"Quelle comédie il nous faut jouer pour déjouer ces bons américains ! C'est la guerre et les ruses de guerre sont licites". C'est par ces mots qu'Edmond Guérin termine sa lettre adressée à Mougin le 11 juillet 1890. Les difficultés provoquées par la douane américaine sont en effet nombreuses dès les premiers envois faits dans ce pays : colis en souffrance en douane pendant de longs délais ; importateurs obligés de se soumettre aux volontés des autorités douanières. Par exemple, une caissette d'échantillons envoyée par Portieux est examinée et déclarée par l'officier comme étant sujet à taxe bien que la valeur de ce colis ne représente que 5 francs (un dollar). Géricot doit payer 45 % d'entrée sur ce dollar de marchandise, ce qu'il considère comme abusif. De surcroît, il lui a fallu pour régler ce problème perdre une demi-journée, se déplacer en omnibus et ... attendre un mois pour obtenir le paquet. Il estime le coût total de l'opération à 12,25 francs pour 5 francs de marchandise.
Le représentant français semble impuissant comme la plupart des importateurs. Il se montre vindicatif, préconisant des mesures de rétorsion : "laissez entrer leur porc en France, mais mettez 500 % de droits sur tout ce qu'ils envoient ; lard, blé, machines, pétrole, et obligez-les à faire certifier leurs factures et à passer par tous les désagréments que nous endurons et vous verrez !" 792 . Le dépit et la rancoeur percent dans les propos de Charles Géricot.
Il se voit infliger une amende de 230,98 francs par l'administration des douanes pour retard au dédouanement de l'expédition du 30 juin 1896. X. Mougin demande au consulat de Reims qui vise les factures une annulation de cette amende et pense, dans le cas où l'administration des douanes n'arriverait pas à trancher l'affaire, passer par le ministre des affaires étrangères.
Les factures transitent par le consul lorsque les expéditions dépassent une valeur de 500 francs. Portieux paie 40 % sur le prix de transport jusqu'à Anvers. Les marchandises sont expédiées franco gare d'Anvers et non franco bord. Charles Géricot doit payer le camionnage, les frais de statistiques et la mise à bord.
Charles Géricot souhaite possèder un stock de marchandises ce qui lui éviterait de subir l'augmentation des droits de douane. X. Mougin s'y oppose dans la mesure où le conseil d'administration a décidé la suppression du dépôt de marchandises qui existait à Paris afin de créer des cabinets d'échantillons partout où le besoin s'en fait sentir. Sous l'insistance du représentant, le directeur finit par céder en lui consentant un stock renouvelable et ne dépassant pas 8.000 francs. En mars 1897, l'usine lui adresse 55 caisses de verrerie en espérant qu'elles parviendront avant l'application des nouveaux droits. Constatant les difficultés accumulées par Charles Gérirot, la société dépêche à New-York le fils de l'administrateur Roeckling. Le visiteur découvre une gestion désinvolte du cabinet d'échantillons. Un certain nombre d'échantillons sont brisés et demandent à être remplacés. Les modèles de Portieux occupent une place restreinte relativement au prix de location payé pour moitié par l'usine.
Subtile est la parade imaginée par les trois usines pour contourner le protectionnisme américain (fig. 60). Il s'agit de créer une société en nom collectif purement fictive ayant son siège à New-York ; société formée entre Achille Géricot et son fils, pour l'importation de la porcelaine, du verre et de la faïence. Un système complexe de facturation et de dépôt d'argent se met en place. Les marchandises expédiées sont facturées à Achille et Charles Géricot et les factures envoyées à New-York, Achille étant averti de leur importance et du montant des droits à payer. La nouvelle convention élaborée prévoit que "toutes les sommes nécessaires tant au dédouanement des marchandises, qu'aux dépenses courantes du dépôt et au paiement des appointements de Monsieur Charles Géricot et de ses employés seront, au fur et à mesure des besoins, remises à Charles Géricot par son père en chèques sur New-York ; chèques achetés à Paris ou pris sur une provision constituée dans une banque de New-York par les trois maisons au nom de Monsieur Achille Géricot". Charles livrera les marchandises aux clients en portant le nom d'Achille et Charles Géricot sur les factures. Les traites établies seront adressées ensuite immédiatement à Achille qui les remettra aux usines expéditrices. Cette combinaison ne doit entraîner pour Achille Géricot aucun risque pécuniaire et se dérouler dans la plus grande discrétion : en effet, "il convient que la correspondance et les comptes ne contiennent rien qui puisse faire soupçonner le caractère fictif de la société Charles Géricot et Cie". Afin que les instructions données par les usines apparaissent comme émanant d'Achille Géricot, Guérin propose "une ruse de guerre" : s'offrir trois machines à écrire de même système, utiliser le même papier à entête de la société fictive et autant que possible même disposition typographique 793 .
Toutes ces stratégies qui ont pour but de contourner l'administration américaine tiennent compte des conséquences possibles engentrées par la Mac Kinley Bill votée le 26 septembre 1890.
Note de C. Géricot datée du 13 novembre 1890, A.P.
Lettre de Guérin à Mougin du 11 juillet 1890, A.P.