1-3-1 Dans les campagnes.

La campagne connaît une progression spectaculaire. De 1887 avec 5 sociétés, à 1895 avec 313, elle multiplie son contingent par plus de soixante et sa part dans l’effectif français par cinq. Ce rattrapage concerne particulièrement les localités de moins de 1000 habitants. De 1891 à 1895 elles passent de 2 à 65 sociétés, soit de 6 à 21 % du corps rural 496 . Le processus s’amplifie entre 1896 et 1899. 46 % des associations créées le sont à la campagne et parmi elles un tiers naissent dans les localités de moins de 1000 habitants 497 .

Parallèlement, le parc vélocipédique de la campagne croît sensiblement plus vite que celui des villes. En Mayenne, il augmente de 105 % entre 1893 et 1896 (1,9 à 3,9 vélocipèdes pour 1000 habitants) pendant que le taux urbain ne gagne que 40 % (7,6 à 11 vélocipèdes pour 1000 habitants) 498 . Et même, la commune audoise de Luc-sur-Orbieu ‘“ ne compte pas moins de 22 bicyclettes pour moins de 1000 habitants ”’ à la création de sa société le Tchimboul en 1898 499 . À Pusignan (1068 h.), alors en Isère, le nombre de cyclistes est suffisamment élevé pour que se créent à cinq jours d’intervalle en août 1898, l’Avenir-cycle puis le Vélo-club 500 .

L’irrigation en profondeur de l’Hexagone par le cyclisme associatif rural est spatialement déséquilibrée. Elle touche en premier chef une bande presque continue de seize départements reliant le Nord au Lot-et-Garonne par la Somme, la Seine-Inférieure, l’Oise, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise, l’Eure, l’Eure-et-Loir, la Sarthe, l’Indre-et-Loire, le Maine-et-Loire, la Loire-Inférieure, les deux Charentes et la Gironde. Ils réunissent chacun plus de cinq sociétés campagnardes et au total, la moitié des 312 associations. La Bretagne, le sud, le centre et l’est de la France sont beaucoup moins investis et ne présentent que quatre départements aussi fortement dotés : l’Yonne, la Côte-d’Or, le Doubs et l’Ain.

Partout, l’entrée en vélocipédie de la campagne débute par les chefs-lieux de cantons.

Statut administratif
1887 1891 1895
Nb. de soc. % Nb. de soc. % Nb. de soc. %
Simple commune 1 1 12 3,9 140 10,9
Chef-lieu de canton 12 12,4 75 24,4 407 31,8
Chef-lieu d’arrt 26 26,8 94 30,5 292 22,8
Chef-lieu de dpt 53 54,6 111 36 273 21,3
Paris 5 5,2 16 5,2 169 13,2
Total 97 100 308 100 1281 100
Sources : idem tableau 17. et dénombrement de la population de la France en 1896.

L’extension du cyclisme associatif continue ainsi à se conformer à la hiérarchie administrative, souvent en même temps démographique. Après avoir investi les préfectures, il prospère dans les sous-préfectures puis atteint les centres cantonaux 501 . En 1895, ces derniers avec 407 sociétés dépassent les chefs-lieux d’arrondissement (292 associations) et menacent ceux du département (442 associations, Paris compris), alors que huit ans auparavant le rapport était inversé dans le premier cas (12 associations contre 26) et de 1 à 5 dans le second (12 associations contre 58). Ce rayonnement de l’idée associative vers les cantons se fait parfois à l’initiative des groupes déjà constitués aux chefs-lieux de départements qui imaginent la création d’antennes cantonales dépendant de la société-mère. Ainsi les Manceaux de l’Union vélocipédique de la Sarthe rêvent que, sous leur bannière, viennent se ‘“ grouper tous les amateurs de vélocipédie ’ du département et que se forme “ dans chaque canton, une société ” 502 . Les Briochins du Véloce-club des Côtes-du-Nord désirent fonder et diriger une “ fédération puissante ” 503 . Mais là où ils pensaient pouvoir contrôler le dispositif, très rapidement, les promoteurs constatent que les cyclistes des cantons aspirent à l’indépendance. Et pendant que certaines sociétés à vocation départementale conservent leur titre vide de sens, d’autres ratifient leur échec par un changement d’appellation : le Vélo-sport du Finistère se mue en Vélo-sport quimpérois, le Véloce-club d’Eure-et-Loir en Club des cyclistes de Chartres et le Véloce-club des Côtes-du-Nord devient la Société vélocipédique de St-Brieuc.

Le même militantisme teinté d’un dirigisme intéressé guide aussi certaines sociétés d’arrondissement quand elles instituent des structures adaptées à l’accueil des cyclistes des cantons de la circonscription. Le Vélo-sport argentanais fait une place dans son bureau à un assesseur par canton disposant d’au moins cinq membres actifs 504 . L’Union vélocipédique de l’arrondissement de Melle 505 ou encore le Véloce-club sarladais 506 précisent le rôle de ce représentant. Le chef de section (Melle) ou le chef de groupe (Sarlat) sert de lien avec l’instance dirigeante située à la sous-préfecture. Il peut, à condition d’obtenir l’aval du bureau, réunir une assemblée locale et diriger des excursions extraordinaires propres à sa subdivision. Cette organisation utile au démarrage de petits groupements cantonaux périclite dans les circonscriptions vélophiles par autonomisation des anciennes sections. Dans l’arrondissement de Melle, trois sociétés voient le jour à La Mothe-St-Héray, Brioux et Chef-Boutonne, dans celui de Sarlat, quatre des neuf cantons (Le Bugue, Belvès, Montignac et Terrasson) se dotent d’un groupe indépendant. La proportion est enviable et prouve l’efficacité du système, si l’on compare avec le reste du département de la Dordogne où ne se créent que quatre sociétés pour trente-trois cantons.

Cependant l’aspiration associative se diffuse majoritairement non par interventionnisme de groupes antérieurs mais par mimétisme, par imitation d’une localité proche. L’esprit de clocher n’est pas loin lorsque l’Écho honfleurais encourage à la fondation d’une société. En effet, s’il met en avant le renforcement de “ l’utilité aujourd’hui reconnue publique de la pédale ”, l’animation de la cité par l’organisation de fêtes, il insiste surtout sur la nécessité de ne pas rester “ en arrière sur des cités plus modestes ” 507 .

Dans un premier temps, des effectifs trop limités peuvent conduire à l’association de deux cantons - en Vendée se constitue en 1892 l’Union vélocipédique de Ste-Hermine et Chantonnay 508 , deux localités distantes de 16 kilomètres- ou à l’adoption d’un dispositif prévoyant des sections communales. C’est le cas par exemple à St-Nicolas-du-Port en Meurthe-et-Moselle - le chef-lieu s’associe à trois communes proches dans lesquelles fonctionnent des sous-comités influents 509 - ou à l’Union vélocipédique du canton de Lugny en Saône-et-Loire dont les 24 membres en 1895 proviennent de huit localités différentes 510 . D’ailleurs sans que soient obligatoirement formalisés des groupements communaux, l’aire de recrutement des sociétés cantonales s’étend sur les environs. Quelques exemples : 14 des 43 membres actifs du Cycle de Bonneval habitent neuf localités proches 511 , au Cadillac-cycle ils sont 20 sur 53 à se répartir entre onze communes voisines 512 , à Langeais, les adhérents extérieurs (27 en douze localités) dépassent même ceux du chef-lieu 513 , etc. Pour autant, cette évolution ne se traduit pas par l’accroissement de la catégorie des membres correspondants, bien au contraire. Encore présents dans un quart des statuts de la fin des années 1880, ils ne le sont plus que dans un cinquième entre 1892 et 1895 et dans un dixième entre 1896 et 1899 514 . De plus en plus, l’adhérent extérieur à la localité-siège prend le titre de membre actif ou honoraire suivant le degré d’implication qu’il souhaite donner à son engagement.

Les cyclistes domiciliés dans les communes ne s’intègrent pas seulement à la vague associative par l’agrégation à une société cantonale, ils fondent aussi leurs propres groupements. Ce type de démarche débute véritablement entre 1891 et 1895. En quatre ans, les groupes communaux décuplent en nombre et leur part dans l’effectif local croît de 3,9 à 10,9 %. La progression se poursuit au-delà de 1895 avec plus du quart des associations déclarées entre 1896 et 1899 515 . Parfois les nouvelles structures résultent d’un accord entre cyclistes de deux localités proches - naissent ainsi en Seine-et-Oise le Cercle vélocipédique d’Ermont-Eaubonne ou l’Union vélocipédique de Viarmes-Asnières -, plus souvent elles sont unipolaires, ce qui n’empêche pas leurs initiateurs d’escompter le renfort des vélocipédistes des environs. Toujours en Seine-et-Oise, se constitue la Pédale baladeuse de Groslay et des environs. Dans le Doubs, les 24 adhérents du Club vélocipédique de Mandeure se répartissent entre huit localités 516 . Pour d’autres l’apport des alentours n’est pas toujours crucial puisqu’un certain nombre de simples communes, au plan administratif, appartiennent à un ensemble urbain ; elles s’incorporent à la périphérie d’une agglomération et leurs sociétés bénéficient ainsi de l’effet d’entraînement donné par la grande ville proche. En effet avec 88 % des sociétés en 1891, encore 75 % en 1895, les centres urbains, même s’ils sont de plus en plus concurrencés par les campagnes, dominent toujours au sein du cyclisme associatif.

Notes
496.

Cf. Annexe stat. D 9 : Les sociétés vélocipédiques rurales par catégorie de population (1880-1909).

497.

46,3 % des déclarations émanent de localités rurales, 24,2 % de petites villes, 13,7 % de villes moyennes et 15,8 % de grandes villes.

498.
Tableau 20. : Taux de vélocipèdes pour 1000 habitants en Mayenne (1893 et 1896).

Localités rurales < à 3000 hLocalités urbaines 3000h et +DépartementPopulation totale (1896)252 292 h67 613 h319 905 h1893Nb. vélocipèdes475516991Taux pour 1000 h1,97,63,11896Nb. vélocipèdes9757451720Taux pour 1000 h3,9115,4 Progression 1893-1896+ 105 %+ 45 %+ 74 % Sources : Arch. dép. ,Mayenne, P 280, et dénombrement de la population de la France en 1896.

499.

Arch. dép. Aude, 7M 42, Lettre au préfet, 19 novembre 1898.

500.

Arch. dép. Isère, 99M 1. L’Avenir-cycle est autorisé le 5 août, le Vélo-club, le 10.

501.

209 des 274 sous-préfectures (76,6 %), 351 des 2338 chefs-lieux de canton (15 %) possèdent une association. Quant aux préfectures, deux seulement en sont dépourvues : Mézières dans les Ardennes, mais une société a son siège à Charleville, et Guéret dans la Creuse.

502.

L’Union vélocipédique de la Sarthe, 15 septembre 1892, cité dans POYER A. : Les débuts du sport en Sarthe du XIXème siècle à 1914, Le Mans, ARDOS, 1995, p. 78.

503.

GENDRY E. : “ Histoire d’un club ”, La France cycliste, 7 septembre 1893.

504.

Arch. dép. Orne, M 1041, autorisation du 30 août 1892.

505.

Arch. dép. Deux-Sèvres, R 138, 12 décembre 1891.

506.

Périgueux-Véloce, 13 janvier 1892. Ce système fait des émules dans le Lot où le Véloce-sport cadurcien adopte la formule des groupes cantonaux en avril 1892. Cahors-Véloce, 14 avril 1892. Par contre, au Véloce-club montalbanais, certains adhérents s’alarment de la création de tels groupements “ qui leur paraissent autant de rivaux ”. Montauban-Véloce, 7 avril 1892.

507.

L’Écho honfleurais, 24 mars 1894, article intitulé “ À nos vélocipédistes ”.

508.

Arch. dép. Vendée, 4M 126, Statuts, septembre 1892. En 1894 l’Union vélocipédique de Chantonnays’autonomise. Elle compte alors 38 membres alors que la société initiale n’était forte que de 19 adhérents pour les deux cantons.

509.

Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, 4M 85,Statuts, décembre 1894. St-Nicolas-du-Port s’associe avec Varangeville, Dombasle et Rosières aux Salines. Chaque sous-comité dispose d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier, tient des réunions régulières à son siège respectif.

510.

Arch. dép. Saône-et-Loire, M 423, décembre 1895.

511.

Arch. dép. Eure-et-Loir, 4M 249, septembre 1893.

512.

Arch. dép. Gironde, 1R 116, octobre 1896.

513.

Arch. dép. Indre-et-Loire, 4M 279, avril 1895.

514.

La catégorie des membres correspondants reste assez développée dans l’ouest et surtout le sud-ouest. Elle existe dans le tiers des sociétés bordelaises, plus de la moitié de celles du département de la Charente, les deux-tiers de celles du Lot et la totalité de celles des Hautes-Pyrénées. Par contre certains départements (Bouches-du-Rhône, Alpes-Maritimes…), certaines villes (Toulouse, Lyon ) échappent totalement au phénomène.

515.

Les 430 déclarations de sociétés entre 1896 et 1899 se ventilent ainsi : 120 émanent de simples communes (27,9 %), 187 de chefs-lieux de cantons (43,5 %), 50 de chefs-lieux d’arrondissements (11,6 %) et 73 de chefs-lieux de départements (17 %). Dans cette statistique, le dernier est pénalisé et les autres favorisés par le non-enregistrement de Paris.

516.

Arch. dép. Doubs, M 1384, 21 septembre 1891.