3 - Chronique d'une fermeture

Lors de sa séance du 28 juillet 1939, le conseil d'administration examine les résultats financiers des deux usines. Alors que Vallérysthal dégage un bénéfice de 344.728 francs, Portieux annonce une perte de 917.929 francs 694 . Les ventes ont baissé de 6 % tandis que les charges augmentent malgré une compression des dépenses et une réorganisation interne de l'usine. Les réserves s'amenuisent et le conseil qui ne peut plus espérer faire revenir la verrerie à un équilibre : "se voit dans la triste nécessité de décider à l'unanimité la fermeture de l'usine". Celle-ci doit avoir lieu le 27 août, l'extinction des fours s'effectuant avant les congés payés qui doivent être donnés du 13 au 27 août. La décision du conseil est portée à la connaissance du personnel le premier août 1939 par l'apposition de l'avis suivant :

‘"Depuis plusieurs années déjà, les résultats de Portieux sont très inquiétants. Dans les cinq derniers exercices, les pertes sur la fabrication ont dépassé trois millions et demi. L'Etat a été tenu au courant des difficultés rencontrées par la gobeleterie française. Ces difficultés ont été considérablement augmentées par la concurrence étrangère ; elle a déployé tous les moyens possibles pour s'introduire en France et elle y a réussi grâce aux salaires dérisoires pratiqués dans divers pays, à l'absence de réglementation du travail et de lois sociales et enfin à certaines pratiques telles que le dumping. On pouvait espérer que des mesures seraient prises pour remédier à une telle situation et arriver à un équilibre raisonnable entre la gobeleterie française et la gobeleterie étrangère. Le nécessaire n'a pas été fait, ainsi qu'il est constaté dans un rapport d'arbitrage du 19 juillet dernier. De nouvelles charges menacent encore l'usine. Le conseil se trouve dans la très pénible obligation d'arrêter Portieux à dater du 27 août au soir. Le personnel licencié recevra les indemnités prévues par le contrat collectif."’

Le directeur Moulin, chargé de la liquidation jusqu'au 31 décembre 1939, doit bénéficier d'un an de salaire versé au 31 décembre ; les chefs de service doivent toucher trois mois ; les employés, un mois ; les ouvriers, huit jours. Le cas du sous-directeur Coindreau est réglé à part, il est prévu de lui allouer cinq mois de traitement mais sans retenues sur cette allocation, considérant ses longs services au sein de la verrerie 695 . Dans son édition du 4 août 1939, l'Est Républicain titre : "la verrerie de Portieux << la première de France >> va fermer ses portes" et dans celle du 5 août : "la fermeture de la verrerie de Portieux sera-t-elle la ruine de tout un village ? - 1.500 personnes, dont 500 ouvriers, vivaient exclusivement de cette industrie deux fois séculaire". Les articles disent l'émotion ressentie par tous, les efforts de la direction qui "dans une pensée sociale (...) s'est efforcée de placer ses ouvriers et employés dans d'autres verreries". Il est prévu d'en embaucher à Vannes-le-Châtel et à Vallérysthal. La fermeture est perçue comme irréversible : "(...) la décision du conseil paraît irrévocable. On n'arrête pas une telle entreprise ; on ne déplace pas de la main-d'oeuvre sans être absolument décidé de ne plus rallumer les fours qui seront éteints pour toujours à la fin de la semaine prochaine. (...). Il faut bien se rendre à l'évidence la verrerie est morte. Dans quelques jours, elle s'endormira au creux de son nid boisé. (...). Le 12 août, les ouvriers seront mis en congés payés, le 27 l'usine sera fermée définitivement" 696 .

Marchal, secrétaire de la section CGT de la verrerie, se rend dès l'annonce de la fermeture à la mairie de Portieux où il demande au maire d'étudier la mise en application du fonds de chômage à partir du 27 août. De son côté, la CGO, syndicat professionnel, délègue son secrétaire Vinel et un ouvrier pour aviser les pouvoirs publics. Ce syndicat envoie une lettre aux parlementaires du département. On s'interroge plus précisément sur le reclassement des quelque 500 personnes employées à l'usine. L'embauchage dans d'autres verreries ne peut s'effectuer qu'à petite échelle. Une quinzaine d'ouvriers pourraient être repris à Vallérysthal. L'Office de placement doit chercher d'autres solutions lorsque les ouvriers seront effectivement licenciés le 27 août. Le curé de la Verrerie de Portieux, l'abbé Gaire, écrit au président du conseil d'administration pour lui demander de faire un essai de six mois ou un an. Il assure que grâce au courage et au travail des ouvriers, la verrerie pourra prospérer 697 .

Dès le début du mois d'août, les parlementaires vosgiens se préoccupent de la fermeture de la verrerie, en particulier Barbier, Richard et Gaillemin, sénateurs des Vosges. Gaillemin écrit au président du conseil, Daladier, pour lui annoncer le dépôt d'une interpellation. Dans son courrier, après avoir décrit les raisons du marasme des verreries, le sénateur demande à son interlocuteur : "(...) de prendre de concert avec le président du conseil d'administration de Portieux, des dispositions pour assurer la marche de l'usine et assurer du travail aux ouvriers (...)" 698 . De leurs côtés, les syndicats CGO et CGT ne restent pas inactifs. Au ministère de la santé publique, le secrétaire de la CGO accompagné d'un ouvrier est reçu par M. Rucart, député d'Epinal. Des entrevues ont également lieu aux ministères de l'Economie nationale, du Commerce et des Travaux publics. Compte tenu du déficit de Portieux, il est demandé un allégement du tarif petite vitesse sur la ligne Charmes - Rambervillers et une exonération d'une partie de l'impôt de la cote foncière. La délégation demande également qu'une subvention, prise sur les crédits du ministère de l'Education nationale, soit accordée plutôt qu'un fonds de chômage qui coûterait trois millions par an 699 . A la CGT, Lemarquis, secrétaire de l'UD, et Marchal, secrétaire de la section de Portieux, rencontrent le secrétaire général de la préfecture. Ils indiquent que l'octroi d'une subvention pour la remise en marche de l'usine est préférable à la mise en application d'un fonds de chômage. A la suite de ces diverses demandes, l'Est Républicain du 10 août 1939 titre : "la décision de fermeture de la Verrerie de Portieux est maintenue - malgré de nombreuses démarches des parlementaires et l'intervention de différents ministres". En accord avec M. Rucart, ministre de la Santé publique, et les autres parlementaires du département, MM les sénateurs Barbier, Richard et Gaillemin, effectuent de nombreuses démarches à Paris pour rechercher une solution à la fermeture de la verrerie de Portieux 700 . Malgré les interventions, le président Gérardin n'estime pas devoir revenir sur la décision de fermeture. Dans ce même numéro du 10 août, le secrétaire de la CGO lance un cri d'alarme : "(...) Français et vous, vosgiens, c'est une supplique que je vous adresse ! Quand vous faites vos achats, de quelque nature que ce soit, ne regardez pas à mettre quelques sous de plus si la marchandise que vous achetez est française, car elle fait vivre et donne le pain journalier à l'ouvrier français. L'importation verrière étrangère nous a mis dans une situation critique (...). Je fais appel à vous tous les commerçants locaux" 701 . Le 11 août, le secrétaire général de la société, Gérardin fils, se rend à l'usine pour représenter le conseil à une réunion de la caisse de secours et de retraites des ouvriers de Portieux. Après la réunion, les délégués du personnel employé et ouvrier lui font une demande d'audience. L'entrevue dure une heure et demie "avec une correction parfaite". Les délégués insistent sur "la très grande misère" dans laquelle vont se trouver la plupart des familles de Portieux du fait de la fermeture de l'usine. Ils exposent leur point de vue et expliquent les démarches effectuées dans différents ministères. Les pouvoirs publics, disent-ils, leur ont fait la promesse formelle qu'ils étaient prêts à intervenir pour soulager l'usine de Portieux des lourdes charges qui l'accablent : impôts, redevances élevées sur la ligne Rambervillers - Charmes, chauffage et entretien des écoles... Les délégués ajoutent que le personnel est prêt à accepter "tous les sacrifices" pour faire revivre l'usine et ils supplient le secrétaire général de ne pas laisser éteindre les fours le lendemain. Jean Gérardin qui ne possède pas de pouvoir pour surseoir à l'arrêt des fours promet aux délégués de porter le contenu de l'audience à la connaissance du conseil. Le même soir, il fait un rapport au président. Ce dernier joint deux administrateurs Dupont et Lacombe. Il y a lieu, conviennent-ils, de surseoir à l'extinction des fours. Ce sursis doit permettre au conseil de reconsidérer le problème de Portieux qui se présente sous un jour nouveau. En dehors des promesses des ouvriers et des pouvoirs publics, un autre élément important vient d'être porté à la connaissance du président : les contingents germanotchèques viennent d'être réduits à 60 %. Le 12 août, l'Est Républicain verse dans l'optimisme : "hier, à 17 heures - Les derniers ouvriers sont sortis de la Verrerie de Portieux mais un espoir est né les fours n'ont été mis qu'en veilleuse." Depuis la crise, l'usine chôme le jeudi et le samedi. Elle fonctionne exceptionnellement le jeudi 12 pour permettre aux ouvriers de travailler jusqu'au dernier jour. A 17 heures, les derniers ouvriers et ouvrières franchissent les portes de l'usine. Les verriers de la halle ont normalement cessé leur besogne la veille à 12 heures, ayant débuté à 5 heures. Après s'être apitoyé sur le sort du personnel, le journal précise : "(...) un espoir est né tout à coup, inattendu... On peut supposer que c'est là le résultat des démarches (...) : démarches des parlementaires du département, démarches des syndicats professionnels et cégétistes. (...) On dit volontiers à la verrerie que le gouvernement n'est pas étranger à cette mise en veilleuse des fours." Le secrétaire général de la société Jean Gérardin soumet au conseil un plan de redressement qui doit permettre de :

A propos de la qualité de la fabrication, le président du conseil avait déjà fait plusieurs remarques au directeur. Il insistait sur la nécessité de relever le niveau des choisisseurs qui laissaient sortir de la halle des pièces qui auraient dû être cassées et non taillées. Ces livraisons mécontentaient les clients alors que "la Bohème n'avait jamais envoyé que des pièces absolument nettes, ce qui a beaucoup contribué à sa concurrence redoutable" 702 . Le directeur doit rencontrer lui-même les chefs de place pour leur dire de veiller de très près à la fabrication, cette condition étant indispensable au redressement de l'usine. Le choix à la halle doit être suivi parfaitement et toute pièce non vendable au tarif normal doit être cassée. Le coupage, la taillerie et l'emballage ont à signaler au chef d'atelier toute pièce douteuse qui échapperait au contrôle de la halle. André Gérardin précise au directeur son rôle : "il est indispensable d'ailleurs que l'usine sente qu'il y a maintenant un directeur et que chaque employé ne peut pas faire, dans son petit domaine, ce qui lui passe par la tête. Nous en avons certainement qui manquent de l'énergie voulue ou qui agissent très peu. C'est dans tout cela que l'action de présence du directeur est capitale. Il faut qu'on l'attende n'importe où, à un moment quelconque. Je reviens toujours sur ce point, dit-il, parce qu'il domine tout et parce qu'il est à l'origine de la dégringolade de Portieux." Ces propos du président sont tenus six mois seulement avant l'annonce de la fermeture 703 . Les parties principales du plan de redressement élaboré par Jean Gérardin visent à :

Ayant obtenu les pouvoirs nécessaires pour exposer ce plan aux délégués du personnel de Portieux, Jean Gérardin se rend immédiatement à l'usine. "La Verrerie de Portieux ne serait pas fermée le 28 août. Un accord entre les ouvriers et la direction." C'est ainsi que l'Est Républicain du 20 août annonce la nouvelle tant attendue. Les ouvriers qui se réunissent le soir acceptent les propositions préalablement discutées par Jean Gérardin et les délégués des syndicats CGO et CGT. Ces propositions sont agréées par 300 ouvriers alors que 59 les refusent : "Le danger est évité cette fois, et de justesse. Les ouvriers et leur famille pourront goûter en paix la fin de leurs vacances. La mauvaise nouvelle qui sonne comme un glas le 1er août ne sera plus, pour eux, qu'un cauchemar" 705 . Considérant "le bon esprit du personnel de Portieux et l'excellente qualité de la fabrication" qui ont conduit à un redressement de l'usine, le conseil fait passer le prélèvement sur les salaires de 7,5 % à 3,5 % en mars 1940. Nous sommes dans un moment où des ouvriers de Portieux quittent la verrerie pour des usines d'armement qui offrent des salaires relativement élevés.

Comment expliquer la décision de fermeture de l'usine, à quelques jours des congés annuels ? La conjoncture est mauvaise, les importations tchécoslovaques à des prix concurrentiels, ruinent en partie la verrerie française. Des verreries fragilisées par leur emplacement et par leurs méthodes de travail et de gestion ne résistent pas et ferment leurs portes, comme c'est le cas pour Hennezel - Clairey. Ces facteurs ne peuvent à eux seuls justifier la position du conseil d'administration. La date choisie, le 1er août, alors que les ouvriers partent en vacances le 12, trahit une manoeuvre de la part des responsables de la société qui peuvent négocier dans une situation de force, tant l'angoisse du personnel est intense. L'émotion générale est à son comble et chacun s'active à trouver des solutions. Le conseil décide donc de cette mesure après avoir épuisé les moyens de conciliation avec la main-d'oeuvre. "La décision a pour effet de rendre les pourparlers plus faciles". Alors que le personnel exige des augmentations de salaires, face à la fermeture il accepte de ne rien revendiquer durant un an mais également il consent à une réduction drastique des traitements. Le conseil par la pression et une sorte de chantage a misé juste ; comme il a misé juste également face aux pouvoirs publics : Etat ou Département qui, indirectement mis en cause, apportent leurs contributions à l'opération de sauvetage. Enfin, cette fermeture transformée en sursis d'un an a pour but de juguler l'agitation que connaît l'usine depuis 1936. Faire rentrer le personnel dans le rang, voilà un objectif non avoué mais très présent dans les préoccupations du conseil. Pendant que l'on réduit les salaires de 7,5 %, on accepte de faire partager 75 % des bénéfices. N'est-ce pas là une superbe occasion d'obliger les verriers à améliorer la qualité de leur production et à s'autodiscipliner ? Si le conseil avait souhaité fermer définitivement la verrerie, il est vraisemblable qu'il aurait convoqué une assemblée générale extraordinaire pour faire partager une décision grave. Or, rien de tel, les administrateurs agissent seuls, bien convaincus de ne pas réaliser la fermeture. Un actionnaire, Lallemand, poursuit la société en justice car il reproche au conseil d'administration d'avoir décidé la fermeture de l'usine le 27 août 1939. Il prétend que le conseil n'a pas pouvoir de prendre cette décision et que seule l'assemblée générale des actionnaires peut modifier l'objet de la société 706 . Le conseil argumente en avançant que la fermeture n'a jamais été réalisée et qu'en décidant la fermeture provisoire, l'objet de la société n'a pas été modifié. Lorsque les journaux de la région annoncent la fermeture prochaine de la verrerie, Porterat avoué à Mirecourt reçoit la visite de délégations ouvrières, venant le prier de les aider à éviter la misère qui les menace. Il reçoit également des actionnaires qui protestent contre la fermeture et soutiennent que le conseil d'administration ne peut pas prendre une décision semblable sans en avoir référé à une assemblée générale qui se tient à Nancy le 5 septembre 1939. Dans son rapport, le président déclare : "(...) notre société a fait preuve d'une longue patience en présence de la situation de son usine de Portieux qui malgré les efforts faits pour la relever est déficitaire depuis 5 ans. (...) Votre conseil à son très grand regret avait décidé l'arrêt de cette usine. Cette nouvelle a causé une vive émotion et le personnel dont l'attitude est restée excellente, a fait connaître qu'il était disposé à supporter des sacrifices pour contribuer à assurer l'existence de Portieux. Les pouvoirs publics ont aussi manifesté l'intention d'intervenir utilement et sont déjà entrés dans cette voie par une réduction des contingents. Le conseil a, en conséquence, décidé de reprendre l'examen de la question (...)" 707 .

Restreindre les délais des discussions, obliger les interlocuteurs à négocier en position de faiblesse, rester totalement maître de la situation, prendre appui sur l'effet d'annonce qui suscite l'émotion, voilà la stratégie du conseil.

Notes
694.

Ces résultats ne concernent que la fabrication. Les revenus de portefeuille n'étant pas ici pris en compte.

695.

37 J 28, A.D.M.

696.

Est Républicain du samedi 5 août 1939.

697.

Est Républicain du dimanche 6 août 1939. Ce numéro signale la fermeture de la verrerie d'Hennezel - Clairey prévue pour septembre, usine qui occupe 220 ouvriers et employés dans le canton de Darney.

698.

Est Républicain du 7 août 1939.

699.

Est Républicain du 8 août 1939. Ce numéro évoque également la situation délicate de la verrerie d'Hennezel - Clairey. La décision de fermeture a été prise le 31 juillet par le directeur Didot. Depuis 1936, la mesure de fermeture avait été envisagée à plusieurs reprises.

700.

L'article précise que l'on prévoit d'ouvrir des travaux dans la région d'Hennezel, pour employer la main-d'oeuvre de la verrerie.

701.

L'Est Républicain du 10 août publie des extraits de la lettre du secrétaire de la CGO.

702.

Courrier du président Gérardin au directeur du 2.12.1938 ; AP.

703.

Courrier du président Gérardin au directeur du 5.12.1938 ; AP.

704.

37 J 28, A.D.M.

705.

Est Républicain du 22 août 1939. Dans ce numéro, on précise que le mal est plus grave à Hennezel - Clairey et qu'une réforme plus profonde doit être apportée à l'organisation de la verrerie et notamment à celle des débouchés.

706.

Procès Lallemand ; 53 J 770, A.D.V.

707.

37 J 28, A.D.M.