6 - L'économat - la société d'alimentation 633

Les ouvriers de Vallérysthal souhaitent bénéficier d'un économat comme il en existe un à Cirey-sur-Vezouze. En 1881, le conseil d'administration envisage la construction de ce futur économat, tout en considérant comme un avantage le fait que les prix auxquels pourraient être fournies les marchandises équivalent à une augmentation de 4 % sur les prix de la main-d'oeuvre. En 1900, les ouvriers de Portieux pétitionnent pour obtenir les mêmes avantages qu'à Vallérysthal. En décembre 1901, l'organisation du service est en partie achevée et le gérant désigné : Armand Lutz, né en 1855, qui a précédemment travaillé à Vallérysthal 634 . Le gérant prend ses fonctions le 1er avril 1902 et l'économat fonctionne le 1er mai suivant. Toujours dans le but de faire obtenir des prix avantageux aux ouvriers en complément des salaires, X. Mougin ouvre, en 1901, un logement à un boucher étranger afin qu'il exerce son métier en concurrence avec celui de la Verrerie. L'économat vit dans la dépendance de l'usine jusqu'en 1912 date à laquelle l'administration qui a fermé les yeux sur l'instruction de la nouvelle loi met en demeure la société, par le biais de l'inspecteur principal du travail, soit de transformer l'économat en société coopérative, soit de fermer. Le conseil d'administration propose alors de former une société en commandite par actions à laquelle l'usine louerait l'immeuble affecté à l'économat et céderait les marchandises approvisionnées. La société peut souscrire la totalité des actions mais le directeur juge préférable de s'assurer de la majorité dans les assemblées et de mettre un certain nombre d'actions à disposition des ouvriers. On prévoit de distribuer 5 % des bénéfices aux actionnaires et le surplus aux clients au prorata de leurs achats et de maintenir le gérant de l'économat en fonction comme gérant de la société en commandite. Il n'est plus un employé de l'usine et n'est justiciable que devant l'assemblée des actionnaires qui, seule, peut le renvoyer. Cette indépendance du gérant vis-à-vis de l'usine est rapidement circonscrite. Afin de ne pas être désarmé vis-à-vis de lui, le directeur lui fait signer une lettre de démission en laissant la date en blanc. Le 1er juillet 1912, la direction de la coopérative est confiée à René Boeuf, précédemment employé à l'économat 635 . Le 9 octobre 1912, René Boeuf dépose les statuts d'une société en commandite par actions chez Maître Jeandel, notaire à Charmes. Cette société est constituée entre René Boeuf, seul gérant, et les propriétaires d'actions simples commanditaires. La société a pour objet de fournir à ses associés des produits et des marchandises "de qualité vraie et de poids sincère et de réaliser par la création de magasins et au bénéfice de ses membres, des économies sur leurs dépenses de consommation, d'acheter en gros et de recevoir en consignation dans ses magasins, tous produits et marchandises qu'elle revend en détail à ses associés suivant le cours du jour." La société dont le siège est fixé dans les bureaux de l'usine, ce qui montre le degré de dépendance, est prévue pour une durée de 20 ans. Le capital se compose de 1.400 actions de 100 francs chacune. Ces actions peuvent être possédées par des ouvriers, employés ou chefs de famille d'ouvriers des Verreries de Portieux, ou anciens ouvriers, ainsi que par toute personne même étrangère à la Verrerie. René Boeuf a la signature sociale et la direction exclusive des affaires de la société. Il ne peut conclure aucun emprunt, ni aliéner ou hypothéquer les immeubles sociaux, sans y être autorisé par une délibération de l'assemblée générale. Le gérant perçoit un salaire de 1.600 francs payable par 1/12 et porté au compte des frais généraux, une part des bénéfices et dispose d'un logement gratuit. L'assemblée générale nomme un conseil de surveillance de trois membres représentant les actionnaires dans leurs rapports avec la gérance. La deuxième assemblée générale du 5 décembre 1912 nomme membres de ce conseil pour une année : Eugène Virte, employé, 6 actions ; Emile Eusèbe, verrier, 6 actions et Auguste Keltz, verrier, 5 actions. Chaque membre du conseil doit être en possession de 5 actions, au moins, déposées dans la caisse sociale pendant la durée du mandat "à la garantie des fautes qu'il pourrait commettre". Le fonds de réserve est alimenté par un prélèvement de 5 % sur les bénéfices. L'excédent sert à payer le premier dividende de 5 % du capital net d'impôts aux actionnaires et l'allocation de 4 % au gérant. Le reste se trouve mis à disposition de l'assemblée générale des actionnaires qui en détermine l'emploi. Le 20 novembre 1912, le gérant remet à Maître Jeandel la déclaration de souscriptions et de versements concernant la société en commandite par actions dite "René Boeuf et Compagnie", désignée sous le nom de Société d'Alimentation des Verreries de Portieux. Quatorze cents actions de cent francs chacune sont souscrites par 177 actionnaires. Parmi ceux-ci, 92 % exercent à l'usine. Les ouvriers par leur présence au comité de surveillance, d'une part, et par leur engagement dans l'actionnariat, d'autre part, doivent avoir le sentiment de participer pleinement à la gestion de la société. Un examen attentif de la liste des actionnaires dément cette assertion. Ces 92 % d'ouvriers ne possèdent que 58 % des actions et encore doit-on considérer que 18,5 % d'entre-eux n'ont souscrit que pour une ou deux actions seulement 636 . A contrario, 15 personnes étrangères à l'usine, ou faisant partie de la direction, soit 8,5 % des actionnaires détiennent 42 % des actions. C'est ainsi que Paul Baheux, avocat à Nancy, possède 40 actions ; Joseph Bournique, industriel à Abreschviller, 40 actions ; Charles Frédéric Beucler, clerc de notaire à Charmes, 40 actions ; André Gérardin, sous-inspecteur de la Gare de l'Est à Paris, 40 actions ; Georges Guntz, industriel à Saverne, 40 actions ; Comte de Menthon, industriel à Saint-Loup (Haute-Saône), 40 actions ; Jean Baptiste Mazerand, industriel à Cirey-sur-Vezouze (Meurthe-et-Moselle), 42 actions ; Jean Baptiste Mansuy, représentant à Paris, 50 actions ; Robert Masson, négociant à Charmes, 45 actions ; Eugène Lhuillier, représentant à Paris, 40 actions ; Nestor Eury, docteur en médecine à Charmes, 40 actions. A cette liste il convient d'ajouter : Raoul Jolant, ingénieur, 50 actions ; Emile Cleisz, médecin, 44 actions ; André Lacombe, sous-directeur, 24 actions ; Adrien Richard, directeur, 24 actions et enfin René Boeuf, le gérant, 40 actions. Le rôle influent de ces personnes se trouve renforcé dans la mesure où, pour la plupart (10 sur 15), elles font partie soit du conseil d'administration de la société anonyme des verreries Vallérysthal et Portieux, soit du conseil de surveillance de celle-ci, soit enfin du personnel de direction ou de maîtrise.

La même année, la verrerie vosgienne de Clairey se fixe des buts voisins : créer une société pour l'acquisition, la fabrication, la vente et l'échange de toutes denrées et marchandises destinées à la consommation et à l'usage des sociétaires et du public. Clairey choisit une autre forme juridique : société anonyme << la coopérative de Clairey >>. Les statuts déposés chez Maître Edmond André, notaire à Charmes, sont arrêtés par Emile Bilger, tailleur sur verre, domicilié à la Grange-Bresson, commune d'Hennezel, et Emile Debry, employé à la verrerie, domicilié à la Frison, commune d'Hennezel. Le siège de << la coopérative de Clairey >> se trouve dans un immeuble loué par l'usine. Le capital social se compose de 12.500 francs répartis en 250 actions de 50 francs. Peuvent être actionnaires : gérants, employés, ouvriers des verreries de Clairey, anciens ouvriers n'ayant pas quitté la commune, chefs de famille dont au moins un membre travaille à la verrerie et personnes habitant les immeubles de la société des verreries. La liste des actionnaires, déposée le 29 novembre 1912, chez le même notaire recense 71 personnes, ouvriers pour la plupart, à l'exception de Joseph Didot le directeur de la verrerie, 8 actions ; Marie-Adeline Mougin, veuve de Nicolas Didot et rentière à Clairey, 8 actions ; Marie Willy, receveuse des postes, une action. L'actionnariat à participation ouvrière indique ici une plus forte et réelle implication des verriers. A Portieux, nous trouvons un gérant, seul responsable devant les actionnaires et par conséquent, en fonction de la composition des investisseurs, devant l'usine ; à Clairey, nous avons un conseil d'administration composé d'ouvriers et responsable devant une assemblée générale d'ouvriers. Nommé à la première réunion des actionnaires, le conseil d'administration de << la coopérative de Clairey >> comprend outre Emile Debry et Emile Bilger, 5 verriers, un tailleur, et 2 employés. Cette assemblée nomme le directeur, Joseph Didot, commissaire de surveillance afin de bénéficier d'une aide technique. A Clairey, si l'indépendance des ouvriers qui constituent la coopérative n'est pas totale, elle est néanmoins largement supérieure à celle dont peuvent bénéficier les personnels de Portieux.

Le pain forme l'alimentation de base de l'ouvrier, c'est pourquoi les patrons se sont toujours employés à faciliter des possibilités d'approvisionnement. X. Mougin fait construire deux fours où les habitants peuvent cuire eux-même leur pain. Par la suite, c'est un boulanger de l'extérieur qui passe à la Verrerie. Toujours avec l'idée de rendre la cité ouvrière indépendante, A. Richard souhaite adjoindre une boulangerie à la coopérative. En 1919, il visite la boulangerie des aciéries de Neuves-Maisons (Meurthe-et-Moselle) en compagnie du sous-directeur et d'un ouvrier boulanger. Enchanté par cette visite, il décide de faire fonctionner de manière autonome une boulangerie qui ouvre le 1er juillet 1920. Prenant modèle sur les aciéries de Neuves-Maisons, il réorganise la coopérative. Les commandes s'effectuent désormais par le bureau de l'usine, renforçant contrôle et dépendance. René Boeuf s'occupe de la comptabilité pour la partie tenue à la coopérative ainsi que de la salle des ventes et des employés. Chaque semaine, et ceci pour éviter des abus, une employée est désignée pour servir ses collègues et leurs marchandises sont portées, comme pour tous les clients, sur leur livret personnel. Un employé a la responsabilité de la chaussure et de la quincaillerie ; un autre celui des tissus et de la bonneterie ; l'épicerie, mercerie, graisse, huile, charcuterie sont partagées entre les autres employés. Théophile Dehan, adjoint de R. Boeuf, vérifie les arrivages de grosse épicerie, de lard, graisse, huile, charcuterie. En 1921, la coopérative occupe 9 employés et le gérant. Elle fait plus d'un million de chiffre d'affaires, non compris le pain, la boulangerie fonctionnant de manière autonome.

Devant les difficultés accumulées par l'usine à la fin des années 30, on éprouve la nécessité de rebâtir une nouvelle société d'alimentation et l'usine souhaite louer la boulangerie à cette dernière. Le directeur se met en rapport avec la Société Nancéienne d'Alimentation pour créer une succursale à la place de la société d'alimentation qui est dissoute.

Le samedi 22 novembre 1941, les actionnaires de la société en commandite par actions sont convoqués au siège social dans le but d'entendre le rapport des liquidateurs amiables sur les comptes de l'exercice 1940-1941, sur la situation actuelle et le rapport du conseil de surveillance. Il s'agit enfin de se prononcer sur les comptes et répartition des bénéfices 637 .

La société d'alimentation doit être inscrite dans un ensemble d'institutions créées par la volonté du patron afin, entre autres, de s'attacher les ouvriers. Certes, ces derniers peuvent bénéficier de prix avantageux et de ristournes mais avec l'inconvénient de voir opposer des arguments de nature philanthropique aux demandes d'augmentation des salaires et surtout avec le risque important de vivre dans la dépendance de la direction. Voici un cas de supplique, parmi d'autres, adressé au directeur. Dans un premier courrier, Madame F écrit : "Monsieur Adrien, n'ayant pas suffisamment pour payer l'économat je fais appel à votre bon coeur pour que vous vouliez avoir l'obligeance de m'avancer 50 francs à retenir sur les deux mois qui suivent S.V.P.". Dans un second courrier, elle quémande à nouveau : "Monsieur Richard, je suis encore forcée de vous écrire au sujet de l'économa. mon mari avait écrit une lettre que j'ai portez à Monsieur Loutz pour demander de donner un acompte tous les mois pour le compte que l'on redoit. il m'a répondu que la boîte n'était pas à lui que notre compte était au bureau. que nous nous arrangions avec Monsieur le Directeur que l'on lui défendent de donner des marchandises sans vos ordres. Monsieur mon mari me charge de vous dire que si vous vouliez bien nous aimions mieux payé au bureau. si vous vouez bien vous nous retiendrez la somme de 30 francs tous les mois jusqu'au mois de mars. à ce mois nous devons toucher l'argent de notre maison que nous avons vendu dans notre pays. et donc nous pourrons rembourser au bureau. vous trouverez peut-être que ce n'est pas beaucoup 30 francs par mois. c'est pour je puisse payer tous les mois ce que je prendrai à l'économa. afin de ne plus faire de retard que je ne sois plus obligée de vous ennuier à vous écrire car je suis honteuses de vous déranger ainsi enfin que voulez-vous, mes enfants et mon mari ne peuvent pas travailler sans rien dépenser. je me fie sur votre grande bonté et gentillesse envers notre famille pour mettre tout cela dans de bonnes conditions. nous aurons un bon souvenir de vous. il faut espérer que ca ne seras pas toujours de même. plus mes enfants grandirons plus ils travaillerons. vous voudrez bien m'excuser de ma vilaine écritures. mon mari n'a pas osé vous écrire. c'est pourquoi il a fallu que je le fasse (...)" 638 . La famille F doit 110,90 francs. Il lui faut rembourser pendant quelque quatre mois. Humiliation morale pour cette femme et dépendance totale vis-à-vis de l'usine qu'il ne peut être question de quitter dans ces conditions, discrétion totale du mari qui préfère laisser sa femme argumenter avec ses moyens afin d'attendrir le patron sur la situation familiale, engagement à faire travailler les enfants dans le futur encore lointain : voilà l'essentiel de ces courriers qui traduisent un phénomène que toutes les formes d'institutions en faveur des ouvriers ont engendré à des degrés divers.

Par ailleurs, nombreux sont les verriers qui s'endettent auprès des commerçants. C'est parfois la saisie sur salaire qui les guette par le biais d'un huissier ou du greffe de paix. Le plus souvent les cas se règlent à l'amiable, l'usine consentant une avance sur déclaration. La veuve P déclare payer à J.B. Vinot, cordonnier à la Verrerie, la somme de 26,50 francs en trois fois à partir du 13 janvier 1898. Elle ajoute : "si je n'ai pas payé d'ici à trois mois, je l'autorise à se faire payer au bureau de la verrerie sur mon compte passé cette date" 639 .

Notes
633.

Sources :
53 J 714, A.D.V.
37 J 23, A.D.M.
7 U 87, A.D.V. et 7 U 92, A.D.V. : Société René Boeuf et Compagnie - Société d'Alimentation des Verreries de Portieux et Société coopérative de Clairey.
L'écho de la Moselle et du Madon du samedi 4 janvier 1913, journal hebdomadaire publié à Charmes.
L'express de l'Est du vendredi 7 novembre 1941, A.P.

634.

Armand Lutz, gérant de l'économat, décède tragiquement le 26 août 1912.

635.

René Boeuf, né le 8 janvier 1886, entre à l'usine le 10 avril 1902.

636.

Le caissier Eugène Houël a souscrit 15 actions ; l'employé Camille Dieudonné 10 actions ; les verriers Henri Fauchier, Joseph Hablainville, Henri Jacquot 10 actions chacun.

637.

Liquidateurs de la société en commandite : René Boeuf et Henri Marchal.

638.

Lettres de Madame F au directeur écrites avant 1912 : style et orthographe respectés.

639.

53 J 397 ; A.D.V.