2.8 - Un recruteur et un défenseur : Emile Labarthe

Un autre moyen de contre-attaque prend forme fin 1912. Lorsque Jules Bloch, encore, contacte un ami Emile Labarthe. "Comme je n'aime pas laisser traîner les choses, j'ai convoqué un ami qui doit tâter le groupe parlementaire pour la défense des intérêts économiques (...) cela peut être intéressant, il y a 160 députés qui font partie de ce groupe" 397 .

Emile Labarthe est avocat, secrétaire du groupe économique, chevalier de la Légion d'Honneur 398 . Il se propose sur les conseils de J. Bloch de confectionner un rapport sur la verrerie de Portieux dans le but de défendre les intérêts de la verrerie, de lutter contre le projet de l'abbé Lemire, de faire par la même occasion de la publicité pour le recrutement. E. Labarthe rencontre A. Richard à Portieux, une semaine après la visite du journaliste du Petit Parisien. Un accord J. Bloch-A. Richard fixe la rémunération de l'avocat à 1 000 francs à verser en deux fois : 500 francs pour la visite et 500 francs pour le travail. D'un rapport sur Portieux, l'ambition s'étend à une brochure sur différents types de verreries. A ce sujet, l'administrateur A. Gérardin conseille le directeur de la verrerie : "les visites de Monsieur Labarthe dans un groupe de verreries peuvent avoir du bon, surtout s'il donne suite à son projet de visiter une verrerie à bouteilles. Il serait bon qu'il en voit une où l'on travaille pour le champagne ; il y a peu de temps encore on ne pouvait souffler qu'à la bouche les bouteilles devant résister à une pression ; c'était très pénible. Peut-être n'est-ce pas encore changé. Monsieur Labarthe doit arriver, par son étude, à partager les verreries en trois catégories : verreries ne travaillant que le jour ; verreries travaillant jour et nuit ; verreries à bouteilles". Les conclusions pour les trois catégories peuvent être fort différentes 399 . Cette proposition de l'administrateur a pour but de démarquer les gobeleteries, dont fait partie Portieux, des verreries dans lesquelles le travail s'effectue selon des modalités pénibles. Sur les conseils de A. Richard l'enquêteur se rendra aussi dans les usines de flaconnerie 400 . La brochure doit être distribuée à tous les membres du parlement ou tout au moins aux députés faisant partie du groupe des intérêts économiques. E. Labarthe visite la verrerie Legras à la Plaine‑Saint‑Denis et celle de Daum à Nancy. Il souhaite enquêter dans les usines du Nord mais pas dans celles de la région lyonnaise "qui laissent le plus à désirer". L'avocat considère Portieux comme une usine modèle et veut la citer en exemple dans son travail ; toutefois, une recherche objective l'obligera à citer les problèmes rencontrés dans certaines verreries comme par exemple le travail de nuit chez Legras. Ce dernier l'a aussi conseillé, pour élargir le débat, d'enquêter dans d'autres industries afin de faire ressortir les avantages des petits verriers (filatures, verreries étrangères). E. Labarthe demande une rémunération satisfaisante et une provision substantielle car il y a trois aspects dans sa mission : défendre les verreries, servir d'appui aux revendications en ce qui concerne les tarifs douaniers, recruter pour Portieux. Le recrutement d'apprentis et de grosses familles est prévu dans les Basses-Pyrénées et Labarthe envisage de rejoindre J. Bloch qui se trouve à Saint‑Jean‑de‑Luz pour étudier la question sur place. J. Bloch, l'intermédiaire qui a fixé le contrat de travail de l'avocat en liaison avec A. Richard, écrit : "il me semble évident que malgré le développement du travail Labarthe, ce sera la verrerie de Portieux qui restera le point de son enquête, d'autant plus que votre mandataire a, dès maintenant et d'après ce qu'il a déjà vu, le sentiment que c'est seulement l'organisation de Portieux qui est à même de servir de modèle. Vous pensez que dans toute cette campagne c'est vous qui serez le principal bénéficiaire du résultat qui pourra être obtenu et que vous pourriez offrir à Monsieur Legras de payer la moitié de la dépense à faire, en lui demandant que lui ou ses collègues avec lui paient le reste" 401 . En bon négociateur, A. Richard sollicite la chambre syndicale pour un montant de 3.500 francs ; quant à lui, il offre 1.500 francs et pense accorder par ailleurs 150 francs par famille de 5 enfants.

Emile Labarthe publie son plaidoyer en faveur des verreries dans un fascicule d'une soixantaine de pages intitulé : " Le Travail des Enfants dans les Verreries" et portant en sous-titre : "Enquête faite au nom de la Chambre Syndicale des Maîtres de Verreries de France". L'auteur décrit d'abord l'objet de son travail et réagit vivement dès l'introduction : "Non, il faut le dire énergiquement pour le renom de notre industrie nationale, pour l'honneur de notre pays, les bagnes d'enfants n'existent nulle part en France. Les bagnes d'enfants sont du domaine de la littérature et du théâtre 402 ". Labarthe nuance de suite le propos en montrant que les journaux qui avaient été induits en erreur "n'ont pas hésité à proclamer la vérité dès qu'ils l'ont connue". Il félicite le Petit Journal, le Petit Parisien, et le Temps pour "leur loyauté et leur esprit de justice". L'auteur aborde successivement les conditions de travail des enfants dans les verreries, le recrutement des apprentis et la nécessité de l'apprentissage, la vie des apprentis dans les usines dont le descriptif est fortement inspiré de ce qui se passe à Portieux, la proposition de l'abbé Lemire et ses conséquences pour les usines, notamment dans les verreries à bouteilles, l'opinion des ouvriers, la question du recul de l'âge d'entrée de 13 à 15 ans en apprentissage, l'importance de la verrerie pour le commerce extérieur et le tarif des douanes. Il termine son travail en concluant que le véritable problème des verreries dont il faut continuer à s'occuper est celui de l'alcoolisme ouvrier. Labarthe suggère, outre la suppression du privilège des bouilleurs de cru proposée au parlement, de faire appliquer avec rigueur la loi du 3 février 1873, qui défend aux débitants de recevoir dans leurs établissements des enfants de moins de 16 ans, et de leur servir des liqueurs soit pour consommer sur place, soit pour emporter 403 . C'est encore là une habile façon de situer les enjeux sur un autre terrain qui concerne l'ensemble des industries. Toute l'enquête à laquelle s'est livré Labarthe aboutit à la conclusion qu'une réglementation nouvelle, par voie législative, du travail des apprentis dans les verreries est tout au moins prématurée (et que) si dans les circonstances actuelles elle venait à se produire, elle porterait un coup fatal à cette industrie.

Le défenseur des verreries se montre d'ailleurs optimiste, mais n'est-ce pas là une certaine forme de pression, en affirmant (qu') "il n'est pas douteux que la commission sénatoriale en jugera ainsi car l'enquête consciencieuse à laquelle elle s'est livrée a dû certainement lui montrer d'une part toutes les exagérations de la campagne menée contre les maîtres verriers, et, d'autre part, la nécessité d'organiser et de développer, bien loin de chercher à l'entraver, l'apprentissage dans les verreries" 404 .

Le retentissement des campagnes de recrutement amène de nombreux jeunes au pensionnat. Malgré ces campagnes, A. Richard signale au cours de l'année 1913 des "problèmes énormes" de recrutement des apprentis. Une trentaine de verriers sont appelés au service militaire et les places qu'ils laissent sont comblés par des promotions 405 . Cependant, le bas de l'échelle reste vide et il convient de recruter à nouveau des jeunes de 13 à 15 ans "dans des familles nombreuses des pays pauvres".

Quelques propositions arrivent, en nombre limité, spontanément par le biais de gros clients de Portieux ; ainsi, au début de 1913,Madame Gauthier de Paris, 7 rue du Paradis, suggère d'envoyer deux jeunes verriers de 15 et 16 ans. Depuis 4 années à la verrerie Sauvageot de Saint-Ouen, ils n'obtiennent pas d'avancement et souhaitent par conséquent partir en Amérique où on leur promet de belles situations. Ces deux jeunes se plaignent également "d'être couchés dans des dortoirs sans air et pleins de fumée". Madame Gauthier leur présente l'usine de Portieux qui fait avancer les jeunes ouvriers "qui savent se distinguer par leur bonne volonté au travail". Après avoir pris contact avec le directeur, elle leur offre une place à la verrerie 406 .

A. Richard s'adresse à plusieurs sources pour recruter en grand nombre. Il prend contact avec l'abbé Bernard, de Domrémy, pour que ce dernier au cours de ses déplacements dans le Nord recommande l'usine de Portieux afin d'y envoyer des apprentis 407 . A. Richard paierait le voyage aux jeunes et offrirait 25 francs par tête pour être utile à l'oeuvre que le curé a entreprise : la construction de la basilique de Domrémy. L'abbé ne peut rien promettre au directeur de Portieux dans la mesure où il se déplace dans les villes industrielles qui absorbent déjà la main‑d'oeuvre jeune.

Notes
397.

Autre membre de la famille Thouvenin.

398.

Lettre de J. Bloch du 03.12.1912 ; A.P.

399.

Lettre de J. Bloch du 13.12.1912 ; A.P.

400.

Lettre de A. Gérardin du 25.12.1912 ; A.P.

401.

Lettre de A. Richard du 05.03.1913 ; 53 J 714, A.D.V.

402.

Lettre de J. Bloch du 05.02.1913 ; A.P.

403.

Rapport de E. Labarthe ; op. cit, p 5.

404.

On a vu que les jeunes du pensionnat peuvent se procurer de l'eau-de-vie avec des conséquences mortelles.

405.

E. Labarthe ; op. cit, p 61.

406.

La nouvelle loi militaire appelle deux classes d'âge à l'automne 1913.

407.

Lettre de Madame Gauthier du 25.02.1913 ; A.P.