1-2-2 Facteurs de différenciation.

Ces observations générales énoncées, une question mérite maintenant d’être posée : l’hétérogénéité de la répartition spatiale des sociétés entre zones propices et zones répulsives ne serait-elle pas le simple reflet de variations de poids démographique entre régions ? Pour y répondre s’impose le calcul d’un taux de sociabilité cycliste en comparant le nombre de groupements à la population. L’ampleur des effectifs associatifs de 1895 constitue une base suffisamment solide pour accéder à ce besoin avec crédibilité. Le taux utilisé, nombre de sociétés pour 100 000 habitants, s’établit pour l’ensemble de l’Hexagone à 3,6 mais mieux vaut privilégier celui de 3 obtenu en excluant la Seine dont l’importance démesurée fausse les rapports 481 . C’est ainsi que dans l’échelle de répartition de la carte 5, le niveau médian fixé entre 2,5 et 3,5 encadre ce second taux.

Premier enseignement de la représentation géographique, la prise en considération de la population ne nivelle pas les situations et ne modifie pas sensiblement les conclusions apportées par la carte 4. La plupart des départements qui y apparaissent bien dotés présentent des taux de sociabilité élevés pendant que les zones défavorisées s’inscrivent le plus souvent en dessous de 2,5.

Pourtant certains départements pâtissent de l’insertion de la variable démographique. C’est d’abord le cas du Nord et du Pas-de-Calais qui, classés aux deuxième et septième rang pour le nombre de sociétés, n’intègrent plus que le niveau intermédiaire. De même à l’Ouest, des départements comme le Maine-et-Loire ou la Loire-Inférieure, assez bien pourvus, présentent un taux faible. Il est d’ailleurs à remarquer que la faiblesse périphérique gagne des positions à l’ouest mais aussi au nord-est avec la Haute-Saône, la Meuse et la Meurthe-et-Moselle. Cette dernière occurrence ajoutée à celles du Nord et du Pas-de-Calais minimisent l’impact de la vélocipédie associative dans les zones industrielles.

Au contraire, la puissance parisienne est assurée et elle s’étend à la Seine-et-Oise et à quatre de ses départements limitrophes ; ce bloc de très forts taux (+ de 4,5) étant lui-même bordé à l’ouest et à l’est par des régions fortement dotées (3,5 à 4,5). Mais l’exemple de Paris n’influe pas vers le sud où Loiret et Loir-et-Cher présentent des taux faible ou très faible. Dans la moitié sud, les taux élevés concernent trois ensembles : un premier allant des deux Charentes au Tarn-et-Garonne, un second qui de l’Aude aux Alpes-Maritimes, suit la côte méditerranéenne et un troisième qui mord sur la moitié nord puisqu’étiré du Vaucluse au Territoire-de-Belfort par l’Ardèche, le Rhône, l’Ain, le Jura et le Doubs. Tous trois enserrent un bastion central de onze départements plus particulièrement déshérités (Haute-Vienne, Dordogne, Creuse, Corrèze, Lot, Puy-de-Dôme, Cantal, Aveyron, Loire, Haute-Loire, Lozère).

En sus de la population, une seconde possibilité d’affinement du commentaire découle de la prise en compte du parc vélocipédique. Mais plutôt que de se baser sur un taux de sociétés pour 100 ou 1000 vélocipèdes, il apparaît plus utile de fixer dans un premier temps la densité de l’équipement, à savoir le nombre de vélocipèdes pour 1000 habitants. Les états annuels de perception de la taxe autorisent une ventilation départementale 482 .

La moyenne nationale de 5,3 vélocipèdes pour 1000 habitants en 1894 cache un éventail largement ouvert de 0,1 (Corse) à 14,1 (Seine-et-Marne) et une répartition très déséquilibrée (cf. carte 6). La France du nord, nord-est, c’est-à-dire un Bassin parisien dilaté jusqu’à la frontière est, s’oppose à celle du centre, du sud et de l’ouest de part et d’autre d’une ligne brisée Caen-Angers-Genève.

  France du nord
(Nb. de départements)
France du sud
(Nb. de départements)
Taux très fort (+ de 8,6) 12 0
Taux fort (6,4 à 8,6) 12 2
Taux moyen (4,2 à 6,39) 8 6
Taux faible (2 à 4,19) 2 29
Taux très faible (- de 2) 0 16
Sources : Bulletin de statistique et de législation comparée, 1895 ;
Dénombrement de la population de la France en 1896.

Un équipement très satisfaisant caractérise les 34 départements au nord de la ligne Caen-Angers-Genève : aucun n’est affecté d’un taux très faible, 2 (Nord et Pas-de-Calais) présentent un taux faible mais 24 dépassent les 6,4 vélocipèdes pour 1000 habitants. À l’inverse la zone occidentale et méridionale renferme 45 des 47 départements des deux catégories inférieures mais aucun du groupe le plus favorisé. À l’évidence la bicyclette tarde à s’implanter dans la France du sud et particulièrement dans les nombreuses régions accidentées qui la couvrent.

Carte 6 . : Nombre de v élocipèdes et population en France (1894)
Carte 6 . : Nombre de v élocipèdes et population en France (1894)

Le Massif Central, là où ‘“  les kilomètres sont plutôt de 1200 mètres, sinon davantage par rapport au terrain moyen ”’ ‘ 483 ’ fait figure de pôle de résistance. À Millau, “ profondément encaissé au milieu de hautes montagnes ”, la vélocipédie aux dires d’un pratiquant, n’est pas chose aisée : ‘“ Si nous voulons aller à Lodève, il faut commencer par grimper sur le Larzac […] où nous conduit une côte de 12 km.. Si nous voulons aller à Séverac, c’est la même chose […]. Si l’on va à Sainte-Affrique, on rencontre d’abord le mamelon de Ségonac ; pour ma part j’ai grimpé une fois en vélo, et je n’y suis pas encore revenu […]. Je laisse de côté la route de Millau à Rodez, par le pont de Salars, qui n’est pas autre chose qu’une interminable série de côtes si longues et si pénibles que la diligence de Millau à Rodez l’abandonne… ”’ 484 . Dans de telles conditions, l’usage du cycle perd beaucoup de son attrait.

Les chiffres de vélocipèdes que M. Martin répartit par arrondissement 485 lors de l’enquête qu’il mène pour le journal Le Vélo dans 28 départements méridionaux et centraux en 1897 486 , mettent bien en lumière l’écueil que constitue la montagne et son corollaire, l’isolement.

Prenons l’exemple de l’Hérault, du Gard et de l’Ardèche, trois départements aux territoires partagés entre une partie élevée (rebord du Massif Central) et une autre plus basse (plaine du Languedoc ou vallée du Rhône). Les arrondissements les plus marqués par l’altitude (Largentière en Ardèche, St-Pons dans l’Hérault, Alès et Le Vigan dans le Gard) y présentent des taux deux à trois fois inférieurs à ceux de leurs voisins moins montueux et plus propices aux communications. La même conclusion vaut pour la chaîne pyrénéenne et son piémont. En Ariège, l’arrondissement de Pamiers, dans les Hautes-Pyrénées, celui de Tarbes, dans les Pyrénées-Orientales, ceux de Céret et de Perpignan qui occupent les basses terres, supplantent les circonscriptions au relief accidenté. Dernier exemple, dans le Cantal, les arrondissements de Murat et de St-Flour, très enclavés, sont dépassés par ceux de Mauriac et d’Aurillac à la configuration moins ingrate et à la situation moins défavorable sur le flanc occidental du massif du Cantal.

Ce déterminisme topographique n’a toutefois pas valeur universelle : les massifs vosgiens et jurassiens n’ont-ils pas des taux d’équipement assez élevés qu’il faut sûrement lier à leur meilleure intégration à l’économie d’échanges. De même, dans le Calvados, si G. Désert évoque les accidents du relief pour justifier les faibles taux du bocage à l’ouest, il relève en contrepoint une situation bien meilleure de certaines zones du Pays d’Auge, elles aussi au paysage de fortes collines. Aussi retient-il au final, comme facteur primordial de différenciation la psychologie, le caractère routinier des habitants de l’ouest du Calvados ‘“ plus réservés à l’égard de toute innovation ”’ car souvent moins aisés et les rattache-t-il ‘“ au monde de la France armoricaine ”’ 487 . Les habitants du centre de la France souffrent de la même apathie : ‘“ Chacun reste chez soi, engourdi, peu soucieux de ce qui se passe au dehors […] sans se laisser émouvoir par rien […], l’enthousiasme n’est pas la qualité dominante […]. C’est une torpeur qu’il faut secouer à tout prix’ ” 488 . Sans bien sûr dénier toute influence au relief, l’opposition relevée entre les deux France du vélocipède repose surtout sur un isolement plus ou moins accentué, des aptitudes économiques contrastées et partant des attitudes mentales divergentes vis à vis de la modernité. Les habitants des zones riches, ouvertes aux relations s’équipent en bicyclette, ceux des régions pauvres, enclavées, rechignent à l’acquisition du nouvel engin.

Quant à l’idée séduisante qui consisterait à lier densité associative cycliste et sensibilité politique, elle tourne court rapidement. Tout d’abord l’entreprise demanderait une cartographie très fine des positionnements électoraux 489 . De plus que penser des comportements de la Bretagne, fief conservateur, et du centre de la France, bien plus républicain, qui tous deux présentent un faible taux de véloce-clubs. En fait, bien que le républicanisme domine, peu d’associations vélocipédiques ont une orientation politique très tranchée 490 . Avant tout soucieuses de leur développement, elles évitent que n’interfèrent des considérations idéologiques.

Reste à confronter la géographie du parc vélocipédique avec la diffusion du cyclisme associatif, autrement dit à mettre en parallèle les cartes 4 et 5. Le rapprochement dévoile qu’à une catégorie donnée d’équipement (très faible, faible, moyen, fort, très fort) ne correspond pas nécessairement la même catégorie de sociabilité. Toutefois si les distorsions avec 48 occurrences - dans 19 départements, surtout septentrionaux, l’équipement l’emporte sur la sociabilité, dans 29 autres, plus méridionaux, l’inverse est vrai 491 - dépassent les concordances (39 occurrences), 31 fois le différentiel est faible car cantonné à deux catégories voisines. La concordance l’emporte donc. Les 17 discordances accentuées - écart de 2 voire de 3 catégories comme en Ardèche où le taux d’équipement très faible cohabite avec un taux de sociabilité très fort ou dans le Loir-et-Cher affecté d’un taux d’équipement fort et d’un taux de sociabilité très faible - se partagent entre 12 favorables à la sociabilité et 5 bénéfiques à l’équipement 492 . Dans le premier cas, tous les départements appartiennent à la France du nord, dans le second aucun. En conséquence, au nord, les forts taux d’équipement n’ont pas toujours leur traduction associative. Le Loiret et le Loir-et-Cher en fournissent les exemples les plus probants devant la Meuse, la Meurthe-et-Moselle et le Maine-et-Loire. À l’opposé le dynamisme associatif méridional n’a pas toujours besoin de s’appuyer sur un taux de vélocipèdes élevé pour s’exprimer, comme l’illustre le littoral méditerranéen et ses abords avec 6 départements dans cette situation : Alpes-Maritimes, Var, Vaucluse, Hérault, Aude et Pyrénées-Orientales. Faut-il y voir le prolongement dans le cyclisme du fort développement de la sociabilité organisée caractéristique du midi provençal et languedocien ? Probablement, mais gardons à l’esprit que le Maine-et-Loire fortement pourvu de cercles et de sociétés ne présente qu’une sociabilité cycliste réduite 493 . Cette dernière semble ainsi parfois calquer son extension sur celle de l’ensemble de la sociabilité organisée d’une région et parfois s’en démarquer. Comme si ici l’ancienneté et la densité des liens sociaux institutionnalisés favorisaient le groupement autour du nouvel objet 494 et que là elles jouaient le rôle de repoussoir par manque de disponibilité ou d’ouverture d’esprit des hommes. Seul un large panel d’études locales fouillées s’appuyant sur l’origine, le dynamisme et le type d’associations permettrait de statuer sur les influences positives ou négatives pour le cyclisme.

Après avoir identifié au travers de la répartition zonale d’importantes disparités parmi les départements français, il convient maintenant de polariser l’investigation sur les localités.

Notes
481.

Cf. Annexe stat. D 7 : Taux de sociétés vélocipédiques pour 100 000 habitants par département (1895-1909). Tableau.

482.

Cf. Annexe stat. D8 : Taux de vélocipèdes pour 1000 habitants par département (1894-1900-1906-1914).Tableau.

483.

MARTIN M. : Grande enquête…, op. cit., p. 241.

484.

Le Véloce-Sport, 3 décembre 1891.

485.

Cf. Annexe stat. B1 : Taux de vélocipèdes pour 1000 h. en 1896, arrondissements du centre et du sud-ouest. Liste

486.

À la demande de Pierre Giffard qui désire savoir “ quel travail profond l’idée vélocipédique a fait en France ”, Maurice Martin parcourt en deux voyages à partir de Bordeaux “ la région du Midi, placée entre l’Atlantique et le cours du Rhône ” et, en plus de ses impressions, livre les chiffres de vélocipèdes des arrondissements des principales villes.

487.

DÉSERT G. : “ Aperçus sur la vélocipédie calvadosienne en 1894 ”, Annales de Normandie, oct. 1967, pp. 253-264, pp. 254-258.

488.

Le Centre sportif, 26 janvier 1895.

489.

GOGUEL F. : Géographie des élections françaises sous la IIIème et la IVème République, Paris, Armand Colin, 1970. L’auteur signale les limites de son travail centré sur le seul cadre départemental et sur les opinions de droite et d’extrême gauche.

490.

Par exemple, dans le Nord, en 1897, si le Véloce-club St-Sauveur de Lille professe “ des opinions favorables au gouvernement actuel ”, le bureau du Guidon douaisien comprend quatre républicains, dont le président, deux membres sans opinion politique et un “ réactionnaire ”, le vice-président, “ cabaretier et chantre de l’église Notre-Dame ”. Arch. dép. Nord, M 222/1757 et 188.

491.

Cf. Annexe stat. B2 : Distorsions entre les taux départementaux de vélocipèdes et de sociabilité cycliste (1894-1895). Tableau.

492.

Ibid.

493.

Cf. Annexe doc. A7 : La France des cercles et sociétés en 1882. Carte.

494.

En Vendée la répartition des associations cyclistes qui privilégie le sud du département et les zones de Challans et Mortagne au nord, correspond à celle de la sociabilité dans son ensemble étudiée par REGOURD F. : “ Un aspect de la sociabilité vendéenne, cercles et associations (1846-1939) ”, Société d’émulation de la Vendée, 1979, pp. 265-292.