1-3. Les courses internes.

Le penchant des cyclistes associatifs pour la compétition prend d’autres formes que la préparation de réunions d’envergure à large recrutement. Il s’exprime aussi au travers d’un calendrier d’épreuves internes réservées aux membres de chaque société. Qu’elles s’intitulent handicap, course de classement ou championnat, leur éclosion est assez tardive. Les statuts de la Société vélocipédique métropolitaine n’incluent qu’à partir de 1884 quatre handicaps et deux championnats 369 . L’innovation de l’année 1883, au Vélo-club grenoblois, ‘“ c’est la création des championnats et des handicaps ”’ dotés de 120 F. de prix 370 . Ces deux types d’épreuves ont bien sûr l’objectif commun de stimuler l’émulation au sein des sociétaires, mais au-delà leur finalité diverge.

‘“ Les courses différentielles ou handicaps sont celles dans lesquelles on égalise autant que possible la force des concurrents par un rendement de distance ou de temps si le parcours est d’une certaine longueur. Le maximum du rendement dans les handicaps… est limité au dixième de la distance quelle que soit la force des concurrents en présence ”’ 371 . La “ course différentielle ” augmente donc les chances de succès des coureurs les moins véloces qui se voient gratifiés d’une avance au départ. Cette redistribution des atouts encourage les plus faibles à participer, pousse chaque concurrent à s’employer au maximum et, dans les deux cas, améliore l’entraînement, exercice jusque là peu pratiqué. Les résultats se font attendre. À Grenoble, en 1883, en dépit des incitations des dirigeants, de l’activité du président Dumolard ‘“ qui a donné lui-même l’exemple du travail en s’entraînant régulièrement, seulement quelques velocemen sont allés quelquefois courir à l’Esplanade, mais ceux-là sont trop rares ”’ ‘ 372 ’ ‘.’ Les Français ‘à “ l’entraînement si défectueux [ont] beaucoup à apprendre des Anglais ”’ 373 . Pourtant le training s’impose progressivement dans les sociétés les plus puissantes. En 1885, à Bordeaux et Tours, les membres des deux véloces-clubs ont repris le bicycle dès le mois de février 374 . Les Angevins attendent les 12 avril et 3 mai pour s’affronter en vue de la préparation des courses de l’Ascension 375 .

Les championnats, eux, n’ont pas vertu d’entraînement ; comme les grandes réunions, ils en en sont au contraire le prétexte et l’aboutissement. Les compétiteurs, le jour fixé, doivent être au meilleur de leur forme pour atteindre à l’excellence et ainsi espérer la consécration du titre annuel de champion de la société. L’exploit, relaté à l’assemblée générale, est donné en exemple et le vainqueur célébré. L’éloge d’A. Berthoin, champion du Vélo-club grenoblois, ‘“ n’est pas à faire, car il est éminemment doué pour courir ”’ ‘ 376 ’ ‘. Au Véloce-club bordelais, à la fin de la séance, MM. Laulan et Loste reçoivent pour leurs “ belles performances… les diplômes et croix de champion, qu’ils ont si vaillamment conquis ”’ 377 . L’institution s’étend difficilement : 15 sociétés en font disputer en 1885 378 , elles étaient 17 l’année précédente 379 .

Entre ces épreuves et le championnat de France géré par l’U.V.F., des clubs instaurent des championnats de ville, de département et de région. Pour ces derniers, le Véloce-club d’Angers fait figure de pionnier en instituant celui de l’Ouest dès 1876. En dépit d’une certaine progression (1883 : 3 départements et 2 régions 380 , 1885 : 3 villes, 11 départements et 5 régions 381 ), le mouvement reste limité - certaines épreuves n’opposent que des concurrents d’un même club 382 - et ne peut en aucune façon être alors interprété comme un système hiérarchisé de sélection des prétendants. E. Dumolard émet une proposition en ce sens 383 . Il imagine une structure pyramidale à deux niveaux : local et national, tous les champions de sociétés, sélectionnés chacun à la suite de leur victoire sur un parcours de 10 km., se rencontrant en une épreuve finale intitulée “ championnat national des sociétés ”. L’objectif du Grenoblois est en effet, par la mise en concours de toutes les associations, de confier à ce type de course éminemment individuel une dimension collective. La victoire ultime couronnerait le club et non le coureur. Le projet n’aboutit pas et le dispositif des championnats reste soumis à une certaine confusion.

S’exonérant de la tutelle organisatrice de la société, des membres choisissent librement de s’affronter dans des défis ou des matchs, autre catégorie d’épreuves dont la logique “ s’appuie sur l’éthique de l’honneur ” 384 . Un défi n’est lancé et relevé que si l’honneur en sortira sauf, ce qui suppose une valeur proche des protagonistes. C’est ainsi qu’en 1884 des matchs opposent les Grenoblois Dumolard et Morel sur 16 km. (30 avril), les Lyonnais Comparat et Chatelain sur 135 km. (18 mai) ou encore le champion de fond du Véloce-club béarnais à celui du Véloce-club tarbais sur 39 km. à Rabastens (27 avril) 385 . Peut-être ce dernier affrontement est-il en plus l’expression sportive d’un antagonisme plus large entre les deux chefs-lieux de département ?… La présence de 5000 spectateurs - audience inhabituelle pour ce type de confrontation - incline à donner une réponse positive.

Les tentatives de records ressortissent également à la décision individuelle. La codification qu’impose l’U.V.F. en 1884 accroît nettement le nombre des prétendants à l’exploit.

La vigueur des pratiques compétitives internes, datable des années 1883-1884, est contemporaine d’une mutation profonde de la perception du temps et des distances. L’étalonnage des performances, leur comparaison nécessitent une prise en compte précise de ces deux variables. En 1884, un lecteur du Sport vélocipédique, tout en regrettant que

‘“ les distances continuent à être trop souvent appréciées à l’estime ”’ ‘ 386 ’ ‘,’ calcule les moyennes horaires de quatorze parcours routiers réalisés sur des distances d’au moins 90km. lors de championnats, records, défis ou matchs. Le même article note un progrès. Les ‘“ clubs les mieux organisés ont acheté des chronomètres… et les ont consultés… la seconde opération paraît d’une exécution plus difficile que la première ! ”.’ L’achat d’un tel objet est suffisamment important pour y consacrer quelques lignes :

‘“ Le chronomètre dont la Société vélocipédique métropolitaine vient de faire l’acquisition permet à la même personne de prendre sûrement le temps de tous les coureurs à l’arrivée d’une course. Au moment du passage de chaque coureur, le chronométreur n’a qu’à presser sur un bouton qui correspond à une aiguille dont la pointe, imbibée d’encre, laisse une marque sur le cadran ” 387 .’

Les concurrents ne sont plus seulement jugés sur leur place, ils sont soumis également au verdict du chronomètre. Cet affinement du temps contraste avec le maintien - faute de mieux - de la majorité des épreuves internes sur le réseau routier. Toutefois, toutes compétitions confondues, les courses sur route sont nettement minoritaires.

Bien que la première compétition cycliste du 8 décembre 1867 rejoigne Paris à Versailles, les épreuves sur route ne constituent que 6 % du calendrier de 1867 à 1870 (13 courses sur 216). Hormis Paris-Versailles de 1867 et le célèbre Paris-Rouen de novembre 1869 - ‘“ prototype d’une organisation sportive moderne ”’ ‘ 388 ’ car soutenu conjointement par un organe de presse et une entreprise industrielle -, les promoteurs privés laissent ce créneau moins porteur de spectacle et donc de recettes, à l’initiative associative. Le Véloce-club toulousain organise à lui seul cinq courses sur route, celui de Besançon deux et les clubs de Rouen, Boulogne-sur-mer, Beaucaire et Paris (Société pratique du vélocipède) chacun une 389 . Le marasme vélocipédique consécutif au conflit de 1870-1871 touche aussi les épreuves de ville à ville. Toutefois quelques associations essaient de maintenir cette pratique, surtout le Véloce-club d’Angers dont Angers-Tours-Angers, 220 km., (1876 et 1877) et Angers-Le Mans-Angers, 179 km.  (1879) ressortent du lot 390 , avant que, en 1880, les dirigeants des bords de la Maine ne les remplacent (raisons financières ? raisons matérielles ?), avec la même dotation de 1000 F., par une course de 8 heures disputée sur le Mail. La route reste alors le domaine des confidentiels concours internes, des promenades et des voyages.

Notes
369.

Le Sport vélocipédique, 5 janvier 1884.

370.

Le Sport vélocipédique, 2 février 1884, Assemblée générale du 18 janvier 1884.

371.

Règlement des courses de l’U.V.F., articles 73 et 74. Le Sport vélocipédique, 2 février 1885.

372.

Ibid.

373.

Le Sport vélocipédique, 23 août 1884.

374.

Cité dans VIGARELLO G. : “ Le temps du sport ”, in CORBIN A. : L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubin, 1995, pp. 193-221, pp. 209-210, (Le Véloce-sport, 1885, p. 7.)

375.

Le Sport vélocipédique, 15 mai 1885.

376.

Le Sport vélocipédique, 2 février 1884, Assemblée générale du 18 janvier 1884.

377.

Le Véloce-Sport, 21 janvier 1886, Rapport annuel du Véloce-club bordelais.

378.

Le Sport vélocipédique, 15 janvier 1886. Les 15 sociétés organisent un total de 26 championnats : une (le Véloce-club béarnais) en organise 4, 1 autre 3, 6 autres 2,les 7 dernières se contentant d’1 seul.

379.

Le Sport vélocipédique, 29 novembre 1884. 35 championnats sont mis sur pied avec la répartition suivante : 4 épreuves, 4 clubs (Véloce-club béarnais et bordelais, Vélo-club grenoblois et Sport vélocipédique parisien) ; 3 épreuves, 1 club ; 2 épreuves, 4 clubs ; 1 épreuve, 8 clubs.

380.

Le Sport vélocipédique, 1er décembre 1883.

381.

Le Sport vélocipédique, 15 janvier 1886. L’U.V.F. incite au développement de championnats régionaux par le partage du territoire national en plusieurs zones. Cf. supra note n° 4 p. 86.

382.

Les six concurrents du championnat de Paris 1882 appartiennent tous au Sport vélocipédique parisien. Le Sport vélocipédique, 28 octobre 1882. Le championnat de l’Ouest est réservé de 1876 à 1883 aux sociétaires du Véloce-club d’Angers. En 1884, il s’ouvre aux coureurs des villes proches, puis en 1886 à huit départements limitrophes, donc pas encore à l’ensemble de l’Ouest.

383.

Le Sport vélocipédique, 9 avril 1884.

384.

LAURANS G. : “ Qu’est-ce qu’un champion ?… ”, art. cit., p. 1051 qui reprend l’analyse de Pierre Bourdieu, “ Le sens de l’honneur ”, première des trois études d’ethnologie kabyle, dans Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Librairie Droz, 1972.

385.

GÉBERT et FORESTIER : Almanach de la vélocipédie illustrée pour 1885, op. cit., pp. 39 et 44.

386.

Le Sport vélocipédique, 6 décembre 1884.

387.

Le Sport vélocipédique, 5 avril 1884.

388.

HUBSCHER R., DURRY J., JEU B. : L’Histoire en mouvements..., op. cit., p. 440. Pour une relation précise de cette épreuve marquante organisée par le Vélocipède illustré et la Compagnie parisienne, cf. CHANY P. : La fabuleuse histoire…, op. cit., pp. 63-83. Le contrôle d’arrivée est tenu par le Véloce-club rouennais.

389.

KOBAYASHI K. : Histoire du vélocipède…,op. cit., pp. 302-304.

390.

Les dirigeants angevins sollicitent l’aide des municipalités de Tours et du Mans afin qu’elles fixent l’itinéraire urbain “ en évitant autant que possible les rues pavées et les montées ” (Le Mans), assurent la sécurité et accordent des médailles aux premiers arrivants dans leur cité. Arch. mun. Tours, 3R, Lettre au maire de Tours, 8 mai 1877, Arch. mun. Le Mans, O 972, Lettres à la municipalité du Mans, 23 avril et 22 mai 1879.