ANNEXE II : Banquet républicain de Mirecourt, 6 avril 1902

Discours de Mougin paru dans l'Avenir Républicain du 13 avril 1902

  • Messieurs,
  • Lorsque le 22 mai 1898, j'avais l'honneur de vous remercier de la nouvelle marque de confiance que vous veniez de me donner en me désignant une fois de plus comme votre représentant au parlement, je vous disais : "je suis républicain modéré, ce qui ne veut pas dire modérément républicain." Je crois avoir prouvé par mes actes et par mes votes que je ne vous ai pas trompés (applaudissements, cris : vive MOUGIN !).
  • Oui, Messieurs, je suis resté républicain modéré, mais sincèrement, énergiquement républicain, prêt à défendre la République, attaquée de tant de côtés à la fois et d'une façon d'autant plus perfide que ses ennemis ont le soin de s'affubler de masques divers pour mieux tromper les électeurs et chercher ainsi à surprendre la bonne foi du corps électoral (applaudissements).
  • Il m'est doux de remplir ce devoir de défense républicain, je n'ai, du reste, pour le faire, qu'à obéir à ma conscience et me souvenir de mes promesses (vifs applaudissements).
  • Il est vrai que ma conduite politique m'a valu les injures incessantes de la presse réactionnaire. Je m'en suis réjoui et il me semble que j'en suis honoré (vifs applaudissements).
  • Tout le vocabulaire de ces bons journaux y a passé : vendu, traître, dreyfusard, franc-maçon, sectaire, collectiviste, brigand cosmopolite même, tels sont les compliments qui m'ont été adressés (applaudissements).
  • Si vous le voulez bien, je ne retiendrai de cette jolie collection de sobriquets que ceux me permettant de m'expliquer devant vous avec la plus entière franchise, car je ne suppose pas que vous puissiez me faire l'injure de croire que je suis un vendu, un traîte ou un collectiviste (applaudissements). Franc-maçon, je ne le suis pas non plus.
  • Dreyfusard ! Ah ! Messieurs, l'on s'en est servi, on s'en sert et l'on s'en servira encore de cette qualification dont la réaction toute entière a fait une arme puissante avec laquelle elle a exploité d'une façon odieuse le patriotisme de nos vaillantes populations (applaudissements).
  • Et pourtant, ce mot de Dreyfusard est tout simplement idiot, par la raison qu'il est vide de sens (applaudissements).
  • S'il est en effet synonyme de traîte, de vendu, d'ennemi de l'armée, il y a bien peu de Dreyfusards en France et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de ce nombre.
  • Si, au contraire, il s'applique à ceux qui tout en aimant sincèrement l'armée, en la voulant puissante, solide, disciplinée, respectée, à tous ceux qui aiment aussi la justice, la justice pour tous les Français sans exception, pour l'armée elle-même, car sans la justice, l'armée ne saurait exister, eh bien ! Messieurs, je déclare très franchement que je suis de ceux-là (applaudissements).
  • C'est dans cet ordre d'idées, qu'après la découverte du faux du Colonel HENRY, j'ai cru, comme Monsieur MELINE lui-même, la révision nécessaire. C'est dans ce même ordre d'idées que j'ai voté contre la loi de dessaisissement, car il m'a semblé que cette loi était une véritable injure adressée à la Chambre criminelle de la Cour de cassation, et je ne pouvais admettre qu'on méconnaît ainsi l'intégrité, la loyauté de magistrats éminents, d'une institution qui fait l'honneur de la France.
  • J'ai défendu la justice qui est la base de la civilisation, j'ai défendu l'armée qui est la sauvegarde de notre patrie et je suis prêt à la défendre encore (salve d'applaudissements).
  • Je ne puis vous en donner de meilleure preuve qu'en vous rappelant le jour où mon collègue Camille KRANTZ, alors ministre de la guerre, montait à la tribune pour demander à la Chambre la mise en accusation du Général MERCIER (bravos prolongés).
  • J'ai voté contre la proposition qui était faite, ne voulant pas qu'un Général français fût traîné par devant un tribunal.
  • Vous apprécierez, Messieurs, comment il convient de juger le véritable patriotisme (applaudissements unanimes).
  • On m'a traité aussi de sectaire, et cela par la raison que j'ai voté la loi sur les associations, loi scélérate, disent tous les réactionnaires, parce qu'elle entrave leurs projets.
  • Eh bien ! oui, je l'ai votée sans la moindre hésitation, non comme une loi de persécution religieuse, mais bien comme une loi de préservation républicaine, destinée à empêcher l'accaparement de la fortune publique, la continuation d'une propagande dont le but est de saper nos institutions (applaudissements).
  • La soutane n'est pas faite pour les politiciens, le prêtre doit se donner tout entier à sa mission et ne pas se livrer à des agissements qui tendent à séparer la nation en deux camps ennemis, agissements qui ont amené tous les gouvernements, aussi bien monarchiques que césariens, à recourir à des mesures identiques (applaudissements).
  • Oui, Messieurs, je l'ai votée cette loi, bien que je tienne autant que qui que ce soit à la liberté de conscience, bien que j'aie horreur de la persécution.
  • C'est tellement vrai que j'ai tenu à faire rectifier il y a quinze jours une erreur de l'Officiel qui me désignait comme ayant voté une suppression du crédit afférent aux aumôniers de la flotte ; c'est tellement vrai, que j'ai fait construire l'an dernier, à la Verrerie de Portieux, avec l'assentiment de ses actionnaires, une église qui a coûté fort cher, que je n'ai jamais refusé quoique ce soit à la cure de Portieux ; qu'enfin je me suis fait un véritable plaisir de rendre service à tous les prêtres qui ont eu recours à ma bonne volonté (applaudissements répétés).
  • Je dois ajouter que si notre population ouvrière avait été protestante, juive ou mahométante, je n'aurais pas hésité à faire construire aussi bien un temple qu'une synagogue ou qu'une mosquée, si le besoin s'en était fait sentir.
  • Ici encore, vous apprécierez et vous vous demanderez si les véritables sectaires ne sont pas dans les rangs de ceux qui m'accusent (salve d'applaudissements).
  • J'arrive à l'accusation la plus grave et peut-être la plus motivée qui ait été portée contre moi : brigand cosmopolite !
  • Si je suis cosmopolite, j'appartiens certainement à la variété la moins dangereuse, à la famille des cosmopolites sédentaires, car je n'ai pas quitté la Verrerie de Portieux depuis 60 ans (approbations).
  • Mais, Messieurs, je dois vous l'avouer très franchement, j'ai quelque chose du brigand, bien que n'ayant encore dévalisé personne. Je suis en effet tenté de prendre dans la bourse de mes confrères en industrie quelques pièces de monnaie et de consacrer les ressources provenant de ces larrons aux retraites ouvrières (très bien, très bien).
  • Vous savez déjà que je me suis très sérieusement occupé de cette question, que j'en ai causé longuement avec le Président du Conseil et que, sur la demande du Ministre du commerce, la commission spéciale de la Chambre a adopté quatre des desiderata que j'avais formulés.
  • J'espère mieux encore, et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne ménagerai ni mes peines ni mes démarches pour essayer de faire enfin aboutir une loi qui assurera du pain à tous les travailleurs âgés, invalides ou affaiblis par le dur travail, aussi bien aux travailleurs des champs qu'à ceux des villes (applaudissements).
  • Cette loi me tient au coeur, Messieurs, parce que j'ai pu, depuis bien des années déjà constater les effets bienfaisants de la mutualité de la solidarité (applaudissements).
  • Vous n'ignorez pas, en effet, que depuis vingt-six ans, une caisse de secours et de retraite fonctionne à la Verrerie de Portieux, que cette institution assure actuellement à soixante et un ouvriers âgés ou infirmes des pensions viagères variant entre deux cent cinquante et six cents francs, la moyenne de ces pensions était de quatre cent cinq francs par an ; qu'enfin, tout en imposant aux ouvriers de Portieux une charge très légère (un pour cent de leurs salaires), cette caisse de secours et de retraite a pu depuis sa fondation, distribuer plus de six cent mille francs de secours (applaudissements prolongés).
  • Ah ! Messieurs, s'il en était ainsi dans la France entière, la lutte entre le capital et le travail serait terminée, la confiance réciproque entre les ouvriers et les patrons régnerait partout et assurerait à la France la paix intérieure la plus absolue (vifs applaudissements).
  • Qu'il me soit donc permis de dire depuis ici aux patrons qui peuvent hésiter encore : marchez, marchez sans crainte dans la voie de la mutualité, de la solidarité ; ne craignez rien, vous n'avez que des résultats satisfaisants à en attendre (applaudissements). Laissez-moi dire à un certain nombre de mes collègues de la Chambre, hésitants ou peureux : marchez aussi ; ce n'est pas en ergotant sur des détails, en cherchant soit à entraver le vote de la loi, soit à la rendre improductive, que vous rendrez des services à votre pays et que vous assurerez la grandeur de la Patrie (applaudissements prolongés, cris, vive MOUGIN).
  • J'en ai fini, Messieurs, avec le passé et ses injures ; je vous demande la permission de vous parler un peu de l'avenir.
  • La République va recevoir un assaut terrible ; mais rassurez-vous, elle en sortira triomphante et ses ennemis mordront de nouveau la poussière (applaudissements, cris, vive la République !).
  • Monarchistes, césariens, cléricaux, antisémites, faux-ralliés, républicains timorés ou soit disant progressistes sont coalisés sous un même drapeau qui passe du noir au blanc et qui n'est autre chose que l'étendard de la réaction ; leurs programmes varieront quelque peu pour mieux tromper les électeurs, bon nombre de candidats se diront républicains. Ils sont tous nationalistes pour la circonstance et leur premier but est de s'emparer du pouvoir (applaudissements).
  • Hélas, s'ils venaient à réussir, la discorde la plus absolue régnerait à bref délai dans leurs rangs, et de cette discorde sortirait vraisemblablement ou la guerre avec l'étranger comme moyen de ralliement, ou la guerre civile (applaudissements).
  • J'ai trop de confiance dans la clairvoyance des électeurs, dans leur amour de la République, dans leur attachement aux libertés conquises il y a un siècle au prix de tant d'efforts, pour pouvoir supposer un instant qu'ils se laisseront prendre aux pièges tendus sous leurs pas (applaudissements).
  • Oui, Messieurs les Electeurs, rappelez-vous ce que la République a fait déjà. Elle a doté la France d'une armée qui fait l'admiration du monde entier, qui est l'une des plus forte, si ce n'est la plus forte de l'Europe. Nos frontières sont hérissées de forteresses imprenables, notre flotte est devenue quatre fois plus puissante qu'il y a trente ans, notre domaine colonial a sextuplé, notre influence dans le monde n'a jamais été aussi complète depuis près d'un siècle, enfin nous avons conquis les sympathies de la nation la plus puissante, et nous sommes devenus ses alliés fidèles. La récente visite du Tsar a été la consécration définitive de cette alliance (bravos prolongés).
  • Quoiqu'en disent les journaux réactionnaires, la France n'a jamais été si riche ; aussi vient-elle, malgré la fuite des capitaux réactionnaires, fuite avancée d'une façon à la fois naïve et si peu patriotique, par ceux qui détiennent ces capitaux, la France, dis-je, vient de traverser allègrement une crise industrielle et commerciale des plus intenses, et cela pendant que toutes les nations voisines en souffraient d'une façon lamentable.
  • L'encaisse métallique de la Banque de France, notre ressource suprême en cas de guerre sérieuse, n'a jamais atteint le chiffre actuel.
  • Tout cela est évident, saute aux yeux et c'est à ce moment même qu'avec un ensemble touchant, le parti réactionnaire s'écrie : "Où allons-nous ? notre armée agonise, le collectivisme nous étreint, la banqueroute est à nos portes" (rires).
  • Est-ce donc là du patriotisme et surtout de la loyauté car ces prophètes de malheur ne croient pas un mot à ce qu'ils disent.
  • Et ce n'est pas tout : la République n'a-t-elle pas réalisé nombre de réformes importantes, n'a-t-elle pas garanti d'une façon complète la sécurité des travailleurs. N'a-t-elle pas organisé l'assistance publique, répandu partout l'instruction, augmenté et amélioré nos voies de communication, nos chemins de fer, nos canaux, etc, etc (applaudissements).
  • Il serait trop long d'énumérer toutes ces réformes et je ne veux pas, Messieurs, abuser de votre attention. Pourtant, je dois avouer que l'on a pas fait assez encore pour l'agriculture, pour tous ceux qui peinent, qui travaillent pour vivre et qui ont bien droit à une vie meilleure. Il y a là des réformes importantes à réaliser.
  • C'est, à mon avis, de ces nouvelles réformes que la Chambre aura à s'occuper : organiser les oeuvres de mutualité, de solidarité, les subventionner au besoin ; réduire au minimum possible, sans compromettre la force de notre armée, la durée du service militaire ; venir en aide à l'agriculture sous toutes les formes possibles, opérer une meilleure répartition des impôts, répartir les charges d'une manière plus équitable et faire supporter la majeure partie par ceux qui en souffriront le moins, s'occuper, en un mot, du sort des petits et des humbles, telle sera sa tâche, je l'espère bien. Mais rappelez-vous, Messieurs, que pour faire aboutir de semblables réformes, il faut écarter de la nouvelle Chambre les ambitieux et les égoïstes, il faut que cette Chambre soit sincèrement, franchement républicaine ; rappelez-vous enfin, qu'il ne suffit pas, pour être vraiment patriote, vraiment républicain, d'aimer l'armée, d'aimer la France ; il faut aussi aimer les Français et surtout les déshérités de la fortune (applaudissements prolongés).
  • Un mot encore, Messieurs, si vous me le permettez. La France, un moment troublée par une crise intense, par des clameurs diverses, a semblé hésiter un instant ; elle s'est pour ainsi dire arrêtée dans son élan vers un idéal meilleur, immobile, attentive, elle regarde l'avenir.
  • Devant elle, trois larges avenues sont ouvertes.
  • A droite, bon nombre de gens affublés de masques divers, coiffés, pour la circonstance, de superbes bonnets phrygiens, pérorant, gesticulant, s'agitant. C'est à qui criera le plus fort : vive la République ! vive l'armée !
  • En soulevant un peu les masques, on reconnaît bien vite, dans le nombre, les ROCHEFORT, les JUDET, les COPPEE, les LEMAITRE, le père DUBAC, le Prince VICTOR, CASSAGNAC, le Duc d'ORLEANS, DRUMONT, MERCIER et tant d'autres. Singulier amalgame ! singulière mascarade ! (applaudissements).
  • A côté, et dans cette même avenue, bon nombre de badauds, bouche bée, regardant sans trop comprendre et finissant par crier à leur tour : vive l'armée !
  • Enfin, Messieurs, au centre et légèrement à gauche, une troisième avenue, largement ouverte, plus peuplée que les deux autres. On n'y découvre aucun masque, les habitants y travaillent et s'entraident, on y voit régner l'activité qui indique la prospérité.
  • A l'horizon, les rayons du soleil levant indiquent l'aurore d'un beau jour ; au centre, la statue de la République éclairant aussi le monde, à ses pieds, abrité sous les plis, du drapeau tricolore, le gardien vigilant, le Président LOUBET (vive la République, vive LOUBET).
  • La bonne harmonie règne, pas un cri discordant, les travailleurs se contentent de jeter de temps à autre un regard attendri sur l'image de la République et sur le drapeau de la France. Dans le calme, une seule voix, celle du Président LOUBET, s'élève et dit : "Dormez en paix, je garde celle que vous aimez" (applaudissements).
  • C'est dans cette grande avenue de concentration républicaine que la France veut entrer. Nous y entrerons avec elle, nous l'y précéderons même et nous effeuillerons des fleurs sur sa route pour lui permettre d'aller tendre les bras à la République et de reprendre avec elle son essor vers le progrès et la fraternité (vifs applaudissements).
  • Messieurs,
  • C'est en l'honneur de la France, unie à jamais à la République, que je lève mon verre et que je bois à la démocratie française (tonnerre d'applaudissements ; cris : vive la République, vive MOUGIN).
  • Le Maire de Mirecourt DERISE prend ensuite la parole puis, c'est au tour du Docteur LARDIER (Conseiller général) de faire l'éloge de MOUGIN.
  • LARDIER rappelle que MOUGIN n'a pas suivi MELINE dans sa nouvelle évolution.