“ S’il est une qualité que le cyclisme a puissamment contribué à développer en France, c’est bien l’esprit de solidarité. Et les écrivains qui se préoccuperont un jour du rôle de la bicyclette ne manqueront pas de mettre à son actif la bienfaisante influence qu’elle a eue à cet égard. Du jour où elle a fait son apparition, elle a groupé les individualités éparses, elle a donné partout naissance, dans les grandes villes, comme dans les simples bourgades, à des clubs et à des sociétés qui ont grandi avec elle, et qui sont en général aujourd’hui dans une situation prospère. Il y aurait une étude intéressante à faire sur ces sociétés, sur l’idée qui a présidé à leur création, sur la façon même dont elles se sont organisées ” 1 .
En quelques lignes, l’éditorial du 26 août 1897, de la revue La Bicyclette, s’il idéalise et amplifie la portée de “ l’esprit de solidarité ” du cyclisme en omettant de le replacer dans le fort courant associationniste de l’époque, a du moins le mérite de proposer une alternative à la geste des champions et d’être, à notre connaissance, le premier manifeste en faveur d’une approche historique de la sociabilité cycliste, trente ans après sa naissance en 1867. Tentative vaine : “ Nos clubs ”, la rubrique alors instituée pour illustrer le thème survit moins d’un mois et force est de constater que l’invitation lancée à engager la recherche a depuis reçu peu d’écho. Les adeptes des premiers temps de la vélocipédie en société n’ont pendant longtemps retenu l’attention que de quelques uns de leurs successeurs qui ont retracé la vie du club à l’occasion de tel ou tel anniversaire de sa fondation 2 . Depuis peu les travaux historiques, à la suite de l’intégration - encore modeste - du champ du sport à leurs thèmes d’études, ont généré un intérêt relatif, car indirect, aux cyclistes librement associés dans un certain nombre de monographies départementales ou locales 3 et de synthèses 4 consacrées au mouvement sportif en général. Jusqu’à ce jour, seules les sociétés vélocipédiques de la région lyonnaise ont donné lieu à une recherche spécifique 5 .
Faut-il se retrancher commodément derrière l’éparpillement de sources lacunaires pour expliquer cette faible curiosité ? Assurément non. En effet, bien que l’insouciance des associations et des fédérations vis à vis de leur passé et donc de leurs archives en fassent presque toujours des structures sans mémoire, bien que ne se présentent aux chercheurs que les fonds inégaux des archives départementales et municipales - les enseignements de la presse de l’époque sont heureusement assez riches - nous ne touchons pas à l’essentiel. Nombre de travaux historiques n’ont-ils pas été menés à bien en dépits d’obstacles similaires ? Par contre, A. Wahl est, nous semble-t-il, plus proche de la vérité lorsqu’il avance, à propos du football, que les raisons du dédain des ‘historiens “ sont liées à la distance culturelle séparant les intellectuels, quelles que soient leurs racines sociales, de ce jeu trop vite assimilé au goût populaire ”’ ‘ 6 ’ ‘.’ Remplaçons “ ce jeu ” par “ du cyclisme ” et nous tenons là un motif profond : le sujet manque de “ noblesse ”. L’anonymat et la faible médiatisation de l’activité associative renforcent encore la prévention.
En effet, quand l’analyse s’élargit à l’ensemble du fait cycliste, émerge, sous la plume de journalistes célèbres, une abondante littérature qui relate la saga de la compétition, sa “ fabuleuse histoire ” et les hauts faits de ses champions élevés au rang de héros 7 . Ce courant ouvert dès 1891 par E. Gendry 8 offre un récit passionnel aux antipodes d’un second axe de recherche, surtout répandu dans le milieu des collectionneurs, qui privilégie l’aspect technique et se focalise sur l’évolution de l’engin, de ses perfectionnements, de sa production et n’évoque qu’à la marge les pratiquants. P. Dodge, K. Kobayashi et J. Seray 9 sont les derniers représentants en date de ce secteur d’investigation lui aussi inauguré en 1891, mais par L. Baudry de Saunier 10 . Citons aussi le regard porté sur la bicyclette, objet chargé d’imaginaire social et humain, par de nombreux écrivains 11 . Participant de tous ces genres, mais plus particulièrement du technique et du passionnel, l’En-cycle-opédie de J. Durry fournit une synthèse bien venue 12 .
Notre projet trouve ainsi sa justification. Il consiste à explorer le champ évoqué, il y a un siècle, par l’éditorialiste de la Bicyclette et qui subsiste, en grande partie, encore vierge, alors qu’ont fleuri les productions sur l’objet-cycle et le monde de la haute compétition. Missionnaires de la cause vélocipédique, les cyclistes librement associés ne se confondent pas avec la masse des utilisateurs, ils en sont les plus passionnés, les plus militants, ceux qui acceptent de sacrifier une parcelle de liberté pour vivre collectivement leur goût du nouvel engin et cherchent à le faire partager. La tranche chronologique retenue - le presque demi-siècle qui s’étend du second empire finissant à la veille du premier conflit mondial - nous confronte aux pionniers, ceux qui inventent, puis à leurs héritiers directs qui développent une nouvelle forme de vie associative, de “ sociabilité quotidienne ” selon l’expression de M. Agulhon 13 . Dans cette catégorie historique appliquée aux exercices physiques, “ nos ” cyclistes doivent d’abord beaucoup aux gymnastes et sportifs lyonnais étudiés par P. Arnaud 14 , mais aussi aux joueurs de boule de J. L. Marais 15 et aux alpinistes de D. Lejeune 16 dont, par ailleurs, les géographes 17 fournissent, hors du cadre sportif, un autre modèle exemplaire comme le sont les hommes des sociétés savantes de J. P. Chaline 18 , et bien sûr les adhérents des cercles de M. Agulhon 19 .
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Notre propos s’applique donc à un ensemble d’individus, à un groupe social émergent. Mais si l’homme est l’essence même du système associatif, les deux structures qu’il crée, qu’il façonne - en premier lieu les associations, puis les fédérations - acquièrent progressivement leur vie propre et servent ainsi de lien, de pont entre les différentes générations d’adhérents et avec la société qui les entoure. C’est donc sur la trilogie adhérent-association-fédération que repose notre travail de mise en lumière des facteurs sociaux et “ culturels ” - nous englobons sous ce terme les traits de mentalité collective que révèlent les modes d’organisation, les relations internes et externes, les types de pratique - qui caractérisent l’associationnisme cycliste. ‘“ Toute histoire est à la fois et indissociablement sociale et culturelle ”’ ‘ 20 ’ ‘.’
De la prise en compte des hommes découlent trois interrogations : combien ? où ? qui ? Notre ambition d’une histoire précise du nombre se heurte aux lacunes des sources. Des dizaines de milliers de sociétaires ne nous parvient la trace tangible que de quelques milliers. Nous devrons nous contenter d’ordres de grandeur.
La question où ? conduit à marquer la forte prépondérance des villes. Comme les autres sportifs, le cycliste est fils de l’urbanisation, mais ce qui pourrait apparaître comme le terme de la recherche n’en est que le début. En effet il convient d’exposer et d’éclairer la diffusion spatiale, les voies de propagation à l’intérieur du territoire national ou régional, la part des divers types de villes - l’énorme agglomération parisienne domine-telle les autres cités ? - et aussi l’entrée du monde rural en vélocipédie.
De même, au plan social, la pertinence de la thèse classique - passage des classes aisées aux couches populaires - mérite d’être vérifiée et précisée car elle repose sur le postulat que le coût d’abord élevé de l’engin le réserve dans un premier temps aux plus riches. De plus elle s’applique à l’ensemble des pratiquants. Or, sont-ils en adéquation avec les cyclistes militants ? L’agrégation n’entraîne-t-elle pas des infléchissements de la répartition sociale ? Au-delà, l’appréhension des hommes se prolonge nécessairement par l’analyse des âges, des sexes, en distinguant entre simples membres et personnel dirigeant.
Lorsque le regard se tourne vers les associations, d’emblée trois axes de recherche s’imposent, à savoir : “ la vie intérieure du club ”, “ l’étude spécifique ” de l’activité considérée ‘et “ la place que tient le club dans le réseau d’ensemble de la vie locale organisée ”’ 21 .
Le fonctionnement interne du groupe tient de l’institutionnel - les statuts fixent la règle du jeu : qui dirige ? et selon quelles modalités ? quelle latitude est laissée aux diverses catégories de membres ? quels sont leurs droits et leurs devoirs ? - mais il ressortit également au convivial avec l’organisation de temps de rencontres, de temps de “ sociabilité pure ” 22 , tels que banquets ou soirées récréatives propres à resserrer les liens amicaux du groupe.
Au plan sportif, la place du cycliste par rapport au gymnaste et au sportsman mérite d’être définie. En effet, la vélocipédie - ce n’est pas la moindre de ses originalités - se subdivise entre le tourisme, pratique de loisir, et la compétition, chacune d’elles étant à son tour partagée pour l’une entre une approche purement contemplative et une orientation plus axée vers la performance physique, pour l’autre entre des épreuves à caractère soit amateur, soit professionnel, qui peuvent se dérouler sur piste ou sur route. C’est donc une mosaïque de pratiques, fondée sur des logiques contradictoires, sur des valeurs éthiques contrastées qui composent le substrat de l’activité sportive des véloce-clubs. Avec quelles conséquences en termes de cohésion ? La question de la vélocipédie militaire, d’une utilisation conscriptive de l’engin sera également posée.
La place de la société au sein de la communauté locale se lit non seulement au travers des liens qu’elle noue avec les autres associations, quel que soit leur objet, ou avec les autorités municipales mais aussi dans sa faculté à contrôler le calendrier cycliste local face à d’autres intervenants - marchands de cycles, directeurs de vélodromes, comités des fêtes, etc. - et dans son implication lors des manifestations publiques.
À l’étage fédéral, les trois mêmes axes peuvent être repris pour analyser les fluctuations des divers groupements nationaux ou régionaux créés au cours de la période. Toutefois, la prise en compte de l’organisation interne repose avant tout sur les facteurs institutionnels et laisse moins de place au convivial ; celle de l’activité physique pose avec plus d’acuité encore la question de la cohabitation des diverses pratiques au sein d’une même structure. Quant à l’intégration dans l’environnement, elle envisage principalement les relations avec les instances politiques nationales et avec le puissant complexe journalistico-industriel que génère à partir des années 1890 l’essor de la bicyclette.
Toutes ces interrogations, ces pistes de recherche conduisent enfin à un double questionnement :
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Le premier, au terme des années 1880, se déroule à Tours en 1888. Il s’agit de la réunion, au week-end pascal, du premier meeting cyclotouriste, pour reprendre la terminologie actuelle. La conférence qui le précède ‘- “ pour la première fois on ose parler en public de la vélocipédie ”’ ‘ 23 ’ indique l’orateur - marque la fin de la confidentialité qui entoure pendant les deux décennies initiales l’activité, bien qu’elle se soit dotée en 1881 de l’Union vélocipédique de France (U.V.F.), seconde fédération sportive française constituée après l’Union des sociétés de gymnastique de France (U.S.G.F.) de 1873. Le caractère symbolique de la manifestation est accentué par la tenue d’une exposition dans laquelle les bicyclettes tiennent la vedette, signe tangible d’une adhésion déjà large au nouvel engin qui, apparu deux ans auparavant, générera une forte progression du cyclisme associatif et son éclatement entre diverses fédérations - Union des sociétés françaises de sports athlétiques (U.S.F.S.A.), Touring Club de France (T.C.F.)… -, caractéristiques majeures de la deuxième phase.
Au tournant des deux siècles, la montée en puissance des sports athlétiques , dits encore sports anglais, et l’apparition de l’automobilisme concurrencent fortement la vélocipédie. Le temps de la prospérité s’achève et le secteur associatif se réorganise, ce qu’exprime - c’est notre deuxième événement-charnière - la création à Paris, en avril 1900, de l’Union cycliste internationale qui vise à remplacer l’International Cyclists’Association de 1893 (I.C.A.).En effet, cette initiative due à l’U.V.F. assure à cette dernière, en même temps que son ascendant sur les autres nations, la mainmise sur le cyclisme hexagonal qui perd de sa diversité l’année suivante avec le retrait de l’U.S.F.S.A. de ce secteur d’activité. Progressivement les cyclistes abandonnent de leur superbe, rentrent dans le rang, se banalisent ; leurs associations, un temps fer de lance du monde sportif, également.
Nous développerons donc le plan suivant :
La première partie, intitulée l’invention du cyclisme associatif (1867-1887), s’attachera à poser les bases de la nouvelle activité à une époque où ses adeptes ne disposent que de machines peu performantes : le vélocipède avant 1870 - il est lancé en 1867 et donne alors naissance à des véloce-clubs - puis le grand bi. Le développement précaire qui s’ensuit n’en est pas moins essentiel pour l’avenir.
Après ces deux décennies de fragilité, vient l’âge d’or du cyclisme associatif (1888- 1899) que dynamise l’envol du parc des deux-roues. La problématique de cette partie consistera à analyser les mutations mais aussi à rechercher les permanences que connaissent alors les véloce-clubs.
Le succès de nouvelles disciplines sportives, à l’extrême fin du XIXème siècle, amène la banalisation du cyclisme associatif (1900-1914). Les sociétés, les fédérations doivent s’acclimater à une ère moins favorable avant que le premier conflit mondial ne mette en sommeil pour quatre années l’activité cycliste.
La Bicyclette, 26 août 1897.
Le meilleur exemple en est BUCHARD G. : Le cinquantenaire du Véloce-club havrais, 1888-1938, Le Havre, Imprimerie du Petit Havre, 1938.
En ce domaine, fait figure de pionnière la thèse de DECAMPS D. : La vie sportive à Pau de 1900 à 1920, thèse dactylographiée, Pau, 1979. Quelques mémoires de maîtrise s’inscrivent dans la même lignée tels que PRÉVOT X. : Les sociétés sportives dans le Cher (1870-1914), mémoire de maîtrise dactylographié, Tours, 1987 ou SUTEAU L. : La vie sportive à Bayonne, Anglet et Biarritz (1875-1904), mémoire de maîtrise dactylographié, Pau, 1998. Pour les autres, se reporter à la bibliographie.
HUBSCHER R., DURRY J. et JEU B. : L’histoire en mouvements. Le sport dans la société française (XIXème-XXème siècles), Paris, Armand Colin, 1992 constitue la synthèse la plus développée. Retenons encore ARNAUD P. : Une histoire du sport, Paris, la Documentation française, la documentation photographique, 1995, ARNAUD P. : “ Le sport et les Français, enjeu de société (1850-1914) ”, La revue du Musée d’Orsay, n° 6, printemps 1998, pp. 70-83, DUMONS B., POLLET G., BERJAT M. : Naissance du sport moderne, Lyon, La Manufacture, 1987 et PIVATO S. : Les enjeux du sport, Paris, Giudi-Casterman, 1994.
PÉRIER T. : Les premiers temps du cycle dans la région lyonnaise entre 1867 et 1914, mémoire de maîtrise dactylographié, Lyon, 1997.
WAHL A. : “ Le footballeur français : de l’amateurisme au salariat (1890-1926) ”, Le Mouvement social, avril-juin 1986, p. 7.
Fait surtout référence : CHANY P. : La fabuleuse histoire du cyclisme des origines à 1955,(tome 1), Paris, Nathan, 1988.
GENDRY E. : Sport vélocipédique, les champions français, Angers, Imprimerie Meynieu, 1891.
Les titres de leurs ouvrages respectifs ne prêtent d’ailleurs pas à équivoque : DODGE P. : La grande histoire du vélo, Paris, Flammarion, 1996 ; KOBAYASHI K. : Histoire du vélocipède de Drais à Michaux (1817-1870). Mythes et réalités, Paris, K. Kobayashi, 1993 ; SERAY J. : Deux roues, la véritable histoire du vélo, Millau, Éditions du Rouergue, 1988.
BAUDRY de SAUNIER L. : L’histoire générale de la vélocipédie, Paris, Ollendorf, 1891.
NYE E. : À bicyclette, anthologie, Sortilèges, 2000.
DURRY J. : L’En-cycle-opédie, Lausanne, Édita, 1982.
AGULHON M. : “ Un entretien avec Maurice Agulhon ”, Sport-histoire, 1/1988, p. 12.
ARNAUD P. : Le sportsman, l’écolier, le gymnaste, thèse dactylographiée, Lyon, 1986. Également essentiel ARNAUD P., CAMY J. : La naissance du mouvement sportif associatif en France. Sociabilités et formes de pratiques sportives, Lyon, P.U.L., 1986.
MARAIS J.L. : Les sociétés d’hommes. Histoire d’une sociabilité du 18 ème siècle à nos jours. Anjou, Maine, Touraine, La Botellerie, 1986.
LEJEUNE D. : Les “ Alpinistes ” en France à la fin du XIXème et au début du XXème siècle (vers 1875- vers 1919). Étude d’histoire sociale, étude de mentalité, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1988.
LEJEUNE D. : Les sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXème siècle, Paris, Albin-Michel, 1993.
CHALINE J.P. : Sociabilité et érudition, les sociétés savantes en France (XIXème-XXème siècles), Paris, Éditions du C.T.H.S, 1995.
AGULHON M. : Le cercle dans la France bourgeoise, 1815-1848, étude d’une mutation de sociabilité ; Paris, Armand Colin, 1977.
PROST A. : “ Sociale et culturelle, indissociablement ”, in RIOUX J.P., SIRINELLI J.F. (sous la dir. de) : Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 146.
AGULHON M. : “ Un entretien avec Maurice Agulhon ”…, art. cit., p. 14.
Ibid.
GARSONNIN : Conférence sur la vélocipédie, faite à Tours le 31 mars 1888, Rouen, F. Gébert, 1888, p. 6.