1-2. Les étapes de la diffusion associative.

La source privilégiée est celle des déclarations de sociétés auprès de l’autorité. En effet, à l’instar de toute autre association, les vélocipédistes désireux de s’assembler doivent se conformer aux exigences de l’article 291 du Code pénal (1810) ainsi rédigé : ‘“ Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société ”.’ Les trois articles suivants, 292 à 294, édictent les sanctions prévues pour réprimer d’éventuelles infractions à la loi. La Monarchie de Juillet, afin de mieux juguler ses opposants politiques, renforce le dispositif par la loi du 10 avril 1834 41 . Le décret impérial du 25 mars 1852 réinstaure les textes de 1810 et 1834 après la proclamation par la révolution de 1848 de la liberté d’association 42 .

L’aspect contraignant de la loi ne se prolonge pas au niveau de son application. L’autorité, une fois assurée par le libellé des statuts, l’indication du lieu de réunion, la liste des membres, que la nouvelle association ne risque pas de troubler l’ordre public, accorde facilement l’autorisation 43 . Le commissaire central de police de Nantes, chargé par le maire d’enquêter sur le projet présenté par le Véloce-club nantais, ‘conclut “ qu’il n’y a aucun inconvénient à donner un avis favorable ’ car, écrit-il, ‘“ je ne vois rien dans le règlement présenté qui ne puisse être autorisé par l’administration […] les organisateurs présentent les garanties nécessaires à tout point de vue. Le Café Cambronne, où ils désirent établir le siège leur association, est bien tenu et son propriétaire est un homme d’ordre ”’ ‘ 44 ’ ‘.’ Le maire d’Orléans penche également pour l’approbation de la Société des vélocipédistes orléanais ‘“ d’autant plus que l’autorité sera toujours à même de faire surveiller les réunions de la société afin qu’elle ne s’écarte pas du but qu’elle déclare ”’ ‘ 45 ’ ‘.’

Les obligations légales n’entravent donc pas l’implantation d’une activité inoffensive pour le pouvoir en place et les non déclarations par insouciance ou par opposition au pouvoir en place se révèlent exceptionnelles.

Pourtant les autorisations délivrées ne suffisent pas à établir l’extension précise de la sociabilité vélocipédique à cause essentiellement - même si certains préfets s’en affranchissent - du seuil des vingt-et-un membres nécessaires au dépôt de la demande d’approbation. À tout le moins cette disposition empêche de fixer l’origine précise des associations qui ne compteront vingt-et-un adhérents qu’un certain laps de temps après la première agrégation. En outre, les entités incapables de prendre une dimension suffisante restent totalement dans l’ombre. Echappent ainsi à l’enquête les groupements qui ne dépassent jamais le stade initial, celui de l’informel, de la réunion d’amis. L’incidence est toutefois bénigne car, dépourvus de véritable visée militante, centrés sur des objectifs limités à quelques rencontres épisodiques, dotés d’effectifs faibles, ils n’influent pas réellement sur la dynamique d’ensemble et jouent un rôle d’autant plus marginal que leur existence est nécessairement précaire.

La non déclaration des dissolutions - la loi n’exige pas d’en avertir les autorités - est également dommageable au suivi de l’effectif associatif.

À ces problèmes imputables à la législation en vigueur s’ajoute celui de la conservation des dossiers de déclaration , conservation très variable suivant les départements. Certains fonds d’archives comme ceux de la Manche, de l’Aisne, des Ardennes… ont eu à souffrir des destructions consécutives aux conflits de 1914-1918 ou 1940-1944, d’autres ont été l’objet de tris très sévères. Ainsi pour la Dordogne, il semble que la sélection ait privilégié les associations d’instruction militaire et de gymnastique et rejeté en priorité les sociétés vélocipédiques. Au total 26 départements sont dépourvus de données fiables  46 ; parmi eux celui de la Seine pour lequel ne subsistent qu’un infime contingent de déclarations. Heureusement la presse vélocipédique assez tôt développée - le Vélocipède illustré fondé par Richard Lesclide alias Le Grand Jacques paraît à partir du 1er avril 1869 47 - supplée en partie ces carences, en relatant telle assemblée constitutive ou telle activité d’une société inconnue des archives car non déclarée ou exclue du fonds à l’occasion d’un programme de tri. Quelques listes des clubs existant à une date donnée complètent cet éventail de sources .

Officiellement le premier véloce-club naît à Valence au début du mois de mars 1868. Les onze vélocipédistes qui le fondent adressent en effet le 12 mars leurs statuts au préfet de la Drôme et ‘“ espèrent [qu’il voudra] bien approuver le règlement qu’ils ont l’honneur de [lui] soumettre ”’ ‘ 48 ’ ‘.’ Ils précèdent ainsi le Véloce-club de Paris dont le Figaro signale la naissance le 15 mai, puis la Société des vélocipèdes du Tarn constituée à Castres en septembre et enfin un second groupe parisien la Société pratique du vélocipède qui, comme le Cercle des vélocipédistes de Carpentras, demande l’aval des autorités en novembre.

L’élan donné s’amplifie l’année suivante - treize sociétés précisément datables sont créées - pour se ralentir ensuite : seulement trois démarches d’approbation sont entreprises entre janvier et juillet 1870 49 . Dix-neuf autres sociétés 50 à l’apparition chronologiquement indéterminée portent le corpus associatif à quarante unités pour les trois années initiales. La guerre franco-prussienne de 1870-1871 porte un coup sévère au mouvement associatif encore trop peu assuré et bâti en grande partie sur un phénomène de mode.

Graphique 1. : Autorisations de sociétés ( 1868-1887 ).
Graphique 1. : Autorisations de sociétés ( 1868-1887 ).

Le message des documents d’archives est sans équivoque. Dans les soixante et un départements de référence, ils ne laissent apparaître que six fondations entre 1871 et 1879. L’évolution de la presse spécialisée confirme cette rupture : le Vélocipède illustré disparaît en 1872, le Vélocipède ne dure que dix mois en 1874, la Vie sportive un semestre l’année suivante. Un renouveau perceptible dans le monde du journalisme à partir de 1877 (rubrique vélocipédique de la Revue des sports ouverte début janvier) et confirmé en 1879 (lancement du Sporting qui en 1880 devient le Sport vélocipédique) se concrétise au plan associatif dès le début des années 1880 : quatre approbations officielles en 1880, sept en 1881 - l’année de la fondation de l’Union vélocipédique de France -, encore cinq en 1882. Les listes parues dans le Sport vélocipédique (21 et 28 octobre 1882) sous le titre “ nomenclature des sociétés par ordre alphabétique de villes ” ajoutées à quelques indications éparses complètent les sources administratives et porte le total des sociétés ayant fonctionné pendant ces trois années au nombre de cinquante-deux 51 . L’extension ne se dément plus par la suite avec une pointe de douze créations en 1884 puis de dix-neuf en 1887. A cette date, l’effectif de la vélocipédie française est riche d’au moins quatre-vingt-dix-sept sociétés : les soixante-dix qu’égrène le premier annuaire de l’U.V.F. (1887) et vingt-sept autres repérées par ailleurs. Les déficiences déjà évoquées des sources d’archives laissent à penser qu’en fait le seuil de la centaine est atteint voire dépassé. Les deux décennies initiales présentent donc une évolution quantitative de l’associationnisme cycliste en trois temps, avec d’abord un engouement passager (1868-1870), puis une phase de fort repli (les années 1870) avant une reprise lente mais de plus en plus affirmée au cours des années 1880. Ce premier constat amène tout naturellement à s’enquérir de la dimension géographique de ces évolutions à l’intérieur de l’espace français.

Notes
41.

Dans son article 1er, la loi du 10 avril 1834 étend les dispositions  “applicables aux associations de plus de vingt personnes, alors même que ces associations seraient partagées en sections d’un nombre moindre, et qu’elles ne se réuniraient pas tous les jours ou à des jours marqués ”.

42.

ARNAUD P. : “ La loi du 1erjuillet 1901, son influence sur le développement des associations sportives ”, Revue juridique et économique du sport, n° 40, septembre 1996, pp. 101-112.

43.

GRAND JACQUES (le) : Almanach du vélocipède pour 1870, Paris, Le vélocipède illustré, 1870, dédramatise le caractère coercitif des dispositions officielles et affirme, dans sa partie “ règlements et conseils pour constituer les clubs de vélocipèdes ” que “ l’autorisation est toujours accordée ”.

44.

Arch. dép. Loire Atlantique, 1 M 113, Rapport au maire, 12 avril 1870.

45.

Arch. mun. Orléans, 4 R 140, Lettre au préfet, 4 octobre 1869.

46.

Il s’agit des départements suivants : Ain, Aisne, Allier, Ardèche, Ardennes, Aveyron, Corse, Côte-d’Or, Côtes-du-Nord, Creuse, Dordogne, Gers , Ille-et-Vilaine, Indre, Loir-et-Cher, Haute-Loire, Lozère, Manche, Pas-de-Calais, Puy-de- Dôme, Basses-Pyrénées, Pyrénées-Orientales, Rhône, Haute-Saône, Seine, Somme.

47.

Le Vélocipède fondé par A. Favre, fabricant de vélocipèdes à Voiron et géré par L. Fillet le précède – premier numéro le 1er mars 1869 – mais il cesse sa parution dès le 15 mai.

48.

Arch. Dép. Drôme, M 2088 bis.

49.

Cf. Annexe stat. A1 : Chronologie partielle des premières sociétés vélocipédiques (1868-1870).Liste.

50.

Keizo Kobayashi répertorie seize d’entre elles : La Fère en Tardenois, Cognac, Bergerac, Besançon, Chartres, Beaucaire, Bordeaux, Beauvais, Boulogne, Lyon, Charolles, Annecy, Le Havre, Dieppe, Niort, St-Maixent. KOBAYASHI K. : Histoire du vélocipède…, op. cit., p. 244. Nous y ajoutons celles de Tours ( CHERIE A. et M. : Annuaire général illustré des cyclistes français et étrangers pour 1892, Paris, Librairie vélocipédique universelle, p. 120 ), de Reims ( SARAZIN C. : Souvenirs sportifs rémois, Reims, Impr. Du Nord-est, 1926, p. 25 ) et de La Roche-sur-Yon ( Annuaire du département de Vendée, La Roche-sur-Yon, 1892 et Arch. Mun. La Roche-sur-Yon, I A 1/104, Demande d’autorisation de courses au maire au nom des Vélocipédistes de Napoléon-Vendée , 16 août 1869 ).

51.

Cf.  Annexe stat. A2 : Les sociétés vélocipédiques des années 1880-1882. Liste.