2ème partie : L’âge d’or du cyclisme associatif (1888-1899)

Introduction 

Au soir du 31 mars 1888, convergent vers Tours des velocemen venus de Paris, Bordeaux, Orléans, Blois, Saumur… dans le seul but de se rencontrer et de discuter vélocipédie. Aucune course ne sert de prétexte à la réunion. Seuls comptent le tourisme et la convivialité. Un vent nouveau semble se lever sur le cyclisme associatif, une réorientation se dessine à base de convictions remodelées et d’une foi en l’avenir revivifiée comme le confirme la première conférence consacrée à la vélocipédie, que prononce à cette occasion M. Garsonnin, consul de l’U.V.F. 444 . C’est une nouvelle ère qui commence. Elle va s’épanouir en un “ âge d’or ” (1888-1899) et trouve son origine dans l’importante mutation technologique que connaît le deux-roues avec la mise au point de la bicyclette 445 .

Celle-ci, au terme d’une gestation de quelques années outre-Manche 446 - le premier brevet est déposé en 1879 en Angleterre par H. Lawson - présente dès la fin de 1885 les traits fondamentaux de sa physionomie définitive : traction indirecte transmise à la roue arrière par une chaîne et deux roues de moyenne et égale dimension. Ainsi l’usager du deux-roues “ bicyclettiste ” n’est plus juché à une hauteur impressionnante et n’a plus à accomplir des prodiges d’équilibre. D’ailleurs l’autre appellation utilisée pour désigner la bicyclette, le “ Safety ” témoigne de cette amélioration de la sécurité.

Le cycle devient physiquement accessible au plus grand nombre et l’invention du pneumatique par l’Écossais Dunlop (brevet déposé en 1888), perfectionné ensuite par Michelin qui le rend aisément démontable (1891), potentialise les vertus de la bicyclette en y ajoutant le confort. N’en déplaise au grand dictionnaire universel, “ la complication ” de la bicyclette - ‘“ l’introduction de deux pignons dentés et d’une chaîne de Vaucanson ”’ - ne l’empêchera pas de ‘“ supplanter le bicycle auprès des vrais amateurs ”’ ‘ 447 ’ ‘.’ Les firmes françaises : Clément, Peugeot, la Manufacture française d’armes et cycles de St-Étienne… ne s’y trompent d’ailleurs pas et copient les machines anglaises.

La fin des années 1880 marque donc une véritable rupture tant technologique que psychologique. Les Français dans leur ensemble posent un nouveau regard sur le deux roues qui, débarrassé de ses facettes acrobatiques, gagne en sérieux voire en respectabilité. Le Petit Journal, le quotidien national de référence - il tire à un million d’exemplaires - accrédite, sous la plume de Pierre Giffard, “ le Pierre l’Ermite ” 448 de la vélocipédie - cette transformation et popularise la nouvelle machine. Il s’y présente comme ‘“ un adepte enragé du sport vélocipédique ” - “ je vole avec frénésie sur mes deux-roues d’acier ”’ - et vante ‘“ le contentement, la joie, le bien-être que procure […] ce sport hygiénique […] régénérateur de l’homme épaissi et […] fortifiant de l’adulte ”’ ‘ 449 ’ ‘.’ Les ventes de bicyclettes progressent rapidement et attisent la concurrence entre constructeurs, ainsi qu’entre revues spécialisées. Le marché du cycle et de la nébuleuse qui l’entoure explose.

Un bouleversement aussi profond du contexte, la multiplication des pratiquants qui en découle, induisent nécessairement une croissance de l’associationnisme cycliste et des remaniements en son sein, remaniements que nous analyserons selon une approche tripartite.

Nous chercherons d’abord à retracer la diffusion des sociétés à l’intérieur de l’espace français. L’essor offre-t-il l’occasion aux régions déjà bien pourvues d’accentuer leur avance ou permet-il aux régions jusque là en retrait de combler leur déficit de vitalité associative. Comment évoluent zones rurales et zones urbaines ? D’autre part, l’arrivée d’une machine plus sûre peut induire une modification d’attitude de la part de certaines catégories sociales. L’hypothèse d’un accueil plus favorable des notables n’est pas dénuée de fondement.

Nous devrons ensuite nous demander si les groupements réussissent à valoriser l’opportunité qui s’offre à eux et, dans l’affirmative, à la suite de quelles initiatives. Quelles priorités se fixent-ils en matière d’activités sportives et non-sportives pour assurer leur développement et s’intégrer plus profondément à l’environnement local ? Mettent-ils plus l’accent sur le tourisme, se cantonnent-ils au secteur compétitif ? Développent-ils des activités du domaine du cercle ?

Enfin, nous nous interrogerons sur la véritable portée de l’effervescence fédérale que connaît la période. Scinde-t-elle véritablement et durablement le cyclisme associatif en plusieurs rameaux autonomes ?

Notes
444.

Quelques jours auparavant, le 6 mars, le colonel Denis était intervenu à la demande du Véloce-club bordelais sur le seul sujet de la vélocipédie militaire. Le Véloce-Sport et le Veloceman, 8 mars 1888.

445.

Contrairement à ce que peut laisser croire sa consonance française, le terme est d’origine anglaise et apparaît pour la première fois en 1880 dans un catalogue de la firme “ The tangent and Coventry Tricycles C° ”. SERAY J. : “ À propos de la bicyclette, de son nom et de ses origines ”, Info-Vélocithèque, n° 32, février 1998.

446.

Cf. DODGE P. : La grande histoire…, op. cit., pp. 94-102.

447.

LAROUSSE P. : Grand dictionnaire universel, Paris, 1890, 2ème supplément, art. vélocipède, pp. 1975-1976.

448.

VIOLETTE M. : Le cyclisme…, op. cit., préface d’Henri Desgrange, p. XII.

449.

Le Petit Journal, 6 mars 1890, éditorial “ Bicycles et tricycles ” publié sous le pseudonyme de Jean sans terre, sur trois colonnes. Il fait suite à un premier article “ Vélocipèdes et vélocipédistes ” paru en page deux du même quotidien le 14 octobre 1889.