2-4. Les membres des bureaux.

La prise en compte des seuls dirigeants fait évoluer sensiblement l’importance de cinq des onze groupes socioprofessionnels 129 . Nobles, fonctionnaires et employés connaissent une augmentation, nette surtout pour les premiers - de 0,7 % à 5,9 % - et les seconds - de 8,7 % à 14,3 %. Les employés progressent jusqu’à presque équilibrer leur position vis à vis du monde du commerce et de l’artisanat qui fléchit pendant que les ouvriers disparaissent des effectifs.

Pour constater une véritable notabilisation, il faut encore limiter le champ d’investigation et le circonscrire aux présidents de sociétés.

Graphique 6. : Statut social des membres des bureaux par poste (1877-1887) Cf. Annexe stat. A7 : Statut social des membres des bureaux (1877-1887). Tableau. .

Aristocrates, “ capacités ”, négociants et industriels s’adjugent chacun un septième des postes. Le prince J. Soltykoff dirige le Club vélocipédique saujonnais, le vicomte d’Elva le Véloce-club lavallois 131 et le baron de Graffenried le Vélo-club de Paris. Celui-ci, premier commanditaire du constructeur Clément, est selon C. Terront ‘“ un véritable enragé du sport vélocipédique ”’ 132 , faisant monter à bicycle ses sept enfants. Le capitaine Annesley, président fondateur du Véloce-club béarnais est remplacé par le baron Séguier dont la famille, anoblie sous l’Empire, a donné à la France un grand nombre de magistrats. Sa carrière dans l’administration le conduit jusqu’au poste de préfet du Nord et lui vaut d’être élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur 133 . Alfred Berruyer fournit, lui, un bon exemple du groupe des “ capacités ”. En effet, l’auteur du Manuel du veloceman exerce la profession d’architecte et se spécialise dans la construction d’édifices religieux de style en général néo-gothique. L’évêque de Grenoble ‘“ saluait dans son œuvre l’art chrétien le plus pur, parfois les élans du vrai génie ”’ 134 . Son compatriote, l’industriel Ernest Dumolard, qui lui succédera à la tête du Vélo-club grenoblois, appartient à une lignée de cimentiers fortement imprégnés par la doctrine janséniste 135 .

Le Parisien Henri Pagis n’hérite pas d’une position déjà enviable. Sa trajectoire illustre les possibilités de promotion sociale qu’offre le secteur vélocipédique. Il débute sa carrière au service des archives du ministère de la guerre, en tant qu’employé et fonde sa célébrité sur le record qu’il établit, en octobre 1875, en compagnie d’Albert Laumaillé, sur le parcours Paris-Vienne 136 . L’année suivante, il prend l’initiative de convoquer les vélocipédistes de Paris afin de fonder l’Union vélocipédique parisienne dont il assure la présidence. L’acharnement dont il fait preuve à étendre le sport vélocipédique, lui vaut d’être préposé à la rubrique cycliste que crée La Revue des sports. Il y commente l’actualité et y expose ses idées à partir de janvier 1877 sous le pseudonyme de Raoul Richard avant de devenir, cinq ans plus tard - il est alors président de la Société vélocipédique métropolitaine -, le directeur en chef de la revue Le Sport vélocipédique. A cette promotion par le journalisme répond celle par le commerce de cycles, telle que la connaît Pierre Rousset, président du Véloce-club bordelais et propriétaire du beau domaine de la Prade, situé à 20 km. de la capitale girondine.

Les notables, également majoritaires pour les vice-présidents, se font plus discrets aux postes de trésoriers et surtout de secrétaires, fonctions accaparées par les “ employés ” - essentiellement de bureau - qui prolongent leur activité professionnelle au sein des associations. Ainsi se dessine nettement un partage des tâches : les charges exigeantes et obscures - secrétariat, trésorerie - aux “ employés ” et aux personnalités plus en vue les présidences et vice-présidences afin que rejaillisse sur le club l’aura de l’influence ; nécessité d’autant plus essentielle à une période où le vélocipède est “ considéré comme un jouet plutôt que comme un instrument utile et pratique ” 137 .

Cette dichotomie sociale se prolonge au plan générationnel. L’âge moyen des présidents - 31 ans 7 mois - dépasse de près de 9 ans celui des secrétaires - 22 ans 10 mois 138 . Ainsi, position sociale et âge, tous deux plus élevés, conjuguent leurs effets pour asseoir la respectabilité du responsable de l’association. D’ailleurs les dirigeants, président, vice-président, secrétaire et trésorier, présentent une moyenne d’âge supérieure à celle des sociétaires - 29 ans 3 mois contre 26 ans 10 mois. Ces résultats globaux incitent à mener plus loin l’analyse afin d’appréhender le degré d’implication des jeunes au sein du cyclisme associatif. Les courriers émanant des sociétés ou des maires inclinent à penser qu’il est élevé car l’expression “ jeunes gens ” revient souvent 139 , mais ces témoignages écrits sont bien vagues et ne dispensent pas d’avoir recours aux enseignements des statuts.

Notes
129.

Cf. Annexe stat. A6 : Répartition socioprofessionnelle des membres des bureaux par poste (1877-1887). Tableau.

130.

Cf. Annexe stat. A7 : Statut social des membres des bureaux (1877-1887). Tableau.

131.

La famille d’Elva s’installe dans le Bas-Maine au XVIIIème siècle et occupe la mairie de Changé, près de Laval, tout au long du XIXème siècle. Son apogée politique se situe aux environs de 1900 quand Christian d’Elva, d’abord conseiller général, puis député, devient sénateur de la Mayenne en 1906. Arch. Dép. Mayenne, archives d’Elva.

132.

BAUDRY DE SAUNIER L. et TERRONT C. : Mémoires…, op. cit., p. 54. Un des fils du baron de Graffenried, Emmanuel, effectue, avec A. Laumaillé, un voyage de 4000 km. qui, d’Orléans, les conduit à Marseille, Turin et les ramène à Troyes par le Simplon et Lausanne. L’Illustration, 18 mai 1878.

133.

Le Veloceman, 1er janvier 1886, qui extrait ces renseignements de la Biographie nationale des contemporains.

134.

BAFFERT P. : “  Alfred Berruyer ”, Les Annales dauphinoises, 1902-1903, p. 251. L’auteur, à la suite du décès d’A. Berruyer en novembre 1901 – il est né en 1819 – retrace essentiellement sa carrière d’architecte et signale incidemment son goût pour le vélocipède.

135.

DUMOLARD H. : “ Le jansénisme dans l’Isère ”, Annales de l’Université de Grenoble, 1941, pp. 7-71, évoque le groupe janséniste qui se maintient jusqu’au XXème siècle à Notre-Dame de Vaulx, localité dont Ernest Dumolard devient maire, avant d’être élu conseiller général du canton de Sassenage de 1898 à 1920. Par contre ce radical échoue dans ses visées à la députation. Il est battu aux législatives de 1893 dans la troisième circonscription de Grenoble par un républicain. D’après BARRAL P. : Le département de l’Isère sous la IIIème République. 1870-1940. Histoire sociale et politique, Paris, ?, 1962, p. 552.

136.

Cette tentative de record vise à asseoir la supériorité du vélocipède sur le cheval et à battre le temps de 15 jours réalisé par le lieutenant hongrois Zubovitz. Les deux cyclistes réalisent le trajet en 12 jours et 10 heures.

137.

VÉLO-SPORT DE SENS : Livret-guide…, op. cit., p. 1, qui évoque la période de création de la société, en 1884.

138.

Les âges moyens des vice-présidents ( 24 ans 9 mois ) et des trésoriers ( 38 ans 6 mois ) portent sur un nombre trop restreint de cas – quatre chacun – pour être vraiment significatifs.

139.

Par exemple dans la lettre qu’adresse le maire de Carcassonne au préfet pour annoncer la création de la société vélocipédique de sa ville : “ ses membres sont tous des jeunes gens appartenant à d’honorables familles ”.