1-3-3 Typologie de la diffusion intra-départementale.

Au terme de cette étude locale de la sociabilité cycliste, l’investissement de nouveaux lieux, qu’ils soient urbains ou ruraux, invite à examiner leur répartition intra-départementale. En 1887, l’implantation lacunaire rendait l’analyse superflue ; à partir de 1891 l’essor et la complexification du processus la justifient. L’objectif n’est pas d’entreprendre une énumération vite fastidieuse des 87 départements français mais d’illustrer et d’expliquer à l’aide d’exemples les principaux modes d’occupation d’un territoire départemental.

L’amplification du phénomène associatif ne touche que modérément certaines zones. Avec un ou deux lieux d’implantation quelques départements présentent encore un réseau très lâche et nécessairement dissymétrique - de larges parties du territoire restent vierges - ; avec trois, quatre ou cinq localités dotées le maillage se resserre un peu et s’équilibre grâce à la conquête des sous-préfectures à la suite du chef-lieu de département 523 . Globalement correspondent à ces deux situations les régions défavorisées du bastion central et de la périphérie. Dans la Creuse, la faible importance des villes, liée à l’enclavement, ‘“ rend difficile une cohésion pratique de bonnes volontés au milieu des mille et mille petits potins locaux ”’ ‘ 524 ’ ‘.’ Résultat : un Véloce-club de Bourganeuf naît en 1894, puis, l’année suivante, une Union vélocipédique aubussonnaise sans qu’à Guéret, la préfecture, puisse se constituer une association (Cf. carte 8). La condition du Loiret est plus enviable mais en 1895, aux créations à Orléans (1886) et dans les trois chefs-lieux d’arrondissements : Pithiviers et Gien en 1890 puis Montargis en 1892, n’est venue s’ajouter que celle du Club vélocipédique de Briare en 1892. Le réseau ne s’étoffe qu’en 1897 et en devient plus déséquilibré avec des implantations surtout en bord de Loire (Cf. carte 9). Ces répartitions hétérogènes accompagnent d’ailleurs majoritairement la densification des points de création, conséquence de l’entrée en lice des chefs-lieux de canton et des simples communes.

Pourtant un bon nombre de départements parmi ceux à la campagne particulièrement investie - bande allant du Nord au Lot-et-Garonne -, comme l’Oise, la Seine-et-Marne, l’Eure, le Maine-et-Loire, l’Indre-et-Loire ou la Charente-Inférieure, évitent ce schéma disparate. Étrangers aux handicaps de la pauvreté, de l’enclavement et d’une topographie accidentée, ils connaissent un développement harmonieux. Dans l’Eure, les 18 localités dotées se répartissent régulièrement et les cinq qui s’ajoutent avant 1899 comblent certains petits vides (Cf. carte 10). Hors de cette zone, M. Martin considère qu’en Allier le cyclisme est ‘“ uniformément répandu sur l’ensemble du territoire […] grâce à l’appui précieux qu’a apporté la presse moulinoise, notamment nos confrères le Messager-mémorial de l’Allier et le Courrier de l’Allier qui s’en occupent beaucoup ”’ ‘ 525 ’ ‘.’ Le constat est exact - exception faite de la partie est - mais l’explication partielle, M. Martin ne soulignant pas l’avantage que confère à l’Allier la présence de trois villes moyennes : Vichy, Moulins et Montluçon respectivement placées au sud-est, au nord-est et à l’ouest du département. Vichy, la moins peuplée mais favorisée par son statut de ville thermale, se dote la première, dès 1889, afin d’organiser ‘“ des courses […] lorsque de nombreux étrangers peupleront la cité ”’ 526 . Montluçon suit un an après, Moulins en 1891. Une diffusion plus large s’effectue ensuite à partir des trois centres (cf. carte 11). La Marne, avec Reims, Châlons et Épernay connaît une situation analogue.

Le Calvados ou la Sarthe, aux confins occidentaux moins densément pourvus, pour des raisons de mentalité plus que de topographie ou de pauvreté 527 , peuvent servir de transition avec les départements où les implantations nombreuses se conjuguent avec l’hétérogénéité.

Dans ces zones, le réseau de la sociabilité cycliste, comme le maillage urbain dont il dépend, se conforme aux conditions naturelles contrastées et s’installe dans les zones de communication aisée. En Seine-Inférieure, le plateau cauchois est moins bien pourvu que la vallée de la Seine ou le littoral, dans le Pas-de-Calais, les collines de l’Artois forment un pôle répulsif. Dans le Gard, l’Hérault, l’Aude, (cf. carte 12) la plaine languedocienne apparaît comme un cordon favorisé par rapport à l’arrière-pays montagneux. Un sillon de forte implantation - vallées du Rhône et de la Saône - marque les territoires de la Drôme, de l’Ardèche, du Rhône et de la Saône-et-Loire. Et même en Gironde, les axes Gironde-Garonne et Dordogne se dessinent clairement au travers du réseau associatif.

La lecture du maillage de l’Isère révèle diverses influences : celle du relief bien sûr - les deux-tiers sud du territoire ne peuvent compter que sur la vallée de l’Isère (Pontcharra, St-Marcellin et Grenoble) et la plaine de Bièvre (Beaurepaire, Grand-Lemps…) - mais aussi l’élan donné au centre-est par les championnats de la Fédération du Haut-Rhône (Les Avenières, La Tour-du-Pin, Les Abrets) et encore l’exemplarité lyonnaise décelable à l’extrême nord (St-Symphorien-d’Ozon, Pusignan, Pont-de-Chéruy).

Comme pour Lyon, l’impact de Paris déborde également sur le département voisin, la Seine-et-Oise en l’occurrence, où un anneau de 10 kilomètres de large autour de la Seine concentre les trois-quarts des lieux d’implantation (32 sur 41).

L’hétérogénéité du Doubs combine les effets de la topographie (vallée du Doubs enserrée de montagnes) à ceux de la présence dans sa partie nord des usines Peugeot spécialisées dans la fabrication de bicyclettes (Cf. carte 13). “ Valentigney qui compte 2965 habitants est la ville de France où les vélocipédistes sont les plus nombreux par rapport aux habitants ” 528 , d’où dans ses environs plus de la moitié des 19 implantations doubistes enregistrées entre 1888 et 1899. De même, dans la Loire, domine l’axe industriel centré sur St-Étienne, autre cité de construction de cycles, et qui va de Rive-de-Gier à Firminy.

Toutefois, l’industrialisation ne va pas toujours de pair avec une forte sociabilité cycliste.

Carte 8 : Le réseau associatif cycliste de la Creuse (1888-1899)
Carte 8 : Le réseau associatif cycliste de la Creuse (1888-1899)
Carte 9 : Le réseau associatif cycliste du Loiret (1888-1899)
Carte 9 : Le réseau associatif cycliste du Loiret (1888-1899)
Carte 10 : Le réseau associatif cycliste de l’Eure (1888-1899)
Carte 10 : Le réseau associatif cycliste de l’Eure (1888-1899)
Carte 11 : Le réseau associatif cycliste de l’Allier (1888-1899)
Carte 11 : Le réseau associatif cycliste de l’Allier (1888-1899)

CARTE12

Carte 13 : Le réseau associatif cycliste du Doubs (1888-1899)
Carte 13 : Le réseau associatif cycliste du Doubs (1888-1899)

À la bonne implantation qui caractérise le secteur Le Creusot-Montchanin-Montceau-les-Mines (en Saône-et-Loire) répond la faible conquête des pays noirs du Pas-de-Calais et du Nord et le total désert du bassin métallurgique de Longwy-Briey en Meurthe-et-Moselle. Un autre facteur de différenciation directement attaché à la pratique, la qualité du revêtement routier, intervient dans le Nord. Le sud-est de l’arrondissement de Lille, région toute pavée, ne peut pas rivaliser face à l’écrasante primauté du nord-ouest sillonné d’axes soit pavés soit empierrés. Dans l’Avesnois, le cyclisme associatif trouve un plein succès au sud-est gratifié d’un empierrement total quand le nord-ouest, où cohabitent secteurs pavés et secteurs empierrés, végète 529 .

Un premier bilan indique que l’intérêt accru pour le cyclisme associatif aboutit au plan géographique à un phénomène de forte dissémination, mais cette diffusion offre un visage contrasté, déséquilibré tant au plan national que départemental. Atouts et pesanteurs naturels, économiques ou démographiques délimitent de notables concentrations mais aussi de véritables déserts. En certains lieux, des sociétés rurales se constituent et entament la suprématie urbaine. De telles fluctuations laissent supposer une traduction sociale que nous allons tenter d’analyser.

Notes
523.

Cf. Annexe stat. B 3 : Nombre de sociétés vélocipédiques et des localités qui en sont pourvues, par département et par statut administratif des localités (1895). Tableau.

524.

MARTIN M. : La grande enquête…, op. cit., p. 322.

525.

Ibid., p. 33.

526.

L’Écho de Vichy, 17 mars 1889.

527.

Pour le Calvados, cf. supra, note 38. Pour la Sarthe, POYER A. : “ Le sport vélocipédique à la conquête de l’espace sarthois avant 1914. Diffusion des sociétés et théâtres d’activité ”, in ARNAUD P. et TERRET T. (sous la dir. de) : Le sport et ses espaces…, op. cit., pp. 187-200, p. 192. La zone occidentale, bastion conservateur et attaché à la pratique religieuse, s’oppose à l’est, républicain et peu pratiquant.

528.

CHÉRIÉ A. et M.: Annuaire général…, op. cit., p. 297.

529.

Le Nord sportif, 18 janvier 1902, fournit les grandes lignes de la répartition du revêtement routier du Nord et du Pas-de-Calais.