1. Un réseau discontinu.

1-1. 1867 : Naissance de la vélocipédie.

L’histoire de la vélocipédie naît véritablement à la fin du Second Empire, en 1867 - “ L’an I de la vélocipédie ” 28 - , année de l’Exposition Universelle tenue à Paris, au Champ de Mars, du 1er avril au 5 janvier suivant. Le rapprochement avec cet événement majeur n’est pas fortuit, il s’appuie sur une réalité forte. En effet, profitant de l’effervescence et du climat de modernité qui entourent l’exposition, considérant l’affluence qu’elle génère 29 , des communicateurs avisés saisissent l’occasion de faire connaître le nouveau produit qu’est le vélocipède, sans pour autant exposer 30 . Ils préfèrent utiliser la voix de la presse et plus particulièrement du bimensuel Le Sport qui, fin juillet, sous le titre incitatif “ En véloce !!! En véloce !!! ”, accueille le premier article promotionnel des vélocipèdes Michaux 31 .

L’auteur y vante les atouts hygiéniques et pratiques du nouvel engin 32 et attend de l’exposition que le mot d’ordre “ En véloce ”, propagé de l’avenue Montaigne, siège de l’entreprise Michaux, au Champ de Mars, “ repartira à toute vapeur, dans la malle de chaque exposant pour se rendre au bout du monde ”. En attendant que cette prophétie se réalise, le journaliste présente le véhicule inédit :

‘“ Un véloce, ou autrement dit vélocipède, est une machine au moyen de laquelle on est transporté rapidement d’un lieu à un autre par le seul secours de son mécanisme et des pieds de la personne qui la dirige, c’est un véhicule à deux roues, placées l’une devant l’autre, et reliées entre elles, aux essieux, par une tige d’acier recourbée sur laquelle est fixée une selle de cuir.
A l’essieu de la roue supérieure, appelée roue de devant ou conductrice, sont adaptées deux pédales sur lesquelles se posent les pieds du vélocipédeur dès qu’il est assis sur la selle.
Ces deux pédales mettent en mouvement la roue, en décrivant autour de celle-ci et de chaque côté une circonférence ayant pour rayon la jambe et pour centre le genou de celui qui monte le vélocipède.
Dans l’axe vertical de la roue de devant est fixée une tige nommée gouvernail, qui se termine à la partie supérieure par deux poignées horizontales, dépendantes l’une de l’autre et qui, embrassées par les deux mains, doivent être tournées à droite ou à gauche, suivant la direction que l’on veut suivre.
Non seulement, comme dans un navire, ce gouvernail sert à imprimer la direction, mais encore ce dernier est de plus destiné, suivant la direction qui lui est donnée, à établir l’équilibre ou autrement dit l’assiette.
Le vélocipède, tel qu’il vient d’être décrit, est l’œuvre de M. Michaux, un ouvrier mécanicien français qui s’est fait breveter, il y a quelques années, pour l’anexion [ sic ] des pédales.
Car le véloce sans pédale remonte à une époque très ancienne.
L’on s’en servait au moyen des pieds qui, en traînant à terre, donnaient par secousses l’impulsion indispensable à sa marche. ” 33

Tout est dit ou presque. En effet, si l’instrument est soigneusement décrit, l’origine du terme - du latin velox (cis), rapide, et pes (pedis), pied - suggérée, l’historique de l’invention reste flou et oblige à quelques précisions.

Le vocable “ vélocipède ” naît officiellement en 1818, en tête d’un brevet - “ description d’une machine appelée vélocipède ” - déposé par Joseph Dineur pour protéger en France l’invention faite l’année précédente par le baron Drais von Sauerbronn, dans le duché de Bade. L’engin en cause est constitué d’une poutre horizontale reliant deux roues disposées en flèche. Il a pour but ‘“ de faire marcher une personne à grande vitesse ”’ puisque l’utilisateur, assis sur la poutre, actionne la “ draisienne ” par le mouvement alternatif de ses jambes. Le déplacement de l’homme sur deux roues est né 34 . L’instrument ainsi créé n’obtient qu’un succès limité, du fait d’un rapport rapidité du déplacement / fatigue de l’utilisateur peu satisfaisant. Par contre, un demi-siècle plus tard, les espoirs d’une révolution dans la locomotion se concrétisent lorsque d’Allemagne le processus créatif se déplace vers la France.

La tradition veut qu’en mars 1861 Ernest Michaux, sur une idée de son père Pierre, réalise, dans l’atelier de la rue Montaigne, l’innovation déterminante en exécutant la première paire de pédales placée sur l’axe de la roue avant d’un “ vélocifère ” appartenant à un chapelier de la rue de Verneuil, du nom de Brunel. Cette version que ne corrobore aucun document d’époque, aucun dépôt de brevet 35 et qui, plus est, n’est avancée que tardivement, en 1893, est sujette à caution et suscite diverses objections de la part principalement des frères Olivier, commanditaires des Michaux au début de 1868 36 . Rien d’étonnant donc à ce que le grand dictionnaire universel Larousse de 1878 reste très évasif dans son article “ vélocipédie ” : ‘“ l’attention se porta sur ce véhicule il y a quelques années, et des constructeurs habiles n’ont cessé, depuis lors, de le perfectionner ”’ 37 . La paternité de la pédale peut certes être contestée aux Michaux mais il est indéniable qu’ils ont banalisé le procédé, assuré son succès et au sortir de la période de tâtonnement - la protohistoire du cycle -, en juillet 1867, ils dominent le marché naissant.

La campagne promotionnelle, lancée dans le Sport n’insiste pas seulement sur l’aspect utilitaire ; elle intègre également la dimension sportive - ‘“ Des paris de courses intimes ont déjà eu lieu à la cascade du Bois de Boulogne ”’ - et associative -‘ “ sitôt qu’un club de vélocipédeurs sera constitué… ”’ de la pratique 38 . Cette dualité utilité-loisir structure également un autre article, vantant les productions Michaux, paru le 18 décembre dans le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche. Les arguments de rapidité et d’économie y côtoient la relation laudative d’une course de Paris à Versailles 39 et l’affirmation du fonctionnement de “ clubs de vélocipédeurs ” à Paris ainsi que “ dans quelques villes de province ” 40 . Les espoirs de l’été se seraient donc concrétisés et le mouvement associatif serait en marche. Le caractère publicitaire de ces écrits, leur imprécision les rendent bien sûr sujets à caution, cependant il est vraisemblable que de petits groupements encore peu formalisés, peu structurés se constituent dans quelques villes à la fin de 1867 et donc que le volet associatif de la vélocipédie, c’est-à-dire son institutionnalisation, est contemporain du début de sa diffusion. Cet enseignement chronologique acquis, il faut maintenant préciser la force et l’extension géographique de ce nouveau type de sociabilité. Pour ce faire, de quels moyens dispose le chercheur ?

Notes
28.

SALMON G. : Les Annales de la vélocipédie (cahier n° 4, 1867), op. cit. , p. 2.

29.

Michel Chevalier avance que “ le Champ de Mars a été considéré par tous les peuples comme un rendez-vous auquel, au nom même de la civilisation, il convenait de se montrer ” et fixe le nombre d’exposants à

50 226, celui des visiteurs à plus de dix millions. CHEVALIER M. : Rapports du Jury International, Paris, Imprimerie Administrative de Paul Dupont, 1868.

30.

A. Favre, de Voiron, se souvient dans Le Vélocipède du 1er avril 1869 que seulement deux vélocipèdes furent exposés et que “ peu de gens y ont fait attention ; l’usage en était si peu répandu ”.

31.

Le Sport, 28 juillet 1867. Ce journal, créé en 1854 ( première parution le 17 septembre ) est sous-titré “ journal des gens du Monde. Traitant du turf, de la chasse, du canotage, de l’arbalète, du jeu de paume, du billard et des voyages ”. A la suite de cet article, Le Sport n’évoquera qu’exceptionnellement la vélocipédie. Sur la création de cette revue et la personnalité de son fondateur, Eugène Chapus, cf. MARCHAND J. : Les défricheurs de la presse sportive, Biarritz, Atlantica, 1999, pp. 15-28.

32.

“ Un médecin de Paris, habitant rue Vivienne, raconte que cet exercice gymnastique occasionné par ce mode de transport lui a beaucoup amélioré la santé [ … ] Un curé des environs d’Angoulême, desservant trois paroisses, se réjouit chaque jour, les avoines renchérissant, de n’avoir plus depuis six mois son cheval à l’écurie… [ mais ] … un cheval de fer qui marchera toujours et qui ne mangera jamais ”. Le Sport, 28 juillet 1867.

33.

Ibid.

34.

SERAY J. : Deux roues…, op. cit., p. 36, reproduit in extenso le brevet déposé par Joseph Dineur. De plus il détruit, preuves à l’appui, la légende qui voulait que l’ancêtre premier de la bicyclette soit comme le prétend L. Baudry de Saunier, en 1891, dans L’histoire générale de la vélocipédie…, op. cit., pp. 4 à 9, le célérifère apparu vers 1790. Cette appellation, comme celle de vélocifère, désigne en effet une voiture hippomobile.

35.

Le premier brevet d’un vélocipède à pédales fut déposé seulement le 30 avril 1866 aux Etats Unis par un ouvrier mécanicien français, Pierre Lallement, alors expatrié. Le journal local Newhaven Daily Palladium relate dès le 5 avril une démonstration de cet engin mu par des “ pédivelles ”. SALMON G. : Les Annales de la vélocipédie, ( cahier n° 3 : 1866 ), Pomeys, la Vélocithèque, 1998. L’affirmation contenue dans le texte cité plus haut selon laquelle : “ M. Michaux […] s’est fait breveter, il y a quelques années ”, est mensongère.

36.

SERAY J. : Deux roues…, op. cit., pp. 80-84, détaille les démêlés financiers et judiciaires qui opposent les deux familles. SALMON G. : Les Annales de la vélocipédie en France, ( cahiers n° 1 : 1861-1865, n° 1 bis : 1864-1865) Pomeys, la Vélocithèque, 1998 et n°3 : 1866, op. cit., en partie grâce aux trouvailles de David Herlihy, va plus loin et apporte de nouveaux éclairages sur l’entourage et le rôle des frères Olivier.

37.

LAROUSSE P. : Grand dictionnaire universel, 1878, t. XV, art. “ vélocipède ”, p. 835.

38.

Le Sport, 28 juillet 1867.

39.

Le Petit Journal authentifie cette compétition, la première, dans l’état actuel des connaissances, en annonçant son organisation dans son numéro du 7 décembre. Disputée le lendemain elle se déroule “ en présence d’une foule considérable. 120 à 150 vélocipédeurs se sont réunis aux Champs Elysées et sont partis à 10 heures du matin pour Versailles. Ils sont arrivés : le premier à 10 h. 58 min., le deuxième à 10 h. 59 min., le troisième à 11 heures ”. Le courrier de la Drôme et de l’Ardèche, 18 décembre 1867.

40.

Il faut toutefois remarquer qu’à Lyon, les articles vantant les mérites des vélocipèdes inventés par M. Cadot ( Le Progrès de Lyon, 7 juin 1867 ; Le Salut public, 19 juillet 1867 ) s’en tiennent à l’aspect utilitaire. SALMON G. : Les Annales de la vélocipédie ( cahier n° 4 : 1867 ), op. cit., pp. 4-6.