2. Les balbutiements du tourisme.

‘“ Le Véloce est la seule monture qui peut offrir à tout le monde des exercices agréables, utiles et hygiéniques… Comme agrément, en promenade ou en voyage, que peut-on demander de mieux que d’être assis, les pieds portés ? que d’être à cheval, les mains et le buste soutenus, avec la possibilité de marcher à son gré, sans secousse pénible, pendant plus de temps qu’on ne peut rester droit, debout ou assis ? Dans ces conditions, si le temps est beau, la promenade n’a jamais que le défaut d’être trop courte et le voyage ne paraît jamais trop long ” 391 .’

La vision idyllique du déplacement à vélocipède que nous livre A. Berruyer, tout à son dessein de démontrer la supériorité de sa monture sur le cheval, demande à être tempérée car notre propagandiste passe sous silence tout un ensemble de désagréments. Certains émanent de la machine elle-même, qu’il s’agisse d’une fiabilité mécanique réduite, d’un inconfort certain, lié principalement aux trépidations, ou de la délicatesse à maîtriser sa conduite, problème que l’apparition du grand-bi ne fait qu’accentuer avant que la mise au point du tricycle y apporte un remède efficace. D’autres dépendent de l’environnement routier et en premier lieu de l’état très inégal du réseau. Aucune des “ véloce-voies ” ‘- “ quelques centimètres de largeur de béton ou de terres battues sur les routes ”’ 392 - qu’A. Berruyer appelle de ses vœux ne voit le jour et, en dépit d’efforts d’équipement indéniables de la part de l’État et des départements, les touristes doivent affronter chaussées boueuses ou poussiéreuses suivant les caprices du temps, empierrements grossiers ou secteurs pavés. De plus les cyclistes doivent compter avec des règlements de circulation fluctuant selon les villes dont certains, à l’image de celui de Paris

déjà évoqué, leur interdisent quelques axes 393 voire la totalité de la voirie comme à Saumur 394 .

Enfin l’absence d’un droit à la route clairement établi amplifie leur défiance vis à vis des conducteurs de charrettes et des habitants des campagnes. Le comité du Vélo-sport caennais en fait part au préfet du Calvados en 1887. Il établit d’abord un constat :

‘“ Fréquemment nous rencontrons des conducteurs mal intentionnés qui s’obstinent à tenir le milieu des chemins et ne nous laissent pour passer qu’un espace fort restreint… Très fréquemment dans les villages, les chiens, quelquefois même excités par leurs propriétaires se jettent au travers de nos roues, d’où culbute du cavalier, ou encore viennent mordre à pleines dents les mollets du vélocipédiste ”, ’

avant de le questionner :

‘“ Avons-nous le droit d’exiger que les véhicules se rangent sur notre passage absolument comme le font les voitures entre elles ?…Avons-nous, le droit comme quelques vélocipédistes le font, d’éloigner les chiens qui nous attaquent par la détonation d’un pistolet chargé simplement à poudre ? ” 395 . ’

La réponse positive aux deux questions est rassurante mais il n’en est pas moins vrai que les cyclistes sont confrontés à la malveillance qui peut aller jusqu’à la pose par des riverains mal intentionnés et inconscients d’obstacles divers sur la route : pierres, branches, barres de fer 396 … Objectivement tous ces éléments - de l’imperfection des machines à la reconnaissance limitée de leur droit à la route - entravent le tourisme vélocipédique et expliquent, pour partie, la place réduite que tient cette activité dans les statuts des clubs.

Notes
391.

BERRUYER A. : Manuel du veloceman…, op. cit., pp. 69-70. L’auteur préconise des distances journalières de 150 km. avec “ station ” au 50ème puis tous les 25 km. “ Davantage serait trop. Dans le cas où l’on devrait se mettre en route pendant plusieurs jours, il conviendrait de borner ce parcours à cent kilomètres par journée ”. Les préceptes d’A. Berruyer seront repris par nombre d’auteurs dont BELLENCONTRE P. E. D. : Hygiène du vélocipède…, op. cit. pp. 18-20 ou BARONCELLI A. de : L’annuaire de la vélocipédie…, op. cit., article “ De la marche de route ”.

392.

BERRUYER A. : Manuel du veloceman…, op. cit., p. 77.

393.

Pour le cas parisien cf. pp. 82-83 et note 3. À Carcassonne, l’exercice du vélocipède est interdit à compter du 16 mai 1869 sur les promenades, les cours et jardins publics mais aussi sur les boulevards. Arch. dép. Aude, 4E 69/I 121. À Sens – disposition la plus fréquente – la restriction ne concerne que les promenades afin d’éviter “ des accidents graves et regrettables ” avec les promeneurs. Arch. mun. Sens, Arrêtés du maire, 2D 20, 7 juin 1869 cités dans GYSSEL J. : “ À propos des courses vélocipédiques… ”, Bulletin de la société archéologique de Sens, n° 35, 1992, pp. 49-50, p. 49.

394.

À cause de la présence de l’École de cavalerie, le sous-préfet de Saumur ajoute à son arrêté d’autorisation du Véloce-club (27 juillet 1878) la restriction : “ les vélocipédistes ne pourront circuler à Saumur dans les limites de l’octroi ”. Arch. dép. Maine-et-loire, 40M 30.

395.

Arch. dép. Calvados, M 3637, Lettre du 23 septembre 1887.

396.

Au retour d’une randonnée à Genève, un membre du Club des vélocipédistes d’Annecy, resté en arrière, heurte “ une barre de fer placée sur la route par des farceurs. Heureusement la roue du vélocipède était garnie d’une bande de caoutchouc, et l’obstacle fut franchi sans qu’il en résultât une chute qui aurait pu être terrible ”. Les Alpes, 30 juin 1870, cité dans BAUD J.P. : “ Le cyclotourisme à Annecy en 1870 ”, Cyclotourisme, janv. 1985, pp.55-57, p. 57.