Le premier engouement pour le cyclisme associatif semble peu concerner le milieu de l’aristocratie. Que ce soit à Laval, Marseille, Avignon ou Ay - les quatre sociétés pour lesquelles les listes nominatives indiquent les professions et qui servent de base au graphique ci-dessous - aucun noble n’apparaît. Ailleurs ils sont très minoritaires : le baron G. de Bernay à Valence, Adrien de Baroncelli de Javon - futur auteur d’une célèbre série de guides routiers - à la Société pratique de vélocipédie de Paris, deux autres à Toulouse et quatre à Vannes. Cette réalité nuance fortement les affirmations contenues dans la presse selon lesquelles “ le High life a pris sous son patronage ce nouvel exercice 97 ” et la nouvelle activité se ‘propage “ grâce à la fantaisie de quelques-uns de nos grands seigneurs’ ‘ 98 ’ ‘ ’”. Bien sûr des membres de l’aristocratie, Napoléon III en est une preuve, chevauchent le nouvel engin ; les journalistes se focalisant, parfois dans un but publicitaire, sur cette exemplarité. Mais l’adoption du vélocipède, son éventuel encouragement - à Angers deux des trois organisateurs des courses du 22 avril 1869 sont nobles 99 - ne se prolongent pas jusqu’à intégrer le mouvement associatif déjà trop divers.
In SERAY J. : Deux roues…, op. cit., p. 90.
In DODGE P. : La grande histoire du vélo, op. cit., p. 35.
Le même refus de perdre en distinction, de côtoyer des catégories sociales inférieures conduit également les “ capacités ” (professions libérales, officiers ministériels et cadres) à rester à l’écart du mouvement à moins que, comme à Rouen, une société distinguée et homogène, l’Union des velocemen de Normandie - dissidente du Véloce-club - ne se forme et n’accueille des négociants, des architectes, des chimistes, des pharmaciens ainsi que des ‘“ dames avec le titre de dames patronnesses ”’ ‘ 101 ’ ‘.’ Dans son énumération, C. Petiton oublie de mentionner le docteur Bellencontre, un des premiers médecins à se passionner pour la vélocipédie et qui prolonge son action par l’édition d’un ouvrage intitulé Hygiène du vélocipède 102 . Curieusement, propriétaires et rentiers qui appartiennent au même milieu que les “ capacités ” adhèrent assez nombreux. Différence de comportement liée probablement à un plus grand sentiment d’indépendance ? Un bon exemple en est fourni par Alfred Caraven, archéologue et naturaliste, à l’origine de la fondation de la Société des vélocipédistes du Tarn à Castres.
Le monde du commerce et de l’artisanat n’a pas les mêmes préventions que l’aristocratie ou les “ capacités ”. Il s’implique fortement dans le nouveau type de sociabilité. Avec 55 occurrences sur 105, il est majoritaire et se partage pour l’essentiel entre les secteurs du textile, du travail du bois, du cuir ou encore des métaux 103 . Ce dernier groupe, le plus représenté avec 12 occurrences, mérite attention. Serruriers, mécaniciens s’y mêlent aux armuriers, carrossiers, quincailliers ou autres horlogers, tous artisans à la technicité affirmée et qui, pressentant un secteur d’avenir, se sont lancés dans la fabrication ou la vente du vélocipède. La plupart des sociétés comptent au moins un membre de cette catégorie. A Carcassonne, M. Miquel, rédacteur de la demande d’autorisation de la société de courses, fabrique des vélocipèdes. La cheville ouvrière du Véloci-club de Versailles est “ Monsieur Lecoq, négociant, qui a créé cette industrie ” dans la ville 104 . Le trésorier du Véloce-club de Nantes, M. Lotz, a inventé une locomobile 105 . Clément Ader, alors fabricant à Muret, s’inscrit au Véloce-club de Toulouse… 106 Nous touchons là un élément essentiel de la genèse du milieu associatif cycliste. L’adhésion de ces membres ne doit pas qu’à la passion. Leur entrée en vélocipédie s’appuie aussi sur des visées commerciales. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils encouragent la création de sociétés après avoir dans un premier temps organisé ou participé à l’organisation de compétitions. Mais ce processus ne va pas toujours jusqu’à son terme. Ainsi les premières courses d’Auxerre qui doivent beaucoup à un carrossier et à un fabricant de roues ne débouchent pas sur la création d’une société 107 . Bien plus, les frères Bollée, fabricants et inventeurs manceaux dans le domaine mécanique, ont le désagrément d’être les seuls concurrents au départ d’une course qui finalement n’a pas lieu 108 .
Le groupe des employés, avec un quart de l’effectif, s’inscrit en seconde position. L’obstacle du coût de la machine souvent présenté comme insurmontable ne se révèle pas trop dissuasif. Il est vrai qu’au sein de cette catégorie, certains appartiennent à des familles assez aisées du commerce ou de l’artisanat mais il est également indéniable que les prix des vélocipèdes varient considérablement : de 150 F. pour les modèles simples à 1000 F. pour les plus sophistiqués, tel ce “ vélocipède en acier peint, poli, damasquiné en bronze d’aluminium ciselé. Roues en bois des îles : amarante, makrussa, hikori, ébène, citronnier. Poignées en ivoire sculpté… ” 109 . En revanche le constructeur lyonnais, Cadot, propose en 1867 un engin destiné aux enfants à 100 F. et un autre pour homme à 150 F 110 . M. Thomasset fabrique à Carpentras des vélocipèdes ‘“ presque aussi bien construits que ceux de Michaux, ne coûtant que 150 F. ”’ 111 . Le tarif du Parisien Benon s’échelonne de 150 à 300F 112 .Dans ces conditions, l’acquisition est à la portée des employés qui constituent probablement cette “ basse classe ” que Paul Devillers rend responsable du discrédit rapide de l’activité : ‘“ Nous avons été débordés par la basse classe, d’abord ; nous avons été tués par la guerre ensuite ”’ ‘ 113 ’ ‘.’
Au niveau de la répartition selon le statut social, les notables avec 35,2% (aristocratie, personnel politique, propriétaires, étudiants, “ capacités ”, fonctionnaires intermédiaires, industriels et négociants), quand on les compare avec les deux catégories de la bourgeoisie populaire, atteignent un niveau proche de celui des petits patrons -36,2%- (groupe des commerçants et artisans à l’exclusion des négociants et industriels) et dépassent les “ employés ” - 27,6% - (employés proprement dits et fonctionnaires subalternes). Les agriculteurs ne comptent que pour 1%.
Le Messager de Paris, 1er octobre 1867.
Le Sport, 28 juillet 1867.
DAUPHIN V. : Le cyclisme en Anjou, Angers, impr. du progrès, 1936, p. 17.
Cf. Annexe stat A3 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs (1868-1870). Tableau.
PETITON C. : Histoire du Véloce-club rouennais, Rouen, impr. L. Gy, 1896, p. 18.
BELLENCONTRE P.E.D. : Hygiène du vélocipède, Paris, le Petit Journal, 1869.
Cf. Annexe stat A3 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs (1868-1870). Tableau.
Arch. mun. Versailles, R 3 / 2215, Lettre au maire, 14 août 1869.
Arch. dép. Loire-Atlantique, 1 M 1113. À propos de l’invention de M. Lotz, cf. PADIOLEAU H., Des origines à 1918, Nantes cité sportive, Montreuil-Bellay, C.M.D., 1998, pp. 29-32.
Clément Ader innova en mettant au point le bandage en caoutchouc – brevet déposé – et le corps creux du bâti du vélocipède.
RICHARD P. : “ La première course cycliste organisée à Auxerre : 1er août 1869 ”, L’Echo d’Auxerre, 1973, n° 103, pp. 36-39. Ils coorganisent avec deux fils de bonnes familles : l’un fils du trésorier payeur général de l’Yonne, l’autre d’un avocat.
La Sarthe, 15 juin 1869.
Cité dans SERAY J. : Deux roues…, op. cit., p. 89.
Le Courrier de Lyon , 12 septembre 1867, cité dans SALMON G. : Les Annales de la vélocipédie (cahier n° 4, 1867), op. cit., p. 11.
L’Indicateur de Carpentras et du Comtat-Venaissin, 22 novembre 1868, cité dans BRUN J. F. : “ Carpentras : aux origines des courses vélocipédiques ? Les premières courses vélocipédiques dans une petite ville française en 1869 ”, Science et motricité, n° 27, p. 19.
Cf. Annexe doc. A1 : Tarif du fabricant de vélocipèdes Benon en 1869.
Le Sport vélocipédique, 4 mars 1880, éditorial du 1er numéro.