2-3. Les sociétaires des années 1880.

Avec les années 1880, le corpus documentaire s’accroît et permet une ventilation ternaire des données entre petites villes, villes moyennes et grandes villes 118 . Les trois groupes confondus, la répartition socioprofessionnelle constatée à la fin des années 1860 subit peu de modifications.

Graphique 4. : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs (1882-1887)
Graphique 4. : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs (1882-1887) Cf. Annexe stat. A4 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs, par catégorie de ville (1882-1887). Tableau. .

La stabilité l’emporte largement sur le changement. Le monde de l’entreprise et les employés, même si leur part respective recule, 44% et 22,5 %, demeurent dominants et à l’intérieur de l’entreprise, les artisans spécialisés dans le travail du métal se placent toujours au premier rang. Quelques exemples : Clément, futur grand constructeur, assume la charge de trésorier du Cercle vélocipédique de France, créé à Paris en 1880 120  ; les frères Pierre et Claudius Gauthier, qui joueront un rôle important dans la diffusion de la bicyclette, participent en 1881 à la fondation du Club des cyclistes stéphanois ; M. Morel, principal agent de cycles grenoblois, est membre du Vélo-club…Les propriétaires s’inscrivent à nouveau en troisième position. Les “ capacités ” et surtout les nobles comptent toujours peu. Néanmoins trois modifications rompent cette monotonie : la percée des fonctionnaires qui est principalement le fait des serviteurs subalternes de l’Etat 121 , l’arrivée des étudiants ainsi que celle, plus limitée, des ouvriers. Ces derniers se caractérisent par leur très faible dispersion entre les diverses sociétés. Cinq sont inscrits sur les listes des deux clubs toulousains - ils sont tous typographes -, les dix autres - huit ajusteurs ou tourneurs, un typographe et un lithographe - adhèrent à l’Union vélocipédique d’Epernay (1887) dont ils constituent le groupe le plus étoffé : exemple précoce d’une société sinon à majorité d’ouvriers, du moins à présence ouvrière significative. S’il faut en croire le maire, la situation est identique dès 1883 au Véloce-club tarbais, où ‘“ les organisateurs sont tous des gens honorables, bons ouvriers, dont plusieurs travaillent à l’arsenal ”’ 122 . Même si sa présence est plus modeste que dans les jeux traditionnels et la gymnastique 123 , le sport des ouvriers dans le contexte du cyclisme associatif naît donc assez tôt. En effet, ‘“ la classe ouvrière n’est pas homogène, non plus que celle des employés. Il en est parmi eux, et ils sont nombreux, qui disposent d’un temps de loisir, de salaires décents et d’une culture générale honnête ”’ ‘ 124 ’ ‘.’ Reste que le coût du grand bi dans les années 1880 s’élève pour les grandes marques à environ 500 F. Conclure à l’inaccessibilité de l’engin pour les ouvriers et les employés est alors légitime. C’est toutefois oublier que les travailleurs du métal, pour qui la pratique du vélocipède est un prolongement de l’activité professionnelle, ont la faculté d’assembler eux-mêmes leur machine à moindre coût à partir de pièces détachées dont certaines de leur fabrication. C’est oublier encore que de petits fabricants mettent sur le marché des produits peut-être plus frustes mais à des prix moins élevés et qu’un marché de l’occasion fort approvisionné existe. Ainsi dans Le Sport vélocipédique, en janvier 1881, P. Brice, constructeur angevin, propose un modèle de grand bi en acier à 350 F. et un autre en fer à 250 F. tandis que des machines d’occasion sont offertes entre 90 et 190 F 125 . De plus les fabricants pratiquent le financement à crédit ainsi que la location. Les mémoires de Charles Terront nous aident également à comprendre comment les jeunes employés ou ouvriers, poussés par la passion, arrivent à acquérir leur machine. Le futur vainqueur de Paris-Brest-Paris, vers 1875 modeste employé de l’agence Havas, a d’abord recours à la location puis, aidé par son frère et par son père, ouvrier-mécanicien, il va économiser sou à sou pour atteindre la somme des 375F. nécessaires à l’achat de la machine de son choix 126 .

L’éclatement des données en fonction de la population des localités révèle de nettes différences entre les trois groupes de villes.

Graphique 5. : Statut social des cyclistes associatifs, par catégorie de ville (1882-1887) Cf. Annexe stat. A5 : Statut social des cyclistes associatifs, par catégorie de ville (1882-1887). Tableau. .

Sources : Arch. dép.

Si l’on s’en tient au statut social, la part des notables - majoritaire entre 3000 et 10 000 habitants - diminue fortement alors que la population des localités progresse. Le mouvement inverse touche les “ employés ” et les petits patrons. En d’autres termes, les sociétés des petites villes recrutent surtout parmi la moyenne bourgeoisie, celles des agglomérations importantes plutôt dans la bourgeoisie populaire, comme si dans les centres restreints l’appartenance à une association cycliste était plus valorisante, plus porteuse de distinction sociale que dans les grands . Ce qui crédibilise, en partie, la remarque émise en janvier 1888 par un cycliste de Rethel : ‘“ les gens de qualité ne craignent plus, comme autrefois, de compromettre leur dignité en pratiquant le vélocipède ”’ 128 .

Notes
118.

Le groupe des petites villes comprend Boisguillaume-les-Rouen, Marmande et Nérac ; celui des villes moyennes Carcassonne, Castres, Cognac, Epernay, Laval, Lisieux et Sens et celui des grandes villes Grenoble, Marseille ( 2 sociétés ), Montpellier, Rouen, Toulon, Toulouse ( 2 sociétés ) et Tours. Les données retenues ne concernent que les membres actifs. Celles concernant les membres honoraires sont en effet très minces : trois listes seulement nous sont parvenues. L’explication tient certainement à une adhésion plus tardive de ce type de membres comme le fait penser la lettre que la Dépêche verdunoise envoie au préfet en 1888 et dans laquelle elle indique qu’elle n’a pas de membres honoraires car elle attend d’être autorisée pour les solliciter. La répartition de la centaine de membres honoraires socialement identifiés se caractérise par une extrême faiblesse du groupe des employés – 4,1 % -, la part honorable des notables – 35 % - et la suprématie des petits patrons – 60,9 %.

119.

Cf. Annexe stat. A4 : Répartition socioprofessionnelle des cyclistes associatifs, par catégorie de ville (1882-1887). Tableau.

120.

Ouvrier-mécanicien à Crépy-enValois, A. Clément entre ensuite chez un de ses parents, poseur de sonnettes, rue Lafayette à Paris et de là part faire son tour de France à vélocipède. En 1877, il est employé chez Tissier, constructeur à Lyon. En même temps ils participe aux compétitions et compte parmi le petit groupe de coureurs de valeur au tournant des années 1870-1880. BAUDRY DE SAUNIER L. et TERRONT C.: Mémoires de Terront, Paris, Prosport (Réédit.), 1980, pp. 46-47 et 52-53.

121.

Le Vélo-sport de Sens est fondé le 1er juillet 1884 par un commis des contributions directes, Maille, “ qui réussit à grouper autour de lui quelques jeunes gens fanatiques du grand bi ”. VELO-SPORT DE SENS : Livret spécial de l’excursion à la côte d’azur et en Italie, Sens, Duchemin, 1899, p. 1.

122.

Arch. dép. Hautes-Pyrénées, 4 M 122.

123.

ARNAUD P. : “ Le sport des ouvriers … ”, art. cit., pp. 45-85. Le salaire journalier moyen d’un ouvrier lyonnais est de 4,85F. en 1881 (LEQUIN Y. : Les ouvriers de la région lyonnaise, 1848-1914, Lyon, P.U.L., 1977). Au Creusot, vers 1880, le salaire d’un ajusteur (ouvrier qualifié) est de 5,40F., soit une rémunération annuelle de 1620F. contre 1000 à 1100F. pour les ouvriers de base (GRAFMEYER Y. : “ Des représentations aux réalités, les contremaîtres au Creusot, 1850-1900 ”, in LEQUIN Y. et VANDECASTEELE S. : L’usine et le bureau, itinéraires sociaux et professionnels dans l’entreprise, XIXème et XXème siècles, Lyon, P.U.L., 1990, p. 158. À la même époque, un instituteur touche environ 1200F. par an.

124.

ARNAUD P., Le Sportsman, l’Ecolier, le Gymnaste, 1986, Thèse d’Etat dactylographiée, Lyon, p. 513.

125.

Le Sport vélocipédique, 20 janvier 1881.

126.

BAUDRY DE SAUNIER L. et TERRONT C. : Mémoires de Terront, op. cit., pp. 30-32. Il y évoque surtout des économies sur la nourriture : “ Nous primes avec Jules d’un commun accord une décision formelle : nous mangerions dorénavant moitié moins que nous le faisions jusqu’alors, et la moitié économisée, nous la verserions à la tirelire ”. p.31.

127.

Cf. Annexe stat. A5 : Statut social des cyclistes associatifs, par catégorie de ville (1882-1887). Tableau.

128.

Le Véloce-sport, Bulletin officiel de l’U.V.F., 2 février 1888, procès-verbal de la réunion du comité exécutif du 18 janvier.