Conclusion 

Un événement de politique extérieure, la guerre de 1870-1871, conditionne fortement l’évolution du cyclisme associatif au cours de la période pionnière qu’il a d’ailleurs contribué à prolonger. En effet la désorganisation du secteur de production qu’entraîne le conflit stoppe les premières ardeurs et empêche la reprise pendant presque une décennie. Le centre de gravité de la vélocipédie internationale, d’abord français à la fin du second empire, se déplace en même temps que l’industrie du cycle en Angleterre. Si bien, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, que la France, initiatrice de la pratique associative du deux-roues, va s’inspirer dix ans plus tard de l’exemple britannique. L’appellation “ sport anglais ” habituellement réservée aux sports athlétiques peut ainsi s’appliquer au cyclisme à partir des années 1870.

L’invasion prussienne ne prive pas seulement l’associationnisme vélocipédique d’une progression linéaire, elle l’empêche aussi d’atteindre une diffusion large sur le territoire national. En 1887, près d’un département sur deux n’est pas investi. Curieusement, la localisation essentiellement urbaine - encore 95 % en fin de période - ne confère pas la suprématie à Paris, pas plus qu’à Lyon ou Marseille, mais la partage entre des villes moins peuplées : Grenoble, Angers et Bordeaux, cette dernière à la tête d’un sud-ouest fortement pourvu, d’où émerge également la cité paloise. Le dynamisme économique, des échanges actifs, la présence ou l’influence anglaise, un apprentissage sportif précoce à base de rowing (aviron), en un mot la faculté à accueillir la modernité, sont les principaux facteurs qui, seuls ou plus souvent réunis, expliquent l’entrée en vélocipédie d’une localité.

Le cycliste librement associé est donc un citadin et, majoritairement, il appartient à la bourgeoisie populaire, à ceux parfois regroupés sous le nom de classes nouvelles, à savoir les employés, d’une part, les petits patrons du commerce et de l’artisanat, d’autre part. La vélocipédie, sous sa forme associative, n’a en rien le statut de sport noble, de sport à forte valeur de distinction sociale. Si les classes dirigeantes s’adonnent au deux-roues, leur pratique ne sort que rarement du cadre privé. Ainsi les membres de l’aristocratie sont moins nombreux à fréquenter les véloce-clubs que les ouvriers. Preuve que le coût de l’engin - on oublie trop facilement que les perfectionnements successifs stimulent le marché de l’occasion - n’est pas un obstacle, aussi insurmontable que souvent avancé, à sa possession par certains éléments - pas les plus pauvres bien sûr - des couches populaires.

Assurément, le recrutement social modeste - la notabilisation ne concerne que les présidents et vice-présidents - entrave le rayonnement des associations et restreint de ce fait leur longévité. Qu’elles s’échinent à se fixer une généreuse mission d’extension de la vélocipédie aussi bien utilitaire que sportive, à s’impliquer dans le milieu local, à se donner de strictes règles de fonctionnement ne les empêche pas de buter sur un déficit de respectabilité. D’ailleurs les sociétés les plus puissantes, qu’elles soient bordelaises, paloises, grenobloises…, doivent à un profil social hiérarchiquement plus élevé d’être mieux intégrées, d’attirer plus aisément des membres honoraires et donc de disposer de marges financières élargies. Pour autant, elles n’échappent pas à l’implication insuffisante des adhérents dans la vie du groupe, aux querelles intestines confortées par l’imperfection de “ la symbiose société-cercle ”. À la finalité militante, du domaine de la “ société ”, ne correspond qu’une ébauche d’activités conviviales, du domaine du “ cercle ”. Comparés aux autres formes d’associationnisme, les véloce-clubs sont loin d’égaler l’influence des cercles, des groupements savants, philanthropiques ou musicaux. De même au sein du milieu sportif pris au sens large, les sociétés de jeux traditionnels ou de gymnastique débordent nettement les cinq mille cyclistes “ montés ” du début de 1888.

Leur fragilité ne persuade pas les clubs à quêter un soutien dans un regroupement fédéral national. Trop soucieux de leur indépendance, centrés sur des objectifs locaux, plus prompts à critiquer qu’à chercher à bâtir - l’éphémère Association vélocipédique de France en est l’illustration -, ils répugnent à rejoindre les rangs de l’U.V.F. dont le choix initial d’un amateurisme pur, sur le modèle anglais, a singulièrement ralenti le démarrage. En effet les sociétés françaises, imitant en cela leurs devancières hippiques et nautiques, défendent un modèle compétitif basé sur l’octroi de prix en argent et l’U.V.F., pour survivre, doit se plier à cette exigence. Même si la fédération impose ensuite un calendrier d’épreuves nationales, même si son code de courses sert de référence et même si elle noue des contacts avec le ministère de la guerre par le biais de la vélocipédie militaire, son action entame peu l’autorité des clubs, qui, dans les années 1880, contrôlent l’essentiel des courses organisées alors qu’à la fin du second empire, d’autres intervenants (fabricants de cycles, organes de presse, comité des fêtes…) les supplantaient. Globalement, dans le secteur compétitif, les sociétés réussissent à préserver leur autonomie, à marquer leur influence aussi bien vis à vis de l’U.V.F. que de l’ensemble industrialo-journalistique.

La pratique touristique que l’U.V.F., lors de sa création, ambitionne de dynamiser, en s’appuyant là aussi sur l’exemple anglais, n’arrive qu’au second plan, loin de la mise en spectacle compétitive considérée alors comme le meilleur vecteur de promotion de la discipline. L’action unioniste ne dépasse guère les déclarations d’intentions : le réseau du personnel consulaire censé aider les touristes en voyage reste lâche, aucune organisation spécifique n’est instituée en faveur des excursionnistes.

La même timidité s’empare des associations, accaparées qu’elles sont par leurs grandes réunions de courses et, à un degré moindre, par leurs championnats ou handicaps internes qui s’institutionnalisent progressivement. Seules quelques sociétés, à la fin de la période, s’engagent dans une politique volontariste d’encouragement aux promenades et excursions. Certaines même s’autonomisent autour du tourisme mais cette attitude est très marginale. Le modèle quasi exclusif consiste en un club menant de front les deux pratiques mais en privilégiant la compétition.

Au final, la précarité s’impose pour caractériser le cyclisme associatif à la fin des années 1880, toutefois il dispose de structures suffisamment affermies quoique perfectibles pour profiter pleinement des nouvelles conditions de développement de l’activité que créent, à la fin des années 1880, l’apparition de la bicyclette, deux-roues plus performant et d’utilisation plus aisée.