assassin contre les maîtres de verreries dans le Moniteur des Syndicats Ouvriers 376 . Il relate la visite qu'il a effectuée dans une verrerie du Sud-Est où sont employées des fillettes : "oui, j'ai vu des fillettes de 11 à 18 ans travailler aux fours, et si ce travail est pénible pour les garçons, il est meurtrier pour les fillettes. J'ai vu ces petites tenant les moules, accroupies dans les trous, ayant de la boue jusqu'aux chevilles, respirant constamment la vapeur des sacs mouillés et empuantés qui servent à refroidir les moules. Je les ai vues courir aux fours à l'arche pour y porter refroidir les flacons. Je les ai vues détacher des flacons (...). Quel âge avaient-elles ? On ne saurait le dire ! Et toutes ces fillettes, mères de demain, si toutefois la mort ne les a pas touchées avant, sont au travail éreintant des fours, respirant à peine, accomplissant les travaux qui tuent les hommes les plus robustes (...)".

Les renseignements  fournis par Monnier paraissent "erronés ou au moins exagérés" pour le bureau de la chambre syndicale mais celle‑ci  insiste pour faire cesser ces pratiques qui consistent à employer des fillettes, du moins si ces pratiques existent. "Il serait, en effet, plus inopportun que jamais de donner prise ou de donner des prétextes à de nouvelles attaques contre notre industrie" 377 . De telles situations ne concernent pas la verrerie de Portieux mais le retentissement des débats et articles freine un recrutement des jeunes déjà particulièrement difficile. L'abbé Lemire "l'ennemi juré des verreries" 378 se propose encore, à la suite d'incidents survenus dans l'usine de la Plaine-Saint-Denis de reprendre campagne et de demander à la Chambre le relèvement de 13 à 15 ans de l'âge d'entrée des enfants dans les verreries. La conséquence pour Portieux serait l'extinction d'un four et demi et une perte d'au moins 375.000 francs 379 . Les partisans de la mesure font valoir que l'enfant ne possède pas suffisamment de force physique pour accomplir le pénible labeur qu'on exige de lui, sans danger pour sa santé et son développement. Les adversaires de la mesure objectent que le travail de l'apprenti verrier n'exige qu'agilité et souplesse et de surcroît, il est difficile de former un apprenti à l'âge de 15 ans ; et que feront les jeunes qui ordinairement travaillent à côté de leur père en attendant le moment d'être apprentis, s'interroge-t-on.

La campagne contre l'industrie verrière se déchaîne et les maîtres de verreries organisent la réaction ; dans ce cadre, le directeur A. Richard joue un rôle essentiel aux côtés d'Antonin Daum de la verrerie de Nancy. F. Sauvageot des verreries et cristalleries de Saint-Ouen écrit à A. Richard : "(...), comme vous nous sommes très inquiets de l'état d'esprit créé dans le public par les articles de journaux qui paraissent presque chaque jour sur notre malheureuse industrie (...). Comment voulez-vous qu'il en soit autrement quand on voit un député, Monsieur Thomas je crois, affirmer à la tribune de la Chambre, (...) que les usines à feu continu, et surtout les verreries imposent à leurs ouvriers un travail si dur que les plus robustes ne tardent pas à devenir des candidats à la tuberculose. La semaine dernière on a posé dans les environs de notre usine de grandes affiches rouges dont l'intitulé portait "la viande à feu", où les maîtres de verreries étaient traités de telle façon, et qui en appelait au public. Elles étaient signées Delsant, et ont dû être répandues dans tous les centres verriers. Vous voyez l'effet (...). Comment empêcher ces campagnes ? (...)". Le 22 novembre 1912, le Temps publie un article sur "les petits verriers" à propos des incidents de la Plaine-Saint-Denis. Antonin Daum juge cet article "aussi violent qu'injuste" et pense "qu'une protestation adressée à ce journal contre les allégations qui ne répondent à aucune réalité, tout au moins dans les verreries de l'Est, serait tout à fait de circonstance" et qu'il appartiendrait "à la haute autorité de Portieux d'en prendre l'initiative". A. Daum a déjà réagi dans un article paru dans l'Est Républicain du 25 novembre 1912 380 parce que ce journal "avait assez volontiers brodé lui-même sur ce sujet des choses inexactes et susceptibles, dans notre région, de jeter du discrédit sur la main-d'oeuvre que nous recrutons (...). Il ne faut pas que l'on croie dans le public et le monde ouvrier que nos usines sont des chambres de tortures et que nous n'avons pas le souci d'y améliorer les conditions de travail au-delà même de ce que la loi exige. Ce serait des considérations ou du moins des réserves à imposer à l'abbé Lemire dont on annonce une campagne sans répit contre les verreries : il serait bon de l'obliger à faire une exception pour notre groupe de l'Est" 381 . Dans son article, A. Daum expose que les usines de l'Est "n'ont aucune solidarité avec celles dont on signale les abus". Il relève, sans excuser les patrons des usines où les jeunes seraient exploités, que la détresse physique ne concerne pas seulement les jeunes ouvriers verriers parisiens. "(...) Sur les boulevards mêmes, il se fait sous le nom de chasseurs, grooms, camelots, une exploitation morale, autrement honteuse d'enfants et de jeunes garçons sur laquelle la presse se garde trop de lever le voile". A. Daum rappelle que le recrutement est presque partout, surtout dans les campagnes, le fait d'une tradition familiale : "les enfants apprennent leur métier sous l'oeil de leur père ou de leurs grands-pères, car, quoi qu'on en dise on vit assez vieux dans notre métier". Ceux qui n'ont pas leurs parents sont logés dans un pensionnat et le directeur de Nancy présente celui de Baccarat comme étant depuis longtemps un modèle du genre. En ville, les apprentis sont présentés directement par leurs parents avec qui l'usine reste régulièrement en contact. A. Daum réfute l'idée que les conditions de travail seraient plus mauvaises dans les verreries qu'ailleurs. "Le travail de nuit est aboli dans toutes les usines depuis, 20 ou 25 ans, sauf pour quelques ouvrages exceptionnels auxquels ne sont jamais appelés les jeunes gens au-dessous de 18 ans". Quant aux brûlures, "inconvénients du métier", elles présentent un caractère superficiel 382 , "moins graves que celles d'une repasseuse ou d'un cuisinier" et A. Daum s'exclame : "qu'est-ce cela à côté des broyages et mutilations de membres que l'on constate malheureusement dans tant d'autres industries ?"

La fatigue physique des enfants dans les verreries n'est pas supérieure à celle de ceux qui exercent leur activité, immobiles du matin au soir devant un métier de tissage "et croira-t-on qu'un enfant souffre plus d'avoir à se donner du mouvement ?"

En bon journaliste, A. Daum place à la fin de son long article le point le plus polémique : les brutalités exercées par les ouvriers sur leurs apprentis ; méthodes d'un autre âge "mais, Dieu merci, ces moeurs là ont changé grâce à l'éducation générale des ouvriers et à la surveillance des patrons, et nous avons - tout au moins dans notre usine - la satisfaction d'avoir réprimé depuis de longues années d'une façon absolue ces usages d'une autre époque". A Portieux, la brutalité d'un ouvrier, souvent pris de boisson, à l'égard d'un jeune était sanctionnée par une amende ; par conséquent, la brutalité n'est pas un système organisé. Parfois, un geste violent entraîne des conséquences importantes et même si cela reste marginal, la bonne réputation de l'usine se trouve mise à mal.

A. Daum dédouane les verreries de l'Est comme va le faire quelque temps après lui A. Richard dont la contre-attaque va prendre une grande dimension nationale. Auparavant, il nous faut dire que la présentation que fait Daum dans son article, pour en quelque sorte idéaliser les conditions de travail des jeunes, est loin de se reproduire à l'identique dans grand nombre de verreries. Reprenons deux points : la pénibilité du travail de l'enfant et les relations ouvriers-apprentis à travers l'exemple de la vie du jeune Saulnier à la verrerie du Chêne dans la Sarthe. Il a douze ans et demi lorsque son père, sur les conseils de l'instituteur, le retire de l'école pour le placer à la verrerie du Chêne, petite usine d'une centaine d'ouvriers.

Le certificat d'études ne représentant pas grand chose pour le jeune garçon, son père affirme : "tu feras un aussi bon verrier !" Eugène raconte sa première matinée à l'usine, en ce matin de l'année 1904, comme teneur de moule. "Rivé à mon tabouret, je n'avais guère le loisir de contempler ce qui se passait alentour. Tout entier à mon souci de bien faire, je restais l'oeil fixé sur mon moule que je m'appliquais, par commodité, à caler entre mes deux sabots. J'agissais comme si toute l'usine avait eu les yeux braqués sur moi. Assurément j'en rajoutais, mais il me semblait tellement important d'être à la hauteur que j'en avais le corps tout tendu. La lassitude commençait à me gagner, mes muscles s'engourdissaient dans ce même mouvement répété des centaines de fois mais pour rien au monde je ne l'aurais avoué ou me serais plaint. "C'est le métier qui rentre", m'avait simplement dit mon père le soir à la maison. La chaleur du grand four circulaire, comme j'en étais assis à trois mètres au ras du sol, semblait toute converger vers moi. J'enviais les verriers de pouvoir supporter le souffle brûlant de la bouche en feu, quand ils cueillaient le verre au bout de leur canne.

Eux semblaient devenus insensibles à la chaleur écrasante des flammes qui assaillaient le creuset. J'avais le maillot qui me collait à la peau, la sueur me coulait dans les yeux sans que je puisse même l'essuyer. J'étais en nage des pieds à la tête. Les branches me brûlaient les mains. Le verre emprisonné dans la fonte rendait le moule intenable. Il ne devient supportable qu'à force de l'asperger. Le contact de l'eau fraîche que je puisais dans un baquet à mes côtés m'apportait un mieux-être de bien courte durée. J'aurais voulu ne pas avoir à ressortir mes mains du seau" 383 .

Eugène acquiert progressivement une attitude mécanique : "maintenant j'étais rôdé et l'habitude, Dieu merci, avait remplacé les coups de sabot. A ouvrir le moule des milliers de fois par jour, on a vite des notions. Dans ce mouvement perpétuel, les souffleurs se succèdent en un ballet bien réglé : l'un est au creuset, l'autre sur le marbre, et le troisième devant moi. Dès qu'il s'apprête à tourner les talons, j'ouvre le moule, car je sais que derrière lui, le deuxième souffleur a fini d'arrondir et d'égaliser la pâte de verre sur le marbre, et qu'il est déjà suivi par le premier. Tout s'accomplit machinalement, tellement qu'il m'arrivait bien souvent de "piquer des pois", à moitié avachi sur mon moule. Le corps exécutait, l'esprit était ailleurs" 384 .

Eugène raconte également quelques moments de violence auxquels il a assisté dans la verrerie de Brardville en Dordogne où il exerce comme deuxième souffleur. "Un certain Reneuvre venu du Loir et Cher "n'est pas sorti grandi" de la verrerie le jour où il a presque fendu le crâne d'un gamin. Il n'avait pas le sens de la mesure ; en voulant secouer le gamin qui ne marchait pas à son idée, il lui a flanqué un coup de savate sur la tête. Mais au bout de la semelle s'était fiché un morceau de verre tranchant qui lui a ouvert le crâne sur une bonne longueur. Le pauvre gosse "pissait" le sang, et on a tous craint la catastrophe. Le Reneuvre en a entendu parler. Il n'en était pas à son coup d'essai, c'est souvent qu'il brutalisait les gamins, mais là, ça dépassait les bornes, ça a failli "chauffer pour son matricule."

Tous les ouvriers ont pris fait et cause pour le jeune. On l'a sabré, Reneuvre, avec menaces à la clef. Il a été vite dessoûlé ce jour-là. Dès qu'on a pu le prendre à part chez lui, avec Marius et Armand, on y est allés de notre couplet de morale et sa femme s'en est mêlée aussi. Les souffleurs avaient été d'autant plus prompts à lui tomber dessus que l'affaire survenait au mauvais moment ; peu de temps avant, un fermeur au moule avait perdu un oeil dans des circonstances qui n'avaient pas été éclaircies. Le souffleur avait toujours prétendu que c'était la faute au gamin, qu'il avait eu la bêtise de tourner la tête, au moment où il arrivait avec la boule de verre au bout de sa canne. En fait, il avait dû agir dans un mouvement d'humeur pour corriger le gamin qui n'ouvrait pas le moule assez vite à son goût. Le gosse était de l'Assistance, ça avait bien arrangé les choses ; l'affaire en était restée là. Une enquête ? Personne n'y a même pensé.

J'ai assisté à des scènes vraiment pénibles, sans comparaison avec Le Plessis, où la vie de gamin n'était pourtant pas rose. Prenez Legeay, un mordant celui-là, qui se voulait social - et qui nous a obtenu des résultats -, eh bien, je l'ai vu un jour "foutre une dérouillée" à un des Jacquet. Il avait eu le malheur d'accrocher son veston à un clou qui n'était pas le sien. Legeay n'a pas apprécié qu'on usurpe sa place et a hurlé dans l'atelier : "Je vais le dresser, moi, ce bon à rien. J'te vais lui apprendre à vivre !" et empoignant le gosse, il lui a labouré le dos de coups de poing. Pour un peu, il aurait fait l'étonné. C'était presque pour son bien. Je suppose qu'il voulait lui enseigner les belles manières !" 385

Les ouvriers ne restent pas indifférents au cas de l'enfant lorsque la violence dépasse des limites acceptables, celles de "la vie à la dure".

Revenons fin 1912 ; la contre-attaque du directeur de Portieux se concrétise puisque la chambre syndicale des maîtres de verreries ne réagit pas. Il dirige ses actions vers les parlementaires vosgiens et le groupe des intérêts économiques à la Chambre ainsi que vers les journaux : le Petit Parisien qui a été très dur pour les verreries, qui est beaucoup lu dans la classe ouvrière et qui "a l'oreille du gouvernement" ; le Temps lu dans la classe aisée et par les parlementaires ; l'Est Républicain journal a impact régional. Le système de défense du directeur de Portieux est simple : il s'agit de demander aux grands journaux d'envoyer un rédacteur qui raconterait ce qui a été vu dans un long article qu'il proposerait lui-même et qu'il soumettrait à leur approbation. Cet article pourrait aborder : façon dont sont traités les ouvriers, oeuvres sociales, vie des apprentis au pensionnat. Il prévoit pour cette campagne un coût de 17 à 18 mille francs et obtient l'accord des administrateurs Gérardin et Baheux. A. Daum approuve les démarches de Portieux car "le nom et l'intervention de Portieux ne peuvent manquer d'avoir de la portée (...). Toute la corporation te sera reconnaissante de ce que tu feras ; pour ma part, ajoute-t-il, si tu veux engager les personnes que tu auras amenées à Portieux à s'arrêter chez moi afin qu' elles voient aussi une petite usine, je les recevrai très volontiers" 386 .

L'idée de publier un article dans l'Est Républicain vient de l'administrateur Baheux, avocat à Nancy. L'autre administrateur A. Gérardin ne souhaite pas faire intervenir des journalistes autres que nationaux. Baheux suggère de prendre contact avec Achille Liégeois 387 , reporter à l'Est Républicain, "garçon intelligent à la plume alerte qui, sous son nom et sous différents pseudonymes, donne à l'Est de la vie et de l'intérêt". L'administrateur souhaite proposer au journaliste de venir à Portieux pour se documenter sur le travail et le régime des gamins ainsi que sur les institutions en faveur des ouvriers. Le retentissement escompté ne peut se situer à la hauteur de celui qu'aurait un article dans les journaux nationaux, mais il aurait néanmoins son utilité. Le journal pourrait être acheté à de nombreux exemplaires pour diffusion aux parents des gamins, aux maires des communes. Liégeois aurait "un bon déjeuner et un cachet de 5 à 10 Louis". C'est le directeur de Portieux qui rédige la note à remettre aux journalistes de l'Est Républicain et du Petit Parisien. Afin d'éviter "une identité trop flagrante", Baheux suggère à A. Richard de demander au reporter de Nancy de n'emprunter que les idées et les détails, de les arranger dans l'ordre qui lui plaira et de donner à son article une allure toute personnelle. L'article paraît dans l'Est Républicain du 15 décembre soit une semaine avant ceux du Petit Parisien et du Temps. "L'article de Liégeois, bien que forcément un peu superficiel, n'est pas mal présenté ; il me l'a très scrupuleusement soumis à deux reprises, en acceptant aussi très modestement les petites corrections que je lui ai demandées, même du point de vue de la forme et du style " ; ainsi s'exprime Baheux à propos du texte du journal régional. Il propose encore à A. Richard de confectionner une brochure avec l'ensemble des articles, celui de Liegeois et ceux à paraître, en les "truffant de clichés habilement pris par un spécialiste (...). "Il me semble, ajoute-t-il, que si l'abbé Santol ou tout autre spécialiste de son genre, pouvait mettre sous les yeux des familles un factum avec des images, son recrutement s'en trouverait facilité" 388 . Nous voyons ici qu'il s'agit non seulement de se défendre mais encore de doubler l'effet produit dans le but de trouver de la main-d'oeuvre jeune. L'article de Liégeois disposé sur trois colonnes s'intitule : "Dans les verreries de l'Est" et en sous‑titre : "une commission sénatoriale vient d'étudier les propositions relatives aux conditions de travail dans cette industrie. Que valent ces critiques ? Vérité, dans le Nord, peut-être ; mais, pour sûr, erreur dans l'Est". Trois photographies ponctuent le texte : pension des apprentis, sortie de l'usine, vue de la cité ouvrière ; de part et d'autre des photos deux titres encore : "caisses de secours et de retraite-l'apprentissage" et "une visite aux usines de Portieux". Le texte présente une partie de l'article que Daum a fait publié dans le journal du 25 novembre, l'interview du directeur, la visite dans les halles de fabrication et à la pension des apprentis. Une description de la verrerie donne la tonalité de l'article : "la Verrerie de Portieux forme une sorte de village blotti au creux de la vallée. Les tournants de la route démarquent par intervalle la dégringolade des toits qui se groupent autour du clocher. Là-bas un train rampe lentement, comme une chenille noire, non loin du cimetière où reposent ceux qu'accompagnent jusqu'au champ de l'éternel repos la sollicitude et la piété de leur famille, de leurs amis et de leurs patrons. Le pensionnat, milieu éducatif où tout est en ordre respire le calme. Et la conclusion s'impose : il faut visiter Portieux, (...) nos législateurs y verraient, comme nous l'avons vu de nos propres yeux, que, si les conditions de travail ne ressemblent en rien au surmenage ni à l'odieuse exploitation une généreuse philanthropie et une application éclairée des lois de protection et de prévoyance sociale font des verreries de l'Est, par contre, un lieu autrement agréable que celui dont on s'est complu à dépeindre les tristesses". Achille Liégeois fait parvenir à l'usine 300 journaux "pour en faire une utile distribution dans l'usine" et il dit au directeur "je suis confus du précieux témoignage de sympathie qu'il vous a plu de me donner en l'accompagnant d'une générosité à laquelle vous me voyez très sensible". Le journaliste raconte la joie éprouvée lors du déballage de "l'aimable cadeau" : "Avec quelle impatience on démaillota les précieux et fragiles verres enveloppés de papier et de foin ! Avec quelles infinies précautions tout ce ruissellement de claire lumière fut rangé sur les étagères... je vous laisse à penser. Madame Liégeois était ravie ; mais l'émotion, la joie n'ont point cependant, par une involontaire maladresse, causé la moindre casse. Tout s'est passé à merveille. Je n'ai point voulu vous remercier avant d'avoir "étrenné" ce magnifique service. C'est chose faite. Tous les verres ont affronté héroïquement "ce coup de feu" ; j'ai la satisfaction de vous apprendre qu'il n'y a ni morts, ni blessés. Pas le plus petit accident. Les verres de Portieux sont, décidément incassables ! 389 ". Achille Liégeois profite aussi de l'occasion pour demander un petit cadeau, une douzaine de verres pour son patron.

A. Richard, défenseur des verreries de l'Est, vient de remporter un beau succès car l'oeuvre entreprise à Portieux est non seulement défendue mais encore magnifiée.

Baheux, administrateur avait servi de lien entre l'Est Républicain et le directeur de Portieux ; c'est désormais Jules Bloch, commissionnaire de l'usine, qui sert de lien avec le Petit Parisien. Ce même Jules Bloch assurera le contact en même temps avec E. Labarthe dont nous aurons à reparler.

Début décembre 1912, J. Bloch rencontre un responsable du journal afin de traiter de la visite du rédacteur à Portieux puis de la place de l'article dans le journal ainsi que du prix du travail entrepris : article en première page et signé Jean Frollo "qui répondra à tout ce que nous désirons" prix 12.000 francs ; un article en deuxième page, prix 6.000 francs. Le Petit Parisien peut s'entendre pour faire campagne simultanément avec le Matin, le Petit Journal, le Journal. Le prix serait le même pour chacun de ces journaux. J. Bloch conseille à A. Richard de commencer par le Petit Parisien et en première page. C'est encore lui qui fixe la date du séjour du rédacteur à Portieux et qui suggère une autre idée : attendre la parution de l'article du Petit Parisien et demander au Temps de s'inspirer de son confrère afin d'obtenir "un rabais considérable" 390 . Le commissionnaire de Portieux rencontre le journaliste Henri Montégut, lui explique ce qu'on attend de lui, et lui fait visiter le dépôt de produits fabriqués par l'usine. On octroie au journaliste 150 francs à titre personnel. L'article paraît en première page du Petit Parisien du 22 décembre 1912, sous la plume de Henri Montclar, pseudonyme de Montégut 391 . Toute la question se trouve résumée dans le titre : "La question des petits apprentis-Une visite à la Verrerie de Portieux‑Il résulte de notre enquête dans cette usine vosgienne que toutes les dispositions de sécurité et d'hygiène ont été prises en faveur des petits verriers".

Sous le titre apparaît le pensionnat dans une nature généreuse ; la photographie se trouve soulignée par le portrait du directeur A. Richard, portrait rassurant en médaillon (fig. 39). L'article sensiblement analogue à celui de l'Est Républicain commence par situer les enjeux : "deux éléments essentiels sont nécessaires à la réussite d'une enquête. Il faut d'abord choisir judicieusement le lieu de ses travaux et pouvoir ensuite y conserver son entière indépendance. Ces deux conditions, indispensables à une étude comme celle que nous entreprenions, nous les avons trouvées à la verrerie de Portieux dans les Vosges."

Henri Montclar dégage l'usine de Portieux du groupe de verreries incriminées dans des articles publiés dans le même journal : "nous sommes loin des taudis des "padrones" 392 , dont nous avons récemment stigmatisé le honteux trafic dans la banlieue parisienne". Au pensionnat, tout respire la quiétude : "ici, la cuisine aux cuivres brillants assure aux pensionnaires trois repas par jour, dont deux sont agrémentés de vin ; les réfectoires sont gais et propres ; les dortoirs spacieux, aux lits soigneusement faits et alignés reçoivent dix élèves, placés sous la surveillance et la responsabilité du plus ancien de la chambrée". H. Montclar conclut son article par l'interview d'un ancien ouvrier, âgé de près de soixante‑dix ans, preuve que l'on peut vivre vieux à la verrerie. Le travail du journaliste coûte douze mille francs. J. Bloch avance l'argent au représentant de Portieux à Paris, J.B. Mansuy, avec promesse de ce dernier de le rembourser le 31 du même mois. L'administrateur du journal réclame aussi deux mille francs pour l'insertion faite par le Temps 393 .

Figure 39 : Document accompagnant l'article paru dans le Petit Parisien
Figure 39 : Document accompagnant l'article paru dans le Petit Parisien le 22 décembre 1912

L'administrateur A. Gérardin trouve dommage "l'abstention des collègues ; si le Petit Parisien avait publié quelques lignes sur d'autres verreries à quelques jours d'intervalle, il aurait bien eu l'air de mener une enquête sérieuse sur les conditions des gamins" 394 .

L'ancien directeur de Vallérysthal et Portieux, Albert Thouvenin, écrit à A. Richard depuis sa verrerie de Vierzon‑Forges 395 pour le féliciter de la tenue de l'article : "il était fort bien fait et je suis sûr que tu n'es pas étranger à sa rédaction. Quoique (momentanément je l'espère) éloigné du métier de verrier, je n'ai pu m'empêcher d'admirer le courage avec lequel tu défends cette malheureuse industrie si injustement attaquée, alors que la plupart des confrères se répandent en lamentations inutiles. Je crois que la verrerie de Vierzon a été une des premières touchées par le manque de gamins, d'où diminution de l'élément actif ; c'est probablement une des causes de la désaffection de Maurice 396 pour le métier. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus".

Comme la plupart des verreries françaises, Portieux se trouve confrontée, surtout à partir de 1905, à un redoutable problème de recrutement d'apprentis. Ce problème compromet le rendement de l'usine et l'on s'efforce de passer par des recruteurs pouvant fournir des jeunes en grand nombre : abbé Santol, Guillet. Parallèlement se déroule une campagne médiatique et parlementaire contre les verreries de 1907 à 1912. Le directeur de Portieux, "fer de lance" de la contre-attaque entame seul une campagne dans les journaux pour faire taire les détracteurs. Il profite de l'occasion pour appeler la main-d'oeuvre jeune. La persévérance porte ses fruits puisque les adolescents arrivent nombreux au pensionnat.

Notes
372.

L'Escarbille ; op. cit, pp 36-37.

373.

Les voyages de l'abbé Santol : dans registre des salaires ; 53 J 764, A.D.V.

374.

Abbé Lemire, renseignements dans le dictionnaire des parlementaires français.

375.

Cité par E. Labarthe dans "Le travail des enfants dans les verreries".

376.

Proposition de l'abbé Lemire et polémiques sont situées d'après les bulletins de la chambre syndicale des maîtres de verreries de 1912 ; A.P.

377.

Article rapporté par le bulletin de la chambre syndicale.

378.

Bulletin de la chambre syndicale.

379.

L'expression est de A. Richard dans son courrier ; 53 J 714, A.D.V.

380.

Lettre de A. Richard du 9.12.1912 ; 53 J 714, A.D.V.

381.

Article de Daum, Est Républicain du 25.11.1912, archives du journal, Nancy.

382.

Lettre de Daum à Richard du 27.11.1912 ; A.P.

383.

Le métier n'est pas sans risques, ainsi durant son travail, Joseph Rivat gamin à la halle perd-il un oeil en 1894. Son tuteur réclame une indemnité. X. Mougin verse 2.000 francs à la famille qui accepte ; 37 J 22, A.D.M.

384.

L'Escarbille ; op. cit, pp 30-31.

385.

L'Escarbille ; op. cit, pp 40-41.

386.

L'Escarbille ; op. cit, pp 76-77.

387.

Lettre de A. Daum à A. Richard du 29 novembre 1912 ; A.P.

388.

Lettre de Baheux à A. Richard du 26 novembre 1912 ; 53 J 810, A.D.V.

389.

Lettre de Baheux à A. Richard du 15.12.1912 ; A.P.

390.

Lettre de A. Liégeois à A. Richard du 17.12.1912 ; A.P.

391.

Lettres de J. Bloch à A. Richard du 3 et 11 décembre 1912 ; A.P.

392.

Journal le Petit Parisien du 22 décembre 1912 ; A.P.

393.

Les "Padrones" sont des ouvriers qui recrutent des jeunes apprentis et qui sont souvent originaires du même pays.

394.

Lettre de Mansuy du 24.12.1912 ; 53 J 810, A.D.V.

395.

Lettre de A. Gérardin du 25.12.1912 ; A.P.

396.

Lettre de Albert Thouvenin du 11.01.1913 ; A.P.
- En 1891, la verrerie de Vierzon-Forges (Cher) est dirigée par Thouvenin Paul Michel 42 ans, Thouvenin Albert Michel 24 ans ; 3 M 100, A.D.C.
- Le pensionnat de la verrerie "bois d'Yèvre" à Vierzon-Forges (Cher) dirigée par les frères Thouvenin accueille en 1891 trente-quatre "enfants assistés".
Le pensionnat comporte réfectoire, dortoirs, salle d'études ; 3 M 100, A.D.C.
- Pour l'année 1891, le rapport général au préfet concernant l'inspection du travail dans l'industrie, 3ème circonscription du département du Cher, signale : "qu'il existe dans le département du Cher quelques écoles de fabriques ou de demi-temps, notamment chez MM Hache et Pépin fabricants de porcelainerie à Vierzon ville et chez MM les fils d'Adrien Thouvenin, verriers au Val-d'Yèvre à Vierzon-Forges [et que] cette dernière mérite une mention toute spéciale. MM Thouvenin occupent dans leur usine une cinquantaine d'enfants de 10 à 13 ans, de l'assistance publique de Paris ; une école spéciale est attachée à l'établissement sous la direction de M Masson, instituteur ; les enfants de 10 à 15 ans reçoivent chaque jour deux heures d'instruction ; le dimanche, des cours de gymnastique et des cours de bataillons scolaires leur sont également donnés par les professeurs payés par les directeurs de l'usine. Les enfants trouvent en plus un confortable relatif réfectoire ; salle d'études, dortoirs sont tenus dans des conditions d'hygiène satisfaisantes. Chaque année, cette école fait recevoir de 4 à 6 enfants au certificat d'études". 33 M 97, A.D.C.