6 - Recrutement après 1923

Lorsque la reprise commerciale s'amorce vraiment, à partir de 1923, les délais de livraison ne cessent de croître par manque de personnel. Le directeur se tourne alors vers la société générale d'immigration à Paris dans le but de recruter des familles polonaises, tchécoslovaques ou des apprentis arméniens 476 . Il explique au directeur de la société d'immigration que 136 jeunes gens ont été tués pendant la guerre et qu'autant sont revenus blessés ou mutilés ; c'est pourquoi, faute de personnel, il n'a pu rallumer tous les fours. Il souhaite donc faire appel à une main-d'oeuvre étrangère pour "les petites mains" ; des familles polonaises composées d'au moins cinq enfants dont deux âgés de 13 ans au minimum, sans dépasser 16 ans. L'idéal serait de recruter une famille de quatre garçons âgés de 11, 12 à 16 ans. Le directeur de la verrerie présente les avantages concédés : logement bon marché (un franc par mois et par pièce) ; deux ares de jardin, sursalaire familial proportionnel au nombre d'enfants de moins de 16 ans. En ce mois d'octobre 1925, A. Richard accepterait des verriers tchécoslovaques si leurs aptitudes correspondaient au genre de fabrication de Portieux qui est celle du service de table. Pour les jeunes de 13 à 15 ans, de nationalité grecque, sans famille, réfugiés d'Asie Mineure, il pense pouvoir en accepter 10 ou 12 au pensionnat s'il n'y a pas, précise-t-il, risque de "défection en bloc". A la fin de l'année 1925, la verrerie a recruté trois Arméniens. Au mois d'août 1926, le patron de la verrerie sollicite le directeur de la société d'immigration afin d'obtenir pour la deuxième quinzaine de septembre dix garçons de 13 à 15 ans, arméniens, grecs, turcs ou tchécoslovaques. Il souhaite également une famille polonaise d'au moins trois garçons de 13 à 16 ans maximum. Dix enfants arméniens sont proposés mais la verrerie ne peut les garder car ils sont trop âgés 477 . La société d'immigration consent, sans difficulté, à en reprendre sept. Le recrutement ne s'effectue pas toujours sans problème. Le patron de l'usine intervient en tant que sénateur auprès du ministre pour protester contre l'opposition qui est faite au recrutement de l'ouvrier Nadislaw Knys, d'Ochotnik qui désire se fixer à Portieux et faire venir sa famille. Cette population étrangère est parfois instable. On note par exemple le départ entre le 20 septembre et le 1er octobre 1928 de Jean Mila et de ses enfants Miroslaw et Edmond ; de Tadislaw Lakowski et de ses enfants Edmond et Casimir ; des Arméniens Jacob Kouyoumdjan et Aroumoun Warmwarian. En 1929, A. Richard signale qu'il manque toujours de gamins : "nos relais portent à l'arche", écrit-il à A. Lacombe. Le patron désire qu'on lui envoie des veuves, le personnel adulte ne l'intéressant pas, avec des enfants mâles de 11, 12 à 16 ans, arméniens, polonais ou tchécoslovaques. Il renouvelle, à plusieurs reprises, sa demande auprès du directeur de la société d'immigration.

Lorsque les familles arrivent à la Verrerie de Portieux, elles trouvent à se loger dans les cités. L'usine assure des prêts de meubles, tables, bancs, lits, draps et couvertures... Les familles rendent ce matériel à l'usine lorsqu'elles sont en mesure de subvenir à leurs propres besoins 478 .

Le parcours d'émigration de la famille Stefanka éclaire celui de la plupart des travailleurs venus d'Europe centrale. Antoine Stefanka, de nationalité tchécoslovaque, né le 1er juillet 1895 à Hodrusa (Tchécoslovaquie) et son épouse, née Emilia Rendla, le 9 avril 1886 à Hodrusa, se sont mariés en avril 1915 à Budapest. De 1919 à 1929, Antoine Stefanka est tailleur d'habits chez ses parents, puis domestique à l'école de Pybarpoli (Tchécoslovaquie) jusqu'en 1929. Les époux Stefanka ont cinq fils, respectivement âgés de 13, 9, 8, 6 et 5 ans et une fille âgée de 4 ans lorsqu'ils arrivent en France le 19 octobre 1929. Le père et le fils aîné qui possèdent un certificat de travail régulier exercent d'abord durant 16 mois aux poteries de Pexonne (Meurthe-et-Moselle). La famille rejoint Portieux le 16 février 1931. Antoine Stefanka travaille comme manoeuvre et gagne un salaire d'environ 600 francs par mois tandis que les deux fils aînés sont apprentis verriers et gagnent chacun en moyenne un salaire de 300 francs par mois. La famille Stefanka s'intègre bien à la Verrerie. Les deux fils aînés qui pratiquent le sport fréquentent les jeunes gens de leur âge. C'est en 1934 que les Stefanka demandent leur naturalisation. Cette demande n'aboutit pas car l'on considère qu'étant en France depuis peu de temps, ils ne parlent que trop peu la langue, ce qui les empêche de s'assimiler aux moeurs et coutumes françaises 479 . On sursoit à la naturalisation en bloc de la famille Stefanka tout en invitant les jeunes gens à se mettre en instance de naturalisation, dès l'âge de 20 ans, afin de pouvoir servir dans l'armée française avec leurs camarades du même âge 480 . Antoine Stefanka et sa famille quittent la Verrerie avant la guerre pour s'installer en Haute-Marne. Antoine, après avoir travaillé à la société métallurgique de Champagne, sollicite une carte de commerçant afin de reprendre à Saint-Dizier sa profession première d'artisan tailleur. C'est le directeur de la verrerie et sénateur qui se charge de porter le dossier au ministère au début de l'année 1937. Jean Joseph Stefanka, frère d'Antoine, exerce également à la verrerie qu'il quitte en mai 1935 pour Rozelieures (Meurthe-et-Moselle) d'où il demande sa naturalisation 481 . Jules Stefanka, fils d'Antoine, sollicite sa naturalisation, en 1950, depuis la Haute-Marne où il réside. Progressivement les enfants sont naturalisés. Les parents Antoine et Emilia décéderont sans connaître cette possibilité tant espérée.

C'est dans la période de fort développement de l'entreprise avant la première guerre mondiale que le problème du recrutement se pose de façon cruciale. La verrerie de Portieux, il est vrai, vit alors dangereusement en faisant appel à des recruteurs parfois douteux qui n'hésitent pas à faire courir des risques à la direction de l'usine.

Après une recherche de main-d'oeuvre de 1923 à 1925 environ, c'est alors le problème du chômage et de sa prise en charge qui préoccupe la direction.

Notes
476.

Lettre de Vopélius du 21.10.1911 ; 53 J 714, A.D.V.

477.

Le registre des entrées mentionne les familles polonaises :
- Borowski Marie née le 20 janvier 1880, entrée à l'usine le 4 mai 1926 ; à la taillerie.
- Borowski Stanislas né le 3 novembre 1881, entré à l'usine le 16 février 1926 ; manoeuvre.
- Borowski Stanislas né le 18 octobre 1919, entré à l'usine le 16 février 1926 ; apprenti verrier.
- Borowski Bronislaw né le 20 décembre 1910, entré à l'usine le 16 février 1926 ; apprenti verrier.
- Borowski François né le 28 septembre 1913, entré à l'usine le 16 février 1926 ; apprenti verrier.
La famille Borowski part à Pont-à-Mousson. Le registre matricule de l'école précise que les filles Maria née le 2 février 1915 et Héléna née le 8 février 1918 entrées à l'école le 8 mars et le 11 octobre 1926, sont radiées pour cette destination en octobre 1927.
- Kotzewski Michel né le ?, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; à la poterie.
- Kotzewski Marian né le 30 mars 1913, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; apprenti verrier.
- Kotzewski Stanislas né le 23 octobre 1910, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; apprenti verrier.
La famille Kotzewski part à Pont-à-Mousson. La fille Héléna née le 12 février 1919, entrée à l'école en mai 1928, est radiée en octobre 1928.
- Lukowski Wadyslaw né le ?, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; manoeuvre.
- Ludowski Edmond né le 5 août 1913, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; apprenti verrier.
- Ludowski Wadyslaw né le 10 juin 1912, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; apprenti verrier.
- Ludowski Casimir né le 5 juillet 1914, entré à l'usine le 16 décembre 1926 ; apprenti verrier.
La famille Ludowski part également à Pont-à-Mousson. La fille Agnella née le 9 juillet 1920, entrée à l'école le 20 juin 1927, est rayée du registre matricule en mai 1929.
Dans le registre des constructions tenu par E. Lamy, celui-ci note : "arrivée de deux familles polonaises Kotzewski et Lukowski" ; 53 J 10, A.D.V.
- Mila François né le 16 mars 1879, entré à l'usine le 30 mars 1926 ; manoeuvre.
- Mila Hélène née le 30 septembre 1907, entrée à l'usine le 30 mars 1926 ; à la gravure chimique.
- Mila Miroslaw né le 28 janvier 1914, entré à l'usine le 30 mars 1926 ; apprenti verrier.
- Mila Edmond né le 16 février 1915, entré à l'usine le 16 février 1928 ;
- Mila Bronislaw né le 21 janvier 1920, entré à l'usine le ?
- Mila Jean né le 7 mars 1906, entré à l'usine le 23 juillet 1926 ; à la poterie.
Edmond Mila né le 16 février 1917, entré à l'école le 1er octobre 1926, est radié du egistre matricule le 31 juillet 1928 pour suivre ses parents qui ont quitté la localité.
E. Lamy note dans son registre : "16 janvier 1928, allumage du four 3, 9 à 10 heures du matin par Mila François".
Le registre des entrées ne précise pas les dates de sorties.
A ces familles il convient d'ajouter celles de Bronislaw Wassukévicht, manoeuvre, dont un fils Stanislas est inscrit à l'école en 1931 ; de Jean Hankus, manoeuvre, dont un fils Charles est inscrit à l'école en 1933 ; de François Kutaka, fondeur.

478.

Arméniens à la Verrerie : Aphrian, Kimarian, Gasparian, Varvarian, Kouyoumoudjian, Dazaghigian, Papazran, entrés à l'usine le 1er mars 1926.

479.

Registre des constructions tenu par E. Lamy ; 53 J 10, A.D.V.

480.

Registre des naturalisations : 15 M 321, A.D.V.
Famille Stefanka :
- Antoine né en 1895
- Emilia née en 1886
- Antoine né en 1915
- Jules né en 1919
- Emile né en 1921
- Jean né en 1922
- Alexandre né en 1923
- Ludivaka née en 1925

481.

Le Consulat de Tchécoslovaquie se serait opposé aux demandes dans le but de faire servir les fils dans l'armée de ce pays ; témoignage d'Emile Stefanka - 1997.