Bien qu'ayant connu des mouvements revendicatifs, les ouvriers de la verrerie sont restés en dehors d'une vie militante. C'est en de très rares occasions qu'ils ont pu manifester leur existence comme groupe. Avec l'arrivée du Front populaire, une section de la CGT se crée à la verrerie en juillet 1936, mettant ainsi à mal la gestion paternaliste de l'entreprise. La grève du 30 novembre qui s'inscrit dans le contexte de la grève générale décrétée par la CGT, constitue le point d'orgue de l'action militante. Une répression sévère qui dure jusqu'à la guerre va s'ensuivre.
Les principaux artisans de l'émergence de la CGT à la verrerie sont : Xugney, Mansuy, Rossignol, Gellenoncourt et Roger Marx. Personnage central dans les événements du 30 novembre, Roger Marx, secrétaire de l'organisation, cède sa place à Mansuy avant de reprendre ses responsabilités lors du renouvellement du bureau syndical reconstitué le 10 octobre 1938. Lors de cette assemblée générale présidée par Xugney, "Roger Marx monte à la tribune salué par une ovation. Il déclare accepter de reprendre la tête de l'organisation si personne n'est candidat" 659 . A la date du 30 novembre, la CGT ne compte qu'une heure et demie de grève à son actif. La naissance d'un deuxième syndicat, début 1939, la Confédération Générale Ouvrière (CGO), chrétien et pro-patronal, ne fait que dresser davantage les verriers les uns contre les autres 660 . Une première tentative d'implantation de la CGO a lieu en février 1938 au cours d'une réunion publique contradictoire où se trouvent présents les sympathisants de la CGT. Crémieux prend la parole pour la CGO 661 . La CGT n'est pas tendre envers cet exclu du PC vers 1929 [qui] "chercha de suite son picotin où vont les renégats, c'est à dire les patrons. Nous le voyons dans les Vosges en 1933, ajoute le journal Vosges Ouvrières, chercher en pure perte d'ailleurs, à organiser << les Jeunesses Socialistes Nationales >> de Gustave Hervé. Il visitait toutes les localités allant voir les industriels l'après-midi et réunissant les jeunes ouvriers le soir" 662 . Aucun ouvrier n'adhère à ce groupement. C'est Mayeux qui tire pour la CGT les conclusions de la réunion : "les travailleurs ne se laisseront pas duper par ces syndicats à faux-nez de la CGO et resteront fidèles à notre vieille CGT." (...) la salle se lève en chantant l'Internationale manifestant son dégoût pour l'équipe Crémieux" précise le journal. Ce n'est que partie remise. Dans un article que publie le Travailleur Français, organe central de la CGO -directeur Albert Crémieux- on relate la réunion qui s'est tenue à Portieux en mars 1939 au cours de laquelle Lespagnol et Crémieux développent le programme de la CGO. Des militants de la CGT sont présents. A l'Internationale, on répond par la Marseillaise. La réunion est un succès assure la CGO : "le syndicat CGO de Portieux continue sa progression, les verriers ayant compris que leurs intérêts y seraient parfaitement défendus, sans qu'ils risquent d'être entraînés dans des mouvements de grèves politiques, générateurs de désordre et de misère" 663 . L'opposition CGT / CGO est révélatrice du clivage interne de l'entreprise. Au mois d'avril 1939, la CGT organise un bal au profit des chômeurs. La CGO en organise un à son tour avec "l'appui dictatorial" : << grand bal des jonquilles offert par le syndicat CGO >>. Deux militants de la CGT se rendent à ce dernier bal à une heure avancée et constatent la présence de "l'armée dictatoriale composée des employés et de certains camarades égarés et ignorant les vrais buts de la CGO (...)". La CGT menace et invite "les camarades qui veulent conserver les avantages acquis depuis 1936 et qui ont suivi les conseils de certains traitres depuis le 30 novembre 1938 puissent revenir vers la CGT qui leur ouvre les bras" 664 . La Verrerie de Portieux demeure un bastion de la CGT. Les ouvriers se tournent en majorité vers un syndicalisme corporatiste, un syndicalisme de combat.
Dans le premier numéro du journal "Vosges Ouvrières", la CGT se félicite du fait que l'organisation reste compacte face à "ce patronat qui guette et qui attend avec impatience la division des travailleurs. La vigilance et le dévouement pour venir en aide au gouvernement de Front populaire se trouvent ainsi récompensés". La CGT prône l'union : "tout faire pour unir, ne rien faire pour diviser". Le premier mai 1937, 750 personnes défilent derrière l'emblème du drapeau rouge sur un parcours de 8 kilomètres. Le cortège passe par Moriville "pour rendre hommage aux anciens ouvriers de cette commune" et faire comprendre aux cultivateurs que le patron de la verrerie est aussi le leur "car verriers et paysans sont liés les uns aux autres par leurs moyens d'existence" 665 . Le décès de Louis Véron, verrier âgé de 28 ans, victime d'un accident de forêt est l'occasion pour la CGT de mettre en évidence la difficile situation matérielle des ouvriers de la verrerie : "(...) Louis Véron est mort d'un accident de forêt. Nous savons que ce n'est pas le premier qui est venu endeuiller nos familles ; ce que nous constatons c'est que notre profession ne nourrit pas son homme, ce qui fait que le verrier pour se subvenir doit trouver un complément de vie (...)". Le syndicat exploite la situation pour faire valoir son action : "(...) La mort de Véron doit nous faire méditer sur notre triste sort ; elle démontre qu'à chaque pas le malheur nous guette et que nous ne devons compter que sur nous-mêmes. Notre syndicat doit être avant tout une véritable assistance mutuelle, une union pure et fraternelle doublée d'une grande solidarité (...) 666 . "L'assistance mutuelle" joue en effet en faveur des verriers profondément affectés par le chômage. En décembre 1938, une collecte effectuée par différents syndicats du textile, métaux, bois, livre... rapporte quelque 16.264 francs. La Fédération Nationale de l'industrie du verre (CGT) verse 10.500 ; le syndicat des verriers de Gironcourt 200 et les verriers d'Hennezel-Clairey 250 667 .
La CGT défend, certes, la cause de l'ensemble des verriers mais elle dénonce des actes particuliers : "il existe à la verrerie un certain monsieur qui se croit plus patron que le directeur. Il a dû mettre à pied un de ses subordonnés pour deux jours parce que ce camarade avait été forcé d'abandonner son travail par la maladie (et pourtant il avait une feuille de maladie délivrée par le médecin). Ce zigoto s'était froissé du fait que le camarade était tombé malade pendant la fenaison" 668 . Le syndicat proteste contre d'autres agissements, ceux "de pauvres imbéciles, parvenus à un grade par protection et non par leur intelligence [qui] se croient intéressants en provoquant les ouvriers par des propos inconsidérés. Plus que jamais, dit le journal, notre organisation (...) répondra courageusement à toutes les attaques des fainéants, larbins du patronat, capables d'entraver le bon fonctionnement de l'usine et d'en mettre la responsabilité sur le dos des ouvriers. Nous sommes, ajoute-t-il, décidés à surveiller et à dénoncer les manoeuvres dangereuses de ces messieurs qui grignotent les intérêts de la souche" 669 . C'est d'ailleurs ce que fait le journal de la CGT dans un numéro suivant : "nous voulons porter à la connaissance de tous qu'un certain Monsieur P.A., gros de taille mais bien petit d'esprit, se permet des brimades à l'égard de ses compagnons de travail. (...) Nous sommes prêts, par une démonstration, à lui faire remarquer que nous saurons faire respecter nos camarades. Le bureau syndical espère que Monsieur aura compris et qu'il ne voudra pas connaître le mépris de la population" 670 .
Le mouvement syndical vosgien se trouve exalté dans son action par la visite à Epinal, fin août 1937, de Léon Jouhaux secrétaire général de la CGT. Sept mille personnes assistent à son discours : "(...) Cette collaboration des travailleurs, dit-il, a pour but d'obtenir, non seulement le pain qui est indispensable, mais le mieux être et même le superflu auxquels a droit tout citoyen. La classe ouvrière ne retournera pas à l'indifférence coupable qu'elle a connue pendant de longues années. (...) Les postes de direction doivent être entre les mains de l'intérêt général, et la classe ouvrière a droit à une part de ces postes de direction. Ou bien la démocratie vaincra et imposera nos mesures ou bien elle sera vaincue. Mais elle ne peut être vaincue (...)" 671 . On ne saurait mieux exacerber les passions et entretenir l'illusion du grand soir dans un contexte rendu particulièrement sensible par la crise économique qui sévit avec son cortège de difficultés morales et matérielles. Un tel discours ne peut que renforcer le syndicat verrier dans sa lutte contre le patronat et ses alliés. Plus précisément pour les verriers, la visite de Simon secrétaire de la Fédération nationale des travailleurs du verre (CGT) à la Verrerie, le 10 septembre 1938, renforce la mobilisation générale. Au cours d'une assemblée générale extraordinaire motivée par sa présence, Simon rend compte de la séance arbitrale et surarbitrale de réajustement des salaires dans les sept départements de la région verrière de l'Est. Il explique que les usines de verreries déclarent du déficit mais il dénonce les bénéfices réalisés par les patrons, actionnaires dans les magasins de gros. Ces bénéfices ne figurent pas dans les bilans financiers, explique-t-il. Simon cite le cas d'une verrerie de la région qui vend un service de verres 600 francs, prix d'usine, alors que de l'autre côté de la rue en magasin, le même service se vend 1.500 francs. "Dans ces conditions est-ce les charges patronales qui font la hausse des prix" s'exclame-t-il. Concernant les salaires, le secrétaire précise qu'accompagné du surarbitrage, il est venu contrôler les salaires à Portieux. Il a constaté qu'en juillet 1937, un père de deux enfants avait été obligé de vivre avec un salaire mensuel de 275 francs. Gellenoncourt qui préside, lève la séance sur la motion : "plus que jamais la main dans la main. Tenir c'est vaincre" 672 . La CGT demande par la voix de Simon une augmentation des salaires. L'accord ne se faisant pas entre les délégués patronaux et les ouvriers, le syndicat demande l'arbitrage auprès du ministre du travail. Thiéry, ingénieur en chef des ponts et chaussées à Nancy, procède à une enquête approfondie de la situation des verreries de l'Est, notamment Portieux et Vallérysthal. Le constat s'impose : après une grosse perte de fabrication, la situation empire et il est impossible de faire droit aux demandes d'augmentation du syndicat ouvrier 673 . La section CGT écrit : "on nous a causé de déficit. Pourtant nos salaires sont justes ce qu'il faut pour vivre. Demandez donc à tous les visiteurs si notre travail ne vaut pas l'argent que nous gagnons" 674 .
Nous touchons à la fin d'une époque où régnait sans partage le personnel de direction et de maîtrise. "Le temps des seigneurs doit cesser" déclare Roger Marx le secrétaire de la section CGT. La rupture est désormais évidente entre les ouvriers, ou du moins ceux qui adhèrent à la CGT, et la maîtrise de la verrerie. "(...) De tous vos salariés vous avez formé deux groupes bien distincts : l'un votre personnel de maîtrise, les employés peu nombreux mais trop encore, pourvus d'une retraite largement assurée. La plupart flânent dans les ateliers les jours de chômage, vont tout de même à la paie, n'ont jamais connu la crise. Ce sont vos troupes payées mais ingrates, parce que contraires aux intérêts de l'usine, comme contraires aux syndicats ouvriers, bien qu'ayant profité des avantages acquis ; ne pourriez-vous leur demander des sacrifices !" Ainsi s'exprime le bureau syndical de la CGT début novembre 1938 675 . Le dialogue semble rompu entre les différentes parties : "ventre affamé n'a plus d'oreilles" ajoute le bureau syndical. Le climat se dégrade. Un article de la CGT dénonce "ceux qui de la façon la plus crapuleuse, à la faveur de la nuit, (...) placardent n'importe où, ou expédient par la poste, des griffonnages injurieux à l'adresse des membres du bureau syndical et d'autres camarades mandatés du peuple qui, par leurs attributions sont officiers de police judiciaire, ont l'appui des hauts pouvoirs et sauront s'en servir" 676 . Les "camarades mandatés du peuple" ne sont autres que le maire de Portieux Aubry et les membres de son conseil qui forment une municipalité de Front populaire. Cette municipalité socialiste s'oppose aux velléités des patrons de la verrerie en soutenant le syndicat de l'usine et plus généralement les ouvriers.
Le 1er mai 1938, à 14 heures, le maire de Portieux et ses collaborateurs du conseil municipal sont accueillis par les membres responsables de la CGT, du parti S.F.I.O. et des Combattants Républicains en présence de quelque 600 personnes. Prennent la parole Marx, secrétaire de la CGT, Gemmeloncourt, secrétaire adjoint, Chardot, adjoint au maire de la Verrerie. Marx appelle les travailleurs à s'unir pour aider les organisations syndicales auxquelles ils doivent tous appartenir. Gemmeloncourt parle de la retraite des vieux travailleurs. Chardot rappelle comment "la municipalité réactionnaire fut balayée sous la poussée ouvrière, et pourquoi la République est entrée à la mairie de Portieux "dont le maire est désormais Eugène Aubry. Chardot ajoute que la municipalité envisage la construction d'un foyer communal ou "maison du peuple" qui doit devenir "le berceau des jeunes, le triomphe des vieux, pour tous le symbole de libération et le gage de liberté" 677 . La construction d'une "maison du peuple" crée un conflit entre la municipalité de Portieux qui n'est plus tenue, soit directement, soit indirectement, par les patrons et la société des verreries. Début 1938, la municipalité vote la construction d'une "maison du peuple" mais elle se heurte au refus formel de la société des verreries de céder la moindre parcelle de terrain. Le seul terrain disponible se trouve au lieu-dit "Voie-Mauljean", territoire de Moriville, attenant immédiatement à la Verrerie de Portieux. Ce pré, d'environ 20 ares, appartient au ministère de l'agriculture auprès duquel une demande de location est introduite par bail de 99 ans. L'acquisition de ce pré doit permettre "la construction immédiate de la maison du peuple envisagée, de résorber le chômage qui sévit (20 jours de chômage de mois) et d'assurer l'indépendance et la liberté des citoyens verriers traités jusqu'à ce jour en véritables parias (1700 habitants, aucune salle, aucun isoloir pour voter, impossibilité de réunion, brimades continuelles de la société des verreries qui a même refusé une salle pour un bal de mardi-gras)". Le président du conseil d'administration écrit alors au garde général des Eaux et forêts pour lui signaler que les canalisations apportant l'eau de la Moselle à l'usine passent dans le terrain considéré et qu'en cas de difficulté à les entretenir, il faut envisager la fermeture de l'usine. Le maire de Portieux proteste contre le refus de la société : (...) "Ce terrain était destiné à la construction d'un foyer municipal et sportif. J'avais pensé que vous vous feriez un plaisir de l'offrir gracieusement, étant donné que vous êtes très compétent pour connaître et les hommes et les besoins de vos ouvriers, qui ne sont pas des loups mais des agneaux et dont nous sommes fiers d'être les bergers. Ceci dit, nous prenons acte de votre refus et, pour aider vos chômeurs dont la situation toute spéciale est digne du plus bienveillant intérêt, nous voulons quand même que cette construction se réalise dans le plus bref délai, malgré votre refus que nous regrettons" 678 .
Autre point de friction : la municipalité par une délibération en date du 16 octobre 1938 décide de la création d'une caisse de chômage partiel pour la Verrerie de Portieux et désigne le directeur comme membre de la commission locale de chômage. La première réunion de cette commission se tient le 2 novembre 1938 à la mairie de Portieux. Le maire demande au directeur d'être présent et, pour l'organisation du pointage, de bien vouloir mettre à disposition la salle de l'ancien réfectoire, les dossiers en la possession de l'usine pour établir la liste des chômeurs et le pointage qui incombe à la mairie. Par ailleurs, un employé de l'usine doit être désigné pour assister au pointage. La CGT (groupement départemental) a ouvert une souscription dans le département en faveur des nécessiteux de la Verrerie. Cette souscription est close le 2 novembre au soir et la municipalité qui y adhère, ainsi que des habitants de Portieux, demande à la direction de l'usine si elle veut joindre son obole et organiser à la verrerie une souscription parmi le personnel non touché par le chômage 679 . Le directeur de l'usine décline, bien évidemment, l'invitation en forme de convocation. Il ne peut, de surcroît, assister à une réunion dont la résultante est l'intrusion dans le microcosme verrier.
Alors que le contexte est particulièrement tendu et dégradé par la forte poussée du chômage, le bureau national de CGT décide la grève nationale de 24 heures pour le mercredi 30 novembre 1938. Cette grève vise à s'opposer fermement aux décrets - lois publiés par le gouvernement Daladier les 14 et 15 novembre 1938. Depuis le début de ce mois de novembre, le gouvernement relayé par la presse tient les citoyens en haleine. Le journal l'Est Républicain suit pas à pas l'évolution de la rédaction et de la parution de ces textes 680 .
Le ministre des finances Paul Reynaud précise qu'en ce qui concerne la durée du travail, le principe de la semaine de 40 heures est entièrement sauvegardé, mais des dispositions sont prises en vue d'assouplir très largement les conditions d'application. Des heures supplémentaires peuvent être réalisées suivant une procédure très simplifiée et à un tarif raisonnable. En contre-partie, les bénéfices provenant de l'exécution des heures supplémentaires sont soumis à une taxe spéciale se superposant aux impôts existants. Le mardi 15 novembre, le second train des nouveaux décrets - lois est connu : congés payés, les 40 heures et les modalités d'application, les heures supplémentaires. Si le gouvernement a tenu à apporter des précisions sur la semaine de 40 heures, c'est parce qu'il s'agissait là d'un point extrêmement sensible. La durée du travail est bien fixée à 40 heures mais les modalités d'application sont modifiées pour trois ans. La semaine de 6 jours ouvrables est la base de la durée hebdomadaire du travail. Sauf autorisation spéciale de l'inspecteur, la durée générale ne doit pas dépasser 9 heures par jour et 48 heures par semaine. Même si la pratique de 5/8 n'est pas interdite dans l'absolu, elle est largement remise en cause. Pour faire face à un surcroît d'activité, les heures supplémentaires peuvent être pratiquées dans la limite de 50 heures, au plus, après simple préavis à l'inspecteur du travail.
Bien que les explications des membres du gouvernement viennent tempérer les incidences de ces décrets - lois sur l'organisation du travail, la gauche est en effervescence. Dès le 13 novembre, à Lille, à l'occasion du deuxième anniversaire de la mort de Roger Salengro, Léon Blum dans son discours estime que le plan financier publié paraît avoir gardé peu de mémoire des engagements pris vis-à-vis de la classe ouvrière, "engagements que la classe ouvrière tient aujourd'hui comme il y a deux ans, dit-il, à faire respecter. En ce moment, il n'y a pas une seule industrie qui puisse faire plus de 40 heures, mais c'est ce chiffre de 40 heures qui continue à gêner." Le 15 novembre, à Nantes où la CGT tient son congrès, Jouhaux fait voter une motion repoussant les décrets - lois : "Le congrès unanimement résolu à défendre les 40 heures, les congés payés, les délégués ouvriers, etc, qu'il déclare être la base de tout redressement de notre économie nationale, repousse les décrets - lois qui sont, en propre, la suppression des réformes sociales, en substituant à la législation sociale établie par les votes réguliers du parlement, une législation de décrets n'imposant des sacrifices qu'à la classe ouvrière (...)". Cette motion est adoptée à l'unanimité. Le lendemain, Jouhaux déclare : "qu'est-ce que cette politique de redressement basée sur l'augmentation des heures de travail, quand des industries ne peuvent donner quarante heures à ceux qui demandent à travailler. Nous étions prêts à faire notre part de sacrifices, mais pas des sacrifices contraires à l'intérêt général du pays et dont nous faisons seuls les frais. (...)" La répartition des 40 heures et les heures supplémentaires sont les motifs principaux des protestations qui s'élèvent rapidement dans diverses usines et des grèves ou occupations éphémères. Le 22 novembre, on note des grèves à Puteaux chez Hutchinson, une effervescence dans les usines de la région de Dunkerque, une occupation sur le tas des usines Cail à Denain parce qu'une lettre de licenciement a été envoyée aux ouvriers qui ne s'étaient pas présentés pour les heures supplémentaires. Le 23 novembre, la préfecture du Nord déclare que 40 usines ont été occupées dans la région de Valenciennes. Une vaste offensive de protestation est déclenchée. Le mouvement gagne les grandes usines de la région parisienne, chez Renault en particulier. Fort de ce mouvement, la CGT décide alors la grève générale de 24 heures, le 30 novembre, pour faire barrage aux décrets - lois qui remettent en cause les acquis sociaux.
A Portieux, le président du conseil d'administration prévoit l'attitude à prendre en cas d'arrêt de travail. La première chose à faire, précise-t-il, est d'agir en accord avec le syndicat des verreries ou tout au moins en accord avec Bayel et Vannes-le-Châtel car il est peu probable que les verreries de la Moselle obéissent à un mot d'ordre. A. Gérardin soupèse deux hypothèses émises par le directeur de Portieux : suppression d'un travail avec préavis, suppression sans prévis avec perte possible de la composition. La première hypothèse semble la plus vraisemblable aux yeux du président. S'il vient un mot d'ordre de la CGT, il ne pourrait guère être secret car il s'étendrait aux autres industries de la région : filature, tubes, etc. Si un tel ordre est donné, le directeur doit savoir si la verrerie obéira. Il suppose même que les délégués préviendront afin qu'on n'enfourne pas. Si les autres verreries placées dans cette situation ne sont pas d'avis de réagir, il est convenu de faire remarquer aux délégués, au besoin en les faisant venir, qu'au moment où il est si difficile d'avoir des commandes, il est très maladroit de provoquer des mécontentements dans la clientèle en retardant les livraisons impatiemment attendues en fin d'année ; les commandes risquant de refluer vers d'autres verreries. La deuxième hypothèse, plus grave, devrait être examinée avec les directeurs des autres verreries. C'est en réalité la première hypothèse que suivent les verriers. Suite à une réunion des délégués ouvriers qui se tient le 28 novembre à 16 heures 30, le directeur est informé que la CGT a décidé de faire grève le 30. Il expose alors aux délégués les conséquences possibles de la grève : rupture du contrat de travail... Les délégués lui répondent qu'il ne s'agit nullement d'une grève à caractère professionnel mais d'une grève politique visant les décrets - lois... Le syndicat et les délégués se réunissent le soir pour décider ou non de la grève. Celle-ci est votée par 14 voix contre 4. Le mardi 29 novembre, le directeur pose une affiche dans l'usine pour faire connaître aux ouvriers "les conséquences possibles d'un geste irréfléchi". Le soir, les délégués et le secrétaire du syndicat Marx rencontrent le directeur pour lui indiquer que la grève a été votée et qu'une assemblée générale doit avoir lieu à 19 heures 30 au café Vuillaume. Le directeur, sans succès, met les responsables syndicaux "en face de lourdes responsabilités qu'ils encourent vis-à-vis des autres ouvriers". Au cours de la réunion, le secrétaire du syndicat fait voter les verriers à mains levées, refusant le vote secret, ce qui provoque la protestation de certains qui quittent la salle avant la décision. Le secrétaire Marx aurait déclaré : "il faut que la grève ait lieu, et elle aura lieu, dussé-je la faire seul". Le directeur bénéficie de l'appui du président du conseil d'administration qui l'approuve d'avoir prévenu les ouvriers qui feraient grève qu'ils rompaient leur contrat de travail et seraient rayés des contrôles de l'usine. Après la grève, le directeur doit informer chaque gréviste par lettre recommandée. Si le directeur estime que, parmi les ouvriers ayant fait grève, certains peuvent être repris, il convient de faire afficher après un délai de deux ou trois jours un avis disant que tout ouvrier ayant rompu son contrat de travail le 30 novembre et ayant, en conséquence, été rayé du contrôle de l'usine pourra faire par écrit une demande individuelle de réembauchage et que cette demande sera examinée. Aucune demande collective ne peut être soumise à examen, non plus qu'aucune demande verbale. Le conseil d'administration soutient totalement le directeur. Le mercredi 30 novembre, un piquet de grève prend place à chaque porte tandis que la gendarmerie de Charmes envoie quatre gendarmes qui prennent position aux entrées et aux ponts générateurs. A 8 heures, 40 à 50 ouvriers sont présents au four. De nombreuses défections sont enregistrées au coupage, biseautage, rebrûlage, décor. Trois tailleurs seulement sont présents. Vers 8 heures 10, des verriers chômeurs viennent au travail et franchissent sans encombre les piquets de grève. A 9 heures, six pots travaillent à la halle. Ce 30 novembre, à 8 heures 45, à la demande des sociétés des verreries réunies de Vallérysthal et Portieux, agissant pour Monsieur Auguste Moulin, sous-directeur à Portieux, Albert Leclerc, huissier auprès du tribunal civil de Mirecourt, demeurant à Charmes, se transporte au hameau de la Verrerie de Portieux et se rend à l'usine pour constater que tous les ouvriers ne sont pas à leur travail. A l'intérieur de la halle de fabrication, Albert Leclerc constate que, sur douze creusets de verre fondu, six creusets seulement sont au travail et qu'aucun ouvrier ne s'occupe des six autres creusets. Au moment de quitter la halle, à 9 heures, il constate qu'un septième creuset est au travail 681 . A deux reprises dans la matinée, le directeur fait passer au son de la caisse un avis de reprise du travail. Des ouvriers chômeurs arrivent. Au total, 202 ouvriers et ouvrières travaillent ainsi que 45 employés. Après 7 heures et demie de labeur, les verriers arrêtent. Les pots sont renfournés sans problème par les fondeurs. Toute la journée, les grévistes tiennent réunion sur réunion au café Vuillaume. Ils décident d'occuper l'usine vers 17 heures mais un groupe de gendarmes les en dissuade. L'occupation est alors reportée au lendemain. Le directeur adresse une lettre recommandée à tous les grévistes. Prévenu par A. Moulin de la grève du 30, le président Gérardin conseille de ne pas considérer les ouvriers qui, en vertu du roulement de chômage, ne devaient pas travailler ce jour comme ayant rompu leur contrat de travail. En cas de procès, l'usine perdrait. Ce n'est pas à ces ouvriers de justifier qu'ils n'ont pas été touchés par l'appel de la direction. C'est à l'usine à prouver qu'ils ont été touchés et cette preuve est juridiquement difficile à faire. Si des avis de rupture de contrat de travail ont été envoyés, il faut réclamer à l'intéressé l'avis qu'il a reçu par erreur. Par son conseil avisé, le président Gérardin sauve une situation compromise. En effet, dès le 1er décembre, le directeur fait adresser aux grévistes, quelle que soit leur situation, une lettre ainsi rédigée : "du fait que le 30 novembre 1938, vous n'avez pas répondu à notre appel pour assurer le travail de l'usine, nous considérons et nous prenons acte, par la présente, que vous avez rompu personnellement le contrat de travail passé avec nous. En conséquence, vous ne faites plus partie de notre personnel à partir du 30 novembre 1938, et nous sommes prêts à vous régler vos salaires à ce jour, à vous remettre vos feuilles d'assurances sociales et votre certificat de travail, le tout sous réserve de tout recours devant les juridictions compétentes".
Le 2 décembre, le directeur répare l'erreur commise, évitant ainsi des poursuites judiciaires : "à l'inverse du cas des ouvriers grévistes du 30 novembre 1938, le cas des ouvriers en chômage normal le même jour sera examiné individuellement. Vous êtes donc prié de vous présenter samedi 3 décembre de 9 heures à 11 heures ou de 14 heures à 17 heures au bureau du directeur où des renseignements et instructions vous seront donnés sur votre situation. Le présent avis annule notre lettre du 1er décembre 1938" 682 . Le président du conseil d'administration préconise encore d'effectuer un tri parmi les demandes de réintégration de grévistes. Il n'est pas question, selon lui, de reprendre ni ceux qui ont poussé à la grève, ni ceux qui figuraient dans les piquets de grève. Toute la taillerie ayant fait grève, on ne peut pas reprendre tous les tailleurs et si, faute de ne plus pouvoir tailler, on ne peut plus faire fonctionner l'usine alors il conviendra d'arrêter la production. Au sujet des militants qu'il ne faut pas admettre, Gérardin écrit : "depuis plus de deux ans que toute cette agitation dure, ils sont certainement connus" et il ajoute : "(...) il ne faudrait pas reprendre un militant parce que sa femme est parente de X ou a rendu service à Y. Toutes ces petites histoires locales doivent être éliminées". Pour le réembauchage d'ouvriers pouvant être occupés, il convient de donner dans le choix la préférence à ceux qui ont des charges de famille, aux blessés de guerre, aux ouvriers combattants, à ceux qui "ont de bons et anciens services". Le président encourage le directeur à refuser sans hésitation de recevoir les ouvriers n'appartenant plus à l'usine ; à n'examiner que les demandes écrites de réembauchage en fonction des besoins de la fabrication afin de réduire le plus possible le chômage partiel. Si le mari est éliminé, il n'est pas question de reprendre sa femme si elle est ouvrière. Le jeudi 1er décembre, dès 6 heures du matin, le directeur évacue de l'usine quelques grévistes. A 8 heures, le personnel de la veille est rentré tandis que les grévistes se massent aux portes où gendarmes, personnel dirigeant et employés les empêchent de rentrer. Alors que le directeur refuse une audience au secrétaire syndical, il reçoit une délégation du conseil municipal à laquelle sont confirmées les conséquences de la grève. Les grévistes tiennent de nombreuses réunions. Aucun incident n'est à déplorer. Quatre gendarmes sont présents en permanence et deux la nuit. Des chômeurs s'étant présentés le matin pour travailler, le directeur appose une affiche pour la journée du 2 dans le but de faire entrer du personnel complémentaire. La journée du vendredi 2 se passe dans le calme tant dans les rues qu'aux entrées de l'usine. Le samedi, une trentaine d'ouvriers viennent s'embaucher, chômeurs ou grévistes, qui reprennent le lundi. Le directeur refuse une nouvelle demande d'audience au secrétaire syndical et répond négativement à une délégation municipale qui le questionne sur le réembauchage collectif.
Le cas de la verrerie n'est pas, bien entendu, isolé. Les grévistes de l'industrie textile subissent des sanctions identiques. A Thaon et à Igney les établissements du C.I.C. (Boussac), dont une grande partie du personnel était en grève le 30 novembre, ferment leurs portes. Une affiche indique que l'usine est fermée jusqu'au 6 décembre et que les ouvriers seront réembauchés individuellement sur présentation de la lettre recommandée qui leur a été envoyée. Devant la porte des usines et à l'intérieur, la gendarmerie veille. A Nomexy, le réembauchage commence dès le vendredi 2. Cependant, certaines usines telles les usines Pottecher à Bussang réembauchent les ouvriers sans distinction. A Portieux, une cinquantaine d'ouvriers reprennent le travail le lundi 5 décembre. La journée se déroule normalement à l'usine : à la halle les pots sont vidés ; au coupage, on réorganise les chantiers ; 4 ouvrier(ères) fonctionnent au décor, 3 chantiers à la taillerie, 7 emballeuses au magasin. C'est au total 360 ouvriers et employés qui sont présents. Suite à une réunion de la CGT, des ouvrières grévistes apportent au directeur une demande de réembauchage. Ce dernier estime qu'il s'agit là d'une manoeuvre destinée à réembaucher les ouvrières puis les ouvriers. Aucune réponse n'est donnée à cette demande de même qu'à celle qui émane du << comité des chômeurs >>. Cette lettre rédigée à la suite d'une assemblée générale des chômeurs le 6 décembre précise : "(...) nous savons très bien qu'il est difficile de faire marcher une verrerie sans verriers et impossible de combler les frais généraux avec le peu d'ouvriers qualifiés que vous avez ; c'est pourquoi nous sommes décidés à reprendre notre travail individuellement à condition qu'il n'y eut aucun licenciement et aucune sanction pour fait de grève" 683 . Une réunion de ce comité décide, le jeudi 8 décembre, l'occupation de l'usine pour le lendemain matin. Informé, le directeur prévient la gendarmerie. Ce vendredi 9, vers 8 heures, les ouvriers grévistes se rassemblent aux portes de l'usine où sont postés quatre gendarmes. L'inspecteur du travail qui arrive reçoit une délégation du conseil municipal puis s'efforce de décider les ouvriers à remettre les demandes d'embauche qui sont examinées le samedi 10 décembre 684 . Les acceptations dépendant des besoins de la fabrication, dans un premier temps 44 demandes sont acceptées et 79 refusées. Après révision, les nombres passent respectivement à 61 et 49. Toujours en fonction des nécessités de la fabrication, on prévoit de réintégrer 175 ouvriers dans les jours suivants. Malgré la protestation du bureau national de la CGT contre les sanctions prises et malgré une intervention du ministre du travail, Pomaret, qui dès le 2 décembre demande aux chefs d'entreprises de favoriser l'apaisement social souhaité par le gouvernement en faisant preuve de modération dans les décisions qui doivent être prises après la grève, la répression perdure à la verrerie 685 . En janvier 1939, 140 ouvriers sont toujours en dehors de l'usine, selon la CGT, alors que dans certains ateliers ont fait 48 heures 686 .
Les premières reprises du travail s'effectuent dès le 5 décembre mais le plus grand nombre de demandes individuelles de réembauchage datent du 9 décembre, jour de l'intervention de l'inspecteur du travail. Beaucoup de verriers s'expriment dans leur lettre de façon laconique : "ayant reçu une lettre de licenciement le 1er décembre 1938, j'ai l'honneur de solliciter de votre bienveillance ma réintégration" (3.12.1938 ; repris le 5.12.1938) - "je viens vous demander à reprendre mon travail normalement" (9.12.1938). Certains avancent des explications justifiant l'absence : "étant en chômage, je suis parti à la Moselle avec des copains. Je n'ai pu descendre travailler. Nous sommes rentrés vers trois heures. Veuillez avoir Monsieur le Directeur la bonté de me donner du travail à votre usine. J'ai du regret de ne pas avoir été là pour mon travail" (3.12.1938 ; repris le 5.12.1938). Nombreux également sont ceux qui font de surcroît amende honorable en s'adressant au directeur-père : "je vous demanderais d'avoir la bonté de me donner de l'ouvrage à votre usine pour moi, mon père, ma mère, étant partis au bois pour la journée du 30 novembre. Je n'ai pas entendu votre appel. Je vous promets d'avoir du regret d'avoir mal agi comme je l'ai fait" (2.12.1938 ; repris le 5.12.1938) - "Je vous demanderais très sincèrement de me donner de l'ouvrage à votre usine, je suis père de trois enfants, bientôt quatre. Alors vous comprendrez, je ne demande qu'à travailler. Je reconnais d'avoir mal agi mais je suis prêt à réparer. C'est la peur qui m'a fait aller en grève (...)" (3.12.1938 ; repris le 5.12.1938) - "Je viens vous faire mes excuses car je reconnais aujourd'hui n'avoir pas bien agi en abandonnant mon travail le jour du 30 novembre (...)" (6.12.1938) - "(...) J'ai l'honneur de vous demander de bien vouloir ne pas tenir compte de l'indiscipline que j'ai commise et dont je m'excuse auprès de vous (...)" (repris le 5.12.1938). S'être laissé entraîner est un argument souvent utilisé pour justifier la conduite : "vu les événements qui se sont produits, ayant voulu suivre mes camarades qui je vois m'ont conduit dans l'ennui (...)" (14.12.1938) - "Je viens vous dire tout mon ennui que cette grève m'a causé à moi et à ma femme. Ayant été entraîné, je me vois obligé de vous demander du travail. Je ne peux encore m'expliquer comme j'ai cédé à agir de la sorte à mon âge vu la gentillesse que vous aviez eue pour moi mais je puis vous dire que je n'ai jamais été dans quoique ce soit contre vous. Je vous fais toutes mes excuses (...)" (14.12.1938) - "(...) Comme bien des camarades je fus entraîné dans le gouffre et aujourd'hui j'en subis les conséquences. Je n'ai pas voulu forfaire contre vous loin de là, car j'ai eu toujours besoin de vous. Mon geste était plutôt inoffensif que rebelle. Aujourd'hui n'ayant jamais fait de mal à quiconque je me vois sur le carreau avec ma femme et cependant il nous faut vivre (...)" (26.12.1938).
Rares sont les ouvriers qui osent braver l'autorité du directeur car les conséquences pénalisent très fortement le récalcitrant. Ainsi T écrit le 18 décembre : "Faisant suite à votre lettre du 15 de ce mois, j'attire votre attention sur le fait que, le 9 décembre, je vous ai adressé une demande de reprise de travail aux conditions normales précédant le 30 novembre, et non une demande d'embauchage qui annule ces conditions. Dans le cas où vous auriez l'intention de m'imposer de nouvelles conditions concernant le statut du travail, je vous demanderais de bien vouloir me le préciser avant mon entrée à l'usine." (18.12.1938). L'ouvrier ne se présente pas au travail le 19, comme prévu dans un échange de courrier du 9 décembre. L'usine lui adresse son livret et son certificat de travail ainsi que sa carte d'assurances sociales. Le logement constituant un accessoire au salaire pour les seuls ouvriers travaillant à l'usine, on le prie de prendre ses dispositions pour l'évacuer dans un délai de 15 jours maximum à compter du 19. Expier une faute, voilà comment des verriers considèrent le fait de ne pas être repris de suite. Après l'envoi de plusieurs courriers, l'un d'eux écrit : "(...) Je voudrais être fixé vu que voilà déjà 15 jours de passé alors je suis déjà bien puni (...)" 687 .
Des ouvriers sont repris sans conditions, notamment ceux qui expriment dès le 2 ou 3 décembre l'intention de retravailler : "(...) nous sommes d'accord pour que vous repreniez votre travail d'emballeur, demain 6 décembre, votre salaire restant le même" (5.12.1938) - "Vous pouvez vous présenter au travail demain 10 décembre, à 8 heures, sur le four 2, où une place vous sera réservée (...)" (9.12.1938). Dans une famille de quatre verriers, on reprend les deux chômeurs mais on fait patienter les deux autres qui ont suivi la grève. Si de nombreux réembauchages s'effectuent en fonction des besoins de la fabrication, certaines catégories de personnel : femmes ou tailleurs, par exemple, étant plus concernées que d'autres, le directeur prend la précaution de préciser que ces ouvriers doivent avoir soin de ne pas refuser du travail ailleurs s'ils en trouvent. Le directeur est aussi conduit à observer une grande prudence quant à la reprise des tailleurs pour ne pas recommencer à la taillerie des chômages que le président qualifie "d'inadmissibles". "Il faut d'abord, insiste-t-il, que nos ouvriers puissent vivre et qu'on ne retombe pas à des salaires mensuels lamentables. A aucun prix il ne faut rouvrir une telle période".
La situation des ouvriers non repris s'avère délicate. A la coopérative, d'après l'ordre du président du conseil d'administration, aucune fourniture ne doit être faite sans être garantie par des salaires. Dans le cas contraire, le déficit retomberait sur les ouvriers qui ont continué à travailler. Gabriel Simon, secrétaire de la Fédération nationale de l'industrie du verre, lance un appel pathétique : "allez-vous laisser mourir de faim les quelque cinq cents familles d'ouvriers verriers qui se succèdent de père en fils dans cette agglomération qui est la Verrerie de Portieux et qui jusqu'alors ont fait la richesse de cette contrée. Pensez-vous un seul instant qu'il y a là des enfants qui ne demandent qu'à vivre et qui ne sont pas cause du régime actuel ?" 688 . Le problème du logement et de la caisse de retraite est tout aussi sensible pour le personnel licencié dont le contrat de travail prend fin en février 1939. L'avoué Porterat peut alors engager une procédure d'expulsion des ouvriers qui occupent "indûment" les logements. Chaque licencié reçoit une lettre recommandée l'avisant que l'assignation en référé suivra après le délai de quinzaine. Le comité des licenciés dont les moyens d'existence sont réduits à l'allocation de chômage, affirme ignorer que le logement est un accessoire du salaire. Les membres de ce comité déclarent quitter "le berceau de [leurs] petits enfants". Les ouvriers intéressés prétendent qu'il est inhumain de les mettre à la porte de logements qui ne seront pas habités et qu'ils n'osent pas s'en aller, parce qu'ils ont peur de perdre l'indemnité de chômage qui constitue actuellement leur seule ressource. Pour le directeur, l'usine ne peut encourir aucune critique puisqu'elle tolère, depuis le 1er décembre, que ces ouvriers occupent des logements auxquels ils n'ont pas droit. Alors que les licenciés notent que plus de 10 logements sont vacants à la Verrerie, le directeur dresse une liste de quelques logements occupés par des ouvriers licenciés et qui ont, selon lui, été demandés depuis longtemps par certains de leurs camarades travaillant à l'usine. Quatre licenciés se trouvent dans ce cas dont le secrétaire et le secrétaire-adjoint de la section CGT 689 ! L'ordonnance de référé du 25 mars 1939 accorde aux occupants sans droit aux logements un délai jusqu'au 1er juillet. A la date du 5 de ce même mois, 9 licenciés n'ont toujours pas évacué leur logement et commandement à évacuer sans délai leur est signifié. Le comité des licenciés s'inquiète également du devenir de leurs versements obligatoires à la caisse de secours. En effet, l'article 18 de la caisse -statuts de 1938- précise : "tout membre qui cessera de travailler dans les usines de la Société ou qui sera congédié pour quelque motif que ce soit, perdra tous ses droits sur la Caisse et sera rayé de la liste de ses membres". Marx écrit au directeur : "Nous pensons que la caisse de retraite est comme le logement un accessoire au salaire et qu'il est indispensable que notre situation soit définitivement réglée avant de quitter le berceau de notre jeunesse" 690 .
Les victimes de la grève ne s'en laissent pas compter. Deux d'entre elles font citer la société des verreries à comparaître devant le juge de paix du canton de Charmes, statuant en matière prud'homale, à l'audience du 24 mars 1939. G réclame la somme de sept cent cinquante francs à titre d'indemnité de brusque rupture du contrat de travail. Il argue du fait que sans aucun motif ni préavis, le directeur de l'usine l'a congédié brusquement le 1er décembre 1938. Pour les mêmes motifs, M réclame neuf cents francs à titre d'indemnité. Le jugement est rendu le 5 mai 1939. Le juge des prud'hommes déclare pertinents et admissibles les faits rapportés par la société à savoir :
Ces deux verriers ont beau s'efforcer d'argumenter sur le plan juridique, les faits sont plus forts dans la mesure où ils sont présentés par des témoins dignes de foi : gendarme, ingénieur, garde-champêtre entre autres.
Une grève d'une journée, le 30 novembre 1938, étire ses conséquences pour un groupe non négligeable de verriers -plus d'une dizaine- jusqu'en juillet 1939, c'est-à-dire à un moment où la verrerie s'avance vers la fermeture complète.
Bien évidemment, le syndicat CGT de la verrerie inscrit son action dans la journée de grève nationale destinée à lutter contre les décrets - lois ; mais comment la section locale peut-elle entraîner 75 à 80 % du personnel à "désobéir" alors qu'il n'y a guère de tradition de lutte à la verrerie ? Le secrétaire à la Fédération nationale de l'industrie du verre justifie ainsi la grève : "nos camarades de Portieux, à la connaissance des nouveaux décrets - lois, qui loin d'apporter une amélioration à leur triste sort, allaient au contraire encore accroître leur misère, ont tenu à participer à la grande protestation organisée par la Confédération Générale du Travail". Il explique ensuite que la protestation n'était pas dressée contre l'usine car, dans ce cas, la grève aurait eu lieu lorsqu'on n'a pas donné satisfaction à la demande de réajustement des salaires en octobre 1938 692 . Simon, secrétaire de la Fédération, utilise cette argumentation dans l'espoir d'atténuer les sanctions prises par la direction. Cependant, la section locale de la CGT ne fait quasiment jamais référence aux décrets - lois. Une phrase, semble-t-il, traduit son souci : "depuis longtemps acculés à des salaires de famine, sciemment voulus, à bout de résistance, le 30 novembre fut pour nous la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ; un jour d'arrêt de travail par la grève (...)" 693 . Ainsi la mobilisation s'expliquerait-elle mieux. Un élément national sert de catalyseur à des revendications locales : chômage, salaires, volonté de quelques-uns d'en découdre avec les patrons. On abat les idoles mais les lendemains sont difficiles et les lettres de demande de reprise disent bien que le paternalisme, s'il a été ébranlé sur ses fondations, n'est pas définitivement terrassé ; quelques heures de travail, le logement, le jardin, la coopérative, la caisse de retraite... cela contribue à rendre dociles les ouvriers qui reviennent en nombre dans le giron protecteur.
La direction de l'usine, bien que prévenue de la grève, s'entête à faire enfourner la matière première : un bras de fer s'engage alors. La situation lui est favorable. Elle peut se débarrasser des meneurs qui, d'après le président du conseil d'administration, créent de l'agitation depuis deux années. Elle peut réduire le chômage partiel et par conséquent améliorer les salaires de ceux qui restent au travail, assurant par ce moyen le calme dans l'entreprise. Elle peut améliorer ses rendements en sélectionnant les verriers fidèles, compétents, travailleurs.
Si la grève générale est incontestablement un échec sur le plan national, peut-on considérer qu'il en est de même sur le plan local ? La section CGT de la verrerie n'est suivie assez massivement que de façon éphémère. Très vite la crainte s'installe chez des verriers enracinés à la Verrerie et les patrons retournent la situation à leur profit. Assurément il y a échec également à ce niveau local. Cependant la CGT démontre sa capacité à lutter, se forgeant progressivement une image de syndicat de combat avec lequel il est obligatoire de compter. La CGT des verriers devient une branche bien spécifique du syndicat vosgien, affirmant par là sa personnalité propre, ses particularités et ses besoins spécifiques. Assurément par ses enjeux nombreux pour les verriers, la grève du 30 novembre marque un tournant dans la vie de l'usine et de la cité ouvrière.
Vosges Ouvrières du 28.10.1938
Voir les tracts en annexe pp 673-674.
Albert Crémieux : directeur du Travailleur Français ; organe central de la Confédération Générale Ouvrière.
Vosges Ouvrières du 12.02.1938
Travailleur Français du 18 mars 1939
Vosges Ouvrières du 21 avril 1939
Vosges Ouvrières du 8 mai 1937
Vosges Ouvrières du 12 juin 1937
Liste des organisations et montant de la collecte organisée en faveur des verriers chômeurs - Vosges Ouvrières du 30.12.1938
Conseil municipal de Portieux 263,00
79e section des travailleurs du livre Epinal 447,50
Syndicat du textile C.I.C. Nomexy 2 050,00
Syndicat des instituteurs de France et des colonies 500,00
Sans adresse : Union Départementale 400,00
Textile Saint-Michel-sur-Meurthe 100,00
Bois de Gérardmer 160,40
Textile de Gérardmer 285,00
Métaux de Darney 100,00
Complément Union départementale 54,60
Syndicat des employés de banque Epinal 50,00
Combattant Républicain - Section Cantonale de Charmes 615,00
Fédération nationale de l'industrie du verre10 500,00
Textile du Rabodeau 100,00
Syndicat des verriers de Gironcourt 200,00
Gaz - Remiremont 29,00
Textile - Fraize - Plainfaing 200,00
Verriers - Hennezel-Clairey 250,00
Le trésorier de l'U.D. 10,00
Union départementale163,00
16 264,50 F
Autre collecte en faveur des chômeurs - Vosges Ouvrières du 24.02.1939
Syndicat métaux - Vincey 180,00
Syndicat - Lorraine électricité 200,00
Anonyme commune de Portieux 20,00
M. Gueury - Verrerie 49,00
Anonyme Verrerie 50,00
Union départementale 500,00
Fédération du verre5 625,00
6 624,00 F
Vosges Ouvrières du 24.07.1937
Vosges Ouvrières du 13.11.1937
Vosges Ouvrières du 8.01.1938
Discours de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, rapporté dans Vosges Ouvrières du 28 août 1937
Vosges Ouvrières du 23.09.1938
37 J 28, A.D.M.
Vosges Ouvrières du 23.04.1938
Vosges Ouvrières du 4.11.1938
Union Ouvrière du 7.10.1938
Travailleur Vosgien du 7 mai 1938
Courrier du maire Aubry à Moulin, directeur de la verrerie. La maison des jeunes n'est construite qu'après la guerre.
Courriers du maire Aubry à Moulin, directeur de la verrerie des 18 octobre et 2 novembre 1938.
L'Est Républicain titre :
samedi 5 novembre : "les décrets - lois sont attendus"
mardi 8 novembre : le 7 novembre, M. Reynaud, ministre des finances, communique : ce soir les décisions de principe sont arrêtées. Les jours qui vont suivre sont consacrés à l'établissement des textes. Les textes des décrets - lois paraîtront au journal officiel en fin de semaine.
mercredi 9 novembre : "L'élaboration des décrets - lois -le travail de rédaction est actif au ministère des finances- la publication officielle probablement dimanche."
jeudi 10 novembre : "Les décrets - lois - dès samedi soir on en connaîtra les points principaux."
Vendredi 11 novembre : "(...) Les décrets - lois qui forment ce qu'on peut appeler << le train Paul Reynaud >> et qui sont destinés à assurer le redressement financier et économique du pays, paraîtront dimanche."
Samedi 12 novembre : "Les décrets - lois . Mise au point finale. Le ministre des finances et ses collaborateurs y ont encore consacré toute la journée de vendredi."
Dimanche 13 novembre : "Le premier train des décrets - lois. Les ministres dans trois réunions successives -dont la dernière présidée par M. Lebrun- en ont achevé l'examen et approuvé le texte. On va donc bientôt en connaître les décisions.
Lundi 14 novembre : "Les décrets - lois sont enfin dévoilés. Les efforts pour le redressement financier. M. Paul Reynaud, ministre des finances commente la conception générale des décrets - lois. Les deux conditions primordiales du succès : la reprise économique, les économies."
Procès-verbal de constat dressé par Me Leclerc le 30 novembre 1938.
Lettre à un chauffeur d'arches réintégré le 5 décembre 1938.
Lettre du << Comité des chômeurs >> datée du 7 décembre 1938.
A partir du 9 décembre, afin de faciliter l'apaisement rapide des conflits sociaux, des inspecteurs du travail assurent le contact entre patrons et ouvriers. Après cette date, le journal l'Est Républicain ne fait plus référence à la grève.
P. Reynaud, ministre des finances, précise également à la date du 3 décembre 1938 : "les patrons qui croiraient revenir à l'état des choses antérieures à juin 1936 se tromperaient lourdement. S'ils tentaient de le faire, ils seraient durement rappelés à l'ordre."
Vosges Ouvrières du 6.01.1939
La lettre d'un ouvrier qui mêle plusieurs sentiments : voir en annexe p 675.
Lettre du secrétaire de la Fédération nationale de l'industrie du verre à l'administrateur Hanus du 8 décembre 1938.
Ex. secrétaire du syndicat CGT, Marx est désormais délégué des licenciés.
Lettre de Roger Marx au directeur le 20.02.1939.
Lors des diverses phases du procès, la société est défendue par Me Porterat et les verriers par Me Folus de Nancy.
Justifications données par Gabriel Simon à l'administrateur Hanus en décembre 1938. Simon s'adresse à cet administrateur qu'il a déjà rencontré lors de l'élaboration de la convention collective.
Vosges Ouvrières du 26.12.1938.