2-5. Mineurs et féminines.

Le plus souvent les sociétés ne fixent pas de limite d’âge inférieure et se bornent à indiquer, la clause est légalement obligatoire, que les mineurs ne seront admis que s’ils justifient du consentement de leurs parents ou tuteurs. Un quart des sociétés adoptent cependant une borne intangible qui varie de 15 à 18 ans. Plus rarement - 10 % des sociétés - une catégorie spécifique accueille les plus jeunes sous le nom de pupilles ou d’aspirants. Les Véloce-clubs de Tours, béarnais et barisien y réunissent les moins de 16 ans, le Véloce-club troyen les membres de 14 à 17 ans, le Vélo-club grenoblois les jeunes vélocipédistes de 8 à 16 ans. A Grenoble, la catégorie, créée dès 1882, reçoit un règlement spécial en 1884 après que l’année précédente, la ville a connu l’essai de fondation d’un Vélo-sport lycéen. L’appartenance aux pupilles ne modifie en rien la procédure d’admission basée sur la présentation par des membres déjà inscrits. En revanche les cotisations sont en moyenne divisées par deux. Le club grenoblois abaisse même la cotisation de 30 à 5F en 1884. En contre-partie leurs prérogatives sont plus restreintes, en effet, s’ils jouissent ‘“ de tous les droits attachés au titre de membre du club ’ , ils ne pourront ‘“ cependant prendre part à aucun vote ” (Véloce-club de Tours)’ ‘ 140 ’ ‘, ils n’ont pas “ le droit de délibération ou de vote ”’ (Vélo-club grenoblois) 141 et même ‘“ ils ne pourront assister aux réunions ”’ (Véloce-club béarnais) 142 . L’exclusion des pupilles des prises de décision les relègue à une situation de simples consommateurs des activités proposées, encore doivent-ils obtenir l’autorisation du capitaine de route au Vélo-club grenoblois. Toutefois cette association pratique une politique de formation ; un comité des courses veillant à “ leur instruction vélocipédique ” et pouvant si le nombre est suffisant “ créer des courses qui leur seront spécialement réservées ” 143 . Un autre club s’assigne un même but éducatif en faveur des jeunes recrues. Son titre, l’Avenir vélocipédique de Toulouse, le laisse présager, ses statuts le confirment en incluant dans son bureau deux postes de professeurs afin ‘“ d’apprendre [sic] à ses frais les jeunes amateurs ”’ ‘ 144 ’ ‘.’ Les deux exceptions ne doivent pas masquer la réalité : les associations ne se donnent pas une mission d’initiation tournée vers la jeunesse. Bien plus on peut s’interroger sur la réalité de l’implication des sociétés qui se veulent formatrices. Le Vélo-club grenoblois ne compte que deux pupilles en décembre 1884 et lorsque le Véloce-club de Tours modifie ses statuts en 1887, il supprime la catégorie des pupilles créée en 1883. Les dix listes nominatives qui portent l’âge des sociétaires témoignent de cet état de fait.

Ages
Sociétaires
nombre %
< 21 ans 61 21,6
21-25 ans 87 30,9
26-35 ans 100 35,5
36-50 ans 26 9,2
> 50 ans 8 2,8
Total 282 100
Sources : Arch. dép.

Seulement un adhérent sur cinq est mineur - le coût du vélocipède joue probablement - et les moins de 18 ans ne sont que 7 % de l’effectif global. Nous sommes loin de la structure par âges des sociétés de gymnastique du Rhône dans lesquelles à la même époque, 70 % des sociétaires sont âgés de moins de 21 ans 145 . Dans les associations vélocipédiques, cette proportion correspond aux 21-35 ans, c’est-à-dire aux jeunes adultes. Cependant à l’Avenir vélocipédique toulousain 16 mineurs sont encadrés par 2 adultes et au Vélo-sport de Marseille l’effectif est constitué aux deux-tiers de moins de 21 ans.

La réticence ou du moins le peu d’empressement manifesté par les sociétés vis à vis des mineurs s’amplifie lors des nominations de dirigeants. Au Vélo-sport auscitain l’élection d’un président mineur en 1886 suscite une crise au sein de l’association, crise résolue par son remplacement par un adulte 146 . Dans ce genre de situation, beaucoup prétextent l’interdiction légale . En fait, la préfecture du Rhône le mentionne en 1895 à l’occasion de la demande d’autorisation du Cercle des sports, il n’existe pas “ d’instructions formelles à cet égard ” 147 et ce n’est qu’une interprétation de l’administration qui entraîne le refus ou l’acceptation.

Les sociétés s’ouvrent encore moins au femmes qu’aux jeunes. Leur exclusion, quoique non-inscrite dans les statuts tant sans doute elle paraissait logique, est presque totale. Un seul club, le Véloce-club béarnais, les accepte mais sous certaines conditions : il leur est loisible d’assister aux courses et aux promenades mais interdit de participer aux assemblées générales et autres réunions non-sportives 148 . Cette dernière disposition rejoint les réticences qu’exprime Nestor, pseudonyme d’Ernest Dumolard, dans un éditorial du Sport vélocipédique. L’essentiel de son argumentaire, hormis l’affirmation d’une nette division sexuelle selon laquelle, ‘“ la femme et l’homme suivent une voie distincte appropriée à leurs aptitudes respectives ”,’ vise à préserver “ le charme ” des réunions, ‘“ cet abandon et cette familiarité qui n’ont d’autres limites que les convenances inter-masculines, et Dieu sait si cette limite est reculée ”’ 149 . Assurément l’éditorialiste expose là l’opinion communément admise au sein des cyclistes associatifs soucieux de ne pas altérer l’atmosphère de leurs rencontres, de ne pas subir la moindre gêne du fait de la présence de quelques dames. Au Véloce-club bordelaisla proposition présentée à l’assemblée générale de 1885 d’admettre les féminines ne va pas jusqu’au vote. “ Le fantôme du demi-monde ” 150 , auquel les participantes aux courses réservées aux dames donnent corps 151 , supplante l’avantage escompté d’un départ moins fréquent des adhérents masculins après le mariage. Pour autant, faisant fi des réticences émises par certains médecins 152 , les cyclistes associatifs soutiennent majoritairement que l’exercice du vélocipède ne doit pas être réservé aux hommes à condition que la pratique féminine s’oriente vers la promenade non à bicycle, jugé trop acrobatique, mais à tricycle, instrument de tourisme par excellence.

De cette vision quantitative des premières sociétés cyclistes se détache d’abord une extension chaotique, résultat du coup d’arrêt consécutif à la guerre franco-prussienne. Les bourgeois des années 1868-1870 périssent au temps du conflit et durant une décennie, alors que le grand bi a remplacé le vélocipède, le corpus associatif n’est fort que de quelques unités. L’aube des années 1880 amène une reprise mais, avec seulement une centaine de groupements en 1887, les cyclistes librement associés ne peuvent rivaliser ni avec leurs collègues d’outre-Manche ni avec les adhérents d’autres formes de sociabilité masculine - les véloce-clubs ne dérogent pas à la règle du sexisme ambiant - telles que les associations de gymnastique, les orphéons, les cercles… L’espace français n’est donc qu’inégalement couvert : une moitié des départements - les plus enclavés, les moins économiquement développés, ceux qui s’inquiètent de la modernité - restent à l’écart du phénomène. Dans les autres, le chef-lieu est d’abord pourvu. Toutefois, si le maillage est presque exclusivement urbain et s’appuie d’abord sur les villes de plus de 10 000 habitants, les très grands centres - Paris, Lyon, Marseille - n’affirment aucune suprématie. Par contre, émergent Angers, Bordeaux, Grenoble. Enfin, le volet associatif de la vélocipédie est moins porteur de distinction sociale que l’usage individuel du deux-roues. Le regroupement tempère la notabilisation et installe au premier plan la bourgeoisie populaire des classes nouvelles - “ employés ”, petits patrons - qui supplante les catégories moyennes, les couches supérieures étant pratiquement exclues. Les sociétés vélocipédiques pèsent donc peu tant socialement que numériquement. Leur structuration individuelle et collective accentue-t-elle ou contredit-elle cette impression initiale de faiblesse ?

Notes
140.

Arch. dép. Indre-et-Loire, 4M 280.

141.

Arch. dép. Isère, 99M 1.

142.

Arch. dép. Pyrénées-Atlantiques, 4M 111.

143.

Le Sport vélocipédique, 5 avril 1884, “ Règlement concernant les pupilles du Vélo-club grenoblois ” en dix articles.

144.

Arch. dép. Haute-Garonne, 13M 84.

145.

ARNAUD P. : Le sportsman…, op. cit., p. 276. Sur 410 membres, 286 sont mineurs.

146.

Le Veloceman, 1er février 1886.

147.

Arch. dép. Rhône, 4M 603, Lettre du 23 février 1895.

148.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques, 4M 111.

149.

Le Sport vélocipédique, 2 avril 1886.

150.

Le Véloce-sport, 25 février 1886.

151.

Le Véloce-club d’Angers qui a inscrit à une de ses réunions une course de dames est vivement critiqué par le Sport vélocipédique qui y voit “ une innovation du domaine du barnum et non d’une société sportive ”. Le journal ajoute : “ On nous dit même qu’il y a déjà deux engagées prises parmi les … mais n’en disons pas plus long ”. Le Sport vélocipédique, 26 juin 1885. Finalement la course sera supprimée sur ordre de la municipalité. Arch. Mun. Angers, 56W 118 .

152.

Le docteur Bellencontre fait figure d’exception quand il énonce “ que l’art de vélocer peut, aussi bien que l’équitation et à moins de frais, produire des effets salutaires chez les jeunes filles ” et engage “ les dames qui montent déjà un vélocipède dans un appartement ou une cour close… à apparaître sur les larges voies de nos cités industrielles ”. BELLENCONTRE P. E. D. : Hygiène du vélocipède…, op. cit., p. 33.