2-5. Les liens aux niveaux local et régional.

Entre associations d’une même localité, les belles intentions, pourtant souvent affichées dans les statuts, de nouer des liens amicaux avec leurs consœurs, ne se concrétisent pas. La pluralité de clubs dans une ville, il est vrai fréquemment le résultat de scissions, débouche non pas sur des rapports d’entraide ou de confraternité mais sur des polémiques et des rivalités. Que ce soit à Grenoble, Lyon, Paris, Toulouse, Bordeaux, Marseille, La Réole… la multiplicité associative se décline sur le mode du conflit que les protagonistes n’hésitent pas à porter devant les autorités dans l’espoir d’obtenir leur soutien. A. Rousseau, président de la Société des vélocipédistes de Marseille, écrit ainsi au préfet des Bouches-du-Rhône pour justifier le sérieux de son club et discréditer son rival composé, à le lire, de ‘“ quelques jeunes gens… qui font du vélocipède un objet acrobatique… qui porteront tort à notre sport ”’ ‘ 292 ’ ‘.’ Les villes sont confrontées à des demandes de subventions concurrentes. Plutôt qu’un soutien financier, le Véloce-club bordelais en lutte avec le Sport vélocipédique girondin, revendique la mise à disposition de ‘“ la place de Quinconces pour les mois de mai et de septembre de chaque année ”’ ‘ 293 ’ et ce, en toute exclusivité. Requête rejetée par le conseil municipal qui veille à ne pas favoriser l’une ou l’autre des sociétés.

Au plan régional, les relations entre les associations sont plus paisibles. Le message d’union que délivre la création de fédérations en deux endroits du territoire contrebalance heureusement les invectives proférées au niveau local, d’autant qu’elles doivent être perçues non comme des concurrentes mais comme des alliées de l’U.V.F..

Le premier groupement a pour cadre le Haut-Rhône à savoir le bassin supérieur du fleuve, du lac Léman jusqu’à Lyon et les Alpes du nord. Dès 1883 y bruissent des rumeurs de rencontres, de rapprochements 294 qui aboutissent, le lundi de Pâques 1884, à une réunion à St-Genix-du-Guiers, localité qui présente le double avantage d’une position assez centrale par rapport à Genève (120 km.), Lyon (70 km.) et Grenoble (60 km.) et d’une desserte aisée par chemin de fer. Le principe d’un championnat du Haut-Rhône, bicycles, est entériné afin d’asseoir fermement les liens entre les sociétés de la région. L’épreuve, longue de 100 km., est disputée le 5 octobre et emprunte en aller et retour les routes peu accidentées qui longent le Rhône de La Tour-du-Pin à Vions, près de Culoz. Ensuite, coureurs, contrôleurs et dirigeants des cinq clubs impliqués 295 goûtent le réconfort d’un banquet présidé par E. Dumolard. L’année suivante le programme sportif s’enrichit d’un championnat réservé aux tricycles au départ de St-Genix, celui pour bicycles s’élançant du Pont-de-Beauvoisin, également situé sur le Guiers à 10 km. de St-Genix 296 . Dans les deux cas s’y greffent banquet et réunion et ce n’est qu’en 1887 qu’est organisé, à Chambéry, un congrès indépendant des championnats. Les statuts, votés à cette occasion, structurent définitivement la fédération. Le congrès, instance suprême, fixe le montant de la cotisation annuelle (25 F. en 1887), les dates et lieux des championnats et du congrès suivants, délibère sur les propositions présentées par les clubs. Dans l’intervalle des congrès, le comité d’un des clubs coordonne les actions, le pouvoir décisionnel appartenant au “ conseil-directeur ” constitué des présidents des sociétés affiliées et consulté par correspondance. L’extension géographique d’abord circonscrite à six départements français (Ain, Isère, Loire, Rhône, Savoie et Haute-Savoie) et aux cantons suisses riverains du lac Léman englobe à partir de 1886 la province italienne de Turin. Cette extension voulue par E . Dumolard renforce l’originalité de la fédération en accusant encore son caractère international 297 . En 1887 deux sociétés suisses (Vélo-club et Bicycle-club de Genève) et une italienne (Vélo-club de Turin) fraternisent ainsi avec cinq clubs français (Bicycle-club de Lyon et Cyclophile lyonnais d’une part , Vélo-club de Grenoble, Club des velocemen-touristes de l’Isère et Sport vélocipédique de Grenoble d’autre part). Ainsi la structure du Haut-Rhône est la première à transgresser les frontières nationales et préfigure les futures fédérations internationales. L’universalité du cyclisme, dont les revues de l’époque rendent compte dans leurs rubrique “ étranger ”, se manifeste ainsi concrètement.

La constitution de la fédération du Sud-Ouest intervient plus tardivement. L’idée première en revient à M. Lebœuf, président du Véloce-club de Bayonne-Biarritz. Reprise par M. Lanneluc-Sanson, vice-président du Véloce-club bordelais, elle devient projet construit dans les colonnes du Véloce-sport du 16 avril 1886 pour être adoptée quatre mois plus tard à Bayonne par les six clubs de Bayonne, Bordeaux, Dax, Mont-de-Marsan, Orthez et Pau. Les statuts immédiatement votés diffèrent de ceux du Haut-Rhône par plusieurs dispositions : un recrutement exclusivement français 298 portant sur douze départements 299 , gratuité de l’affiliation, aucune structure autre que les deux congrès annuels et surtout adoption d’un code de courses, proche de celui de l’U.V.F., applicable à toutes les épreuves disputées sous l’égide des clubs fédérés. En arrière-plan, se dessine la volonté des dirigeants uvéfistes du Sud-Ouest d’attirer les sociétés de l’A.V.F. - affiliation gratuite - et de faire cesser les différends nés à l’occasion de quelques compétitions. Là où les Rhodaniens ont construit patiemment une union au ciment de la solidarité, les méridionaux bâtissent rapidement un groupement soumis à un dirigisme plus marqué. Toutefois le congrès de Bordeaux (septembre 1886) tempère cette impression en établissant quatre championnats : deux pour bicycles (vitesse et fond) lors du premier congrès annuel et deux pour tricycles disputés au moment du second. Les sociétés accueillent favorablement l’institution : en 1887, celles de Bergerac, Libourne, Périgueux, Cognac et Saujon ont rejoint les six clubs pionniers. Ce qui porte, déduction faite des doubles affiliations, le total d’associations vélocipédiques intégrées à l’un quelconque des mouvements fédéraux (U.V.F., Haut-Rhône et Sud-Ouest) à 26 unités 300 , soit un quart des clubs recensés à cette date.

Le regard porté sur l’architecture et le fonctionnement des groupements cyclistes, aussi bien sociétés que fédérations, amène à des conclusions mitigées. Que les véloce-clubs se fixent des desseins ambitieux, qu’ils cadrent précisément, presque méticuleusement - une fois passé la période initiale (1868-1870) -, la composition et l’activité du groupe, que, par un subtil jeu de pouvoirs, contre-pouvoirs, droits, devoirs, sanctions, alimenté aux principes démocratiques - donc facteurs de cohésion - , ils déterminent la place et le rôle de chacun et contribuent ainsi à sa socialisation, ne les exonèrent pas de difficultés. Victimes de la jeunesse et de l’aspect acrobatique de leur discipline, de sa faible résonance patriotique, les associations peinent à étoffer leurs effectifs et à trouver de puissants appuis auprès des autorités locales. De plus l’investissement personnel, l’altruisme, le respect des règlements ne sont pas les vertus cardinales des cyclistes librement associés. Rien d’étonnant donc à ce que la pérennité des sociétés soit réduite. Celles dotées d’un recrutement social plus élevé, d’un fort contingent de membres honoraires et d’une vie interne plus riche résistent mieux.

Paradoxalement, les structures de base font preuve vis à vis des fédérations de l’égoïsme qu’elles combattent en leur sein. La peur de perdre une parcelle de leur identité en se fondant dans la collectivité, la réticence à se soumettre à des directives communes font reculer la majorité. Ainsi l’U.V.F., privée d’un large consensus et par là de moyens d’action efficaces, mais aussi gangrenée par des querelles internes entre provinciaux et Parisiens et entre revues rivales - certains de leurs rédacteurs ont investi des fonctions dirigeantes à l’U.V.F. -, grossit lentement. Toutefois, son influence réelle dépasse son importance numérique, grâce à son implication dans la vélocipédie militaire, grâce au soutien des fédérations du Haut-Rhône et du Sud-Ouest et à l’adoption de plus en plus généralisée de ses règlements de courses et de records en tant que modèles d’institutionnalisation de la pratique.

Mais les chiffres sont têtus : seulement une société sur quatre adhère à une fédération. Les préoccupations locales et immédiates prennent le pas sur une vision globale, généreuse et à long terme, susceptible pourtant d’apporter un supplément d’âme aux sociétés et de remédier ainsi à leur fragilité interne que leurs pratiques sportives, nous l’allons voir, ne suffisent pas à contrebalancer.

Notes
292.

Arch. dép. Bouches-du-Rhône, 4M 862, Lettre au préfet, 19 mars 1886.

293.

Arch. mun. Bordeaux, 1817 R11, Lettre au maire, 11 décembre 1885.

294.

Un premier projet de réunion à St-Genix n’aboutit pas en 1883 à cause du mauvais temps sévissant le jour prévu pour la rencontre. Le Sport vélocipédique, 2 février 1884, Rapport à l’assemblée générale du Vélo-club grenoblois.

295.

Ce sont le Vélo-club grenoblois, le Vélo-club de Genève, le Bicycle-club de Lyon, le Club des cyclistes de Lyon et le Vélo-club du Sud-Est (La Tour-duPin).

296.

Pour la période 1885-1887, les deux championnats sont disputés sur les parcours : St-Genix-Yenne-Lucey et retour (tricycles, 50 km.) et Le Pont-de-Beauvoisin-St-Genix-Yenne-Culoz et retour (bicycles,100 km.).

297.

Au cours des débats, certains délégués réticents ont peur de dénaturer leur création et de devoir étendre encore les limites de la fédération en cas de demandes d’autres clubs de régions voisines. Aucun n’avance d’arguments hostiles à l’Italie ou à coloration nationaliste. Le Sport vélocipédique, 27 août 1886.

298.

Tout juste faut-il remarquer la présence du président du Véloce-club de Madrid à la réunion de fondation du 8 août 1886.

299.

Sont concernés : la Charente, la Charente-Inférieure, la Dordogne, la Gironde, le Lot, le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne, les Landes, le Gers, la Haute-Garonne, les Basses-Pyrénées et les Hautes-Pyrénées.

300.

Toutes les sociétés du Haut-Rhône et quatre du Sud-Ouest (Véloce-club bordelais, Véloce-club béarnais, Club vélocipédique de Saujon et Sport vélocipédique de Bergerac) sont aussi affiliées à l’U.V.F.