2-3-1 L’aristocratie.

Le taux que présente l’aristocratie dans la période médiane (1892-1895) est ainsi deux fois plus élevé que ce qu’il est dans les quatre années précédentes et les quatre années suivantes. L’écart serait encore plus net si la non conservation des dossiers parisiens ne privait pas cette catégorie des effectifs des sociétés que la presse qualifie de “ select ”.

En effet, coup sur coup, de novembre 1894 à l’été 1895, se créent dans la capitale l’Omnium, le Rallye-vélo, le Cyclamen et l’Artistic club. Et si ce dernier, constitué lors de la fête de gens de lettres à St Germain en 1895, est décrit par Henri Desgrange, dans son ouvrage  Alphonse Marcaux , comme un cercle d’écrivains, d’artistes et d’hommes du monde qui ‘“ faute d’un nom ronflant avaient vu se fermer devant eux les portes de l’Omnibus [l’Omnium]”’ ‘ 569 ’ ‘,’ les trois autres clubs recrutent essentiellement parmi la noblesse. En novembre 1895, le comité de l’Omnium, sous la présidence du Duc de Luynes et la vice-présidence du Duc de Brissac, compte 11 membres titrés sur 15.

Au Rallye-vélo, “ le club faubourg St Germain de la vélocipédie ” 570 , aucun poste de dirigeant n’échappe à la noblesse. Situation similaire au Cyclamen créé par le Marquis de Chevigné, le Comte Quatre Solz de Marolles et Paul de Noelly. De plus quelques grands cercles élitistes comme l’Automobile-club, le Polo ou le Cercle Volney s’adjoignent des sections vélocipédiques 571 . Il est alors du dernier chic, quand on est parisien et membre de la haute société, d’appartenir à l’un de ces groupes. L’adhésion des élégants à la sociabilité cycliste se profile dans la mode lancée par la course des artistes qui attire à partir de 1893, à Longchamp, le gotha parisien. Mais l’événement déclencheur de la sociabilité cycliste dans la haute société serait à l’automne 1894 la promenade au bois du “ Prince de Sagan, arbitre des élégances et roi de la mode. À partir de cette matinée historique, la bicyclette était lancée. Instantanément les gens du monde décidèrent de fonder un cercle qui serait au sport nouveau ce que la société d’encouragement est aux pur-sang. Ce fut l’Omnium ” 572 . Parallèlement la vogue des manèges bat son plein. Six mille abonnés fréquentent le manège Petit en 1895 et parmi eux ‘“ la Marquise de Lillères, la Princesse Zurlo, la Baronne Merlin, Madame de Chevigné, la Princesse Giska, la Comtesse de Platters, les filles de l’ambassadeur de Roumanie, Mademoiselle E. de Fitz-James… ”’ 573 . La promenade dans les allées du Bois de Boulogne s’effectue couramment sur deux-roues. L’engouement le la haute société pour le cyclisme est tel que Davin de Champclos, chroniqueur de la Bicyclette, envisage même, au moment où le club de la rue Spontini tente de contrôler l’U.V.F., que ‘“ l’oligarchie de l’Omnium se substituera, dans un avenir très prochain, aux démocraties très sportives ; il s’y substituera sans se confondre avec elles, car il est autre chose qu’elles, il les dominera et les guidera vers l’avenir qu’il entrevoit et qu’il prépare ”’ 574 . La prédiction ne se réalise pas. L’U.V.F. résiste à l’offensive comme elle réussit à contenir l’U.S.F.S.A. dont une partie non négligeable des membres appartient sinon à l’aristocratie du moins à la haute société parisienne. Il suffit pour s’en convaincre de constater qu’en 1895 40% des membres honoraires de l’Union portent un titre de noblesse ou un nom à particule 575 , que des adhérents de la fédération amateur entretiennent des liens privilégiés avec l’Omnium 576 ou encore que les sièges sociaux des sociétés vélocipédiques unionistes sont à 90% installés dans des arrondissements à population riche ou aisée 577 .

 
Population en 1901 Sociétés non-unionistes Sociétés unionistes
% Nb. % Nb. %
Arrondissements
à population riche (a)
32,3 63 53,8 18 60
Arrondissements
à population aisée (b)
33,4 20 17,1 9 30
Arrondissements
à population pauvre(c)
34,3 34 29,1 3 10
Total Paris 100 117 100 30 100
Sources : THÉVIN F. et HOURY C. : Annuaire général…, op. cit., 1897 ; GUERRAND R. H. : “ Propriétaires et locataires… ”, art. cit. ; Dénombrement de la population de la France en 1896.

Nota.

(a): I, II, III, IV, VI, VII, VIII, IX, XVI.

(b): V, X, XII, XIV, XV, XVII.

(c) : XI, XII, XVIII, XIX, XX.

Ensuite la désaffection des élégants pour la bicyclette est aussi rapide qu’avait été la frénésie du départ. Les clubs réorientent leurs activités. En 1898, les membres de l’Omnium s’investissent dans “ la chasse, le cheval, le yachting ” 578 avant que l’automobile ne reçoive toutes leurs faveurs.

Nulle part en dehors de la capitale ne se constituent de telles sociétés homogènes. L’Omnium lyonnais et le Critérium bordelais ont beau afficher pour modèle l’Omnium parisien, tous deux échouent dans leurs prétentions. Le premier réussit sa percée parmi la bonne société mais se heurte à l’indifférence des plus hautes sphères 579 , le second ne dépasse pas le stade de la déclaration d’intention 580 . À Montpellier, le club select que la Vie montpelliéraine appelle de ses vœux ‘“ pour enlever le concours de tous les timides et de tous les hésitants’  ” 581 ne voit jamais le jour. Que ce soit dans la capitale héraultaise ou dans les cités balnéaires et thermales les membres de la haute société, s’ils apprécient le spectacle des courses 582 , franchissent rarement le pas de s’investir dans le milieu associatif. Les villégiateurs niçois ne se pressent pas aux excursions que leur propose le Vélo-sport. Par contre le Nice Vélo-club, issu de la bonne bourgeoisie, réussit à gagner des membres de la haute société grâce à un règlement qui prévoit l’exclusion des marchands de vélocipèdes et des coureurs professionnels, l’admission des étrangers en tant que membres du bureau et enfin une cotisation de 30F. assortie d’un droit d’entrée de 20F 583 . Humble succès comparé à l’enthousiasme cycliste qui s’empare du monde élégant. La presse spécialisée se réjouit qu’à Nice la bicyclette ‘soit “ de toutes les parties de plein air et de toutes les fêtes mondaines ”’ 584 , que l’hôtel du Prince de Galles vienne ‘“ de faire construire une petite piste d’essai, avec professeurs, à l’usage des apprentis. Et ces derniers ne manquent pas’  ” 585 ou que la colonie américaine finance un vélodrome à son usage 586 . Ce mouvement se retrouve également à Biarritz :

‘“ Il semble que le “ coaching ” autrefois si en faveur dans la colonie étrangère durant la saison ici, soit absolument abandonné pour le cyclisme. Tout est à la bicyclette et M. Labouchère lui-même, autrefois notre plus acharné amateur de “ coaching ”, a délaissé l’organisation des excursions sur quatre roues pour les excursions sur deux-roues.
M. Herbert Gladstone est aussi un cycliste fervent ; il se sert de sa machine chaque matin pour se rendre sur le terrain du jeu de golf et, l’après-midi, fait encore fréquemment des promenades de 40 à 50 kilomètres ” 587  .’

Le phénomène de mode bat son plein mais sans traduction associative et, dès l’hiver 1897-1898, l’automobile détrône la “ petite reine ” sur la Côte d’Azur 588 .

Finalement, en province, l’engagement associatif de la haute société ne s’applique qu’à des individualités isolées, d’abord dans les villes importantes, puis, en fin de période, dans les localités rurales plus tardivement touchées par la vogue du deux-roues.

Notes
569.

DESGRANGE H. : Alphonse Marcaux, Paris, impr. Pochy, 1899, p. 45. Sous la plume d’Henri Desgrange l’Artistic club devient le “ Décoratif cycle-club ”. L’initiative de sa création revient à G. de la Freté avec le concours d’Henri Bauer, Tristan Bernard, Jules Renard… Le club ne sera officiellement ouvert qu’en mai 1896.

570.

La Bicyclette, 6 mai 1897. La première mention du Rallye-vélo apparaît dans les Sports athlétiques du 28 avril 1895, celle du Cyclamen dans la Bicyclette du 17 mai 1895.

571.

En 1895, la section vélocipédique du Cercle Volney est forte d’une centaine de membres. La Bicyclette, 15 février 1895.

572.

BERTAUT J. : Les dessous de la troisième, Taillandier, 1959, p. 174.

573.

Le Vélo, 8 janvier 1896. Le même article indique que “ les manèges sont maintenant très nombreux ” et plutôt prisés des féminines car “ les hommes affrontent volontiers la pelle en dehors, mais les femmes se refusent au ridicule public des maladresses du début ”.

574.

La Bicyclette, 7 novembre 1895.

575.

80 sur 202 d’après l’annuaire de 1895-1896.

576.

R. de Madec, membre de la commission de vélocipédie de l’U.S.F.S.A., adhère à l’Omnium qui réserve, dans ses réunions hebdomadaires sur piste, des courses aux Unionistes.

577.

L’annuaire général de la vélocipédie et des industries qui s’y rattachent de 1897, op. cit., nous a permis de recenser 147 sièges sociaux de sociétés parisiennes dont 30 appartenant à l’U.S.F.S.A. La détermination de la richesse des arrondissements s’appuie sur la contribution foncière par maison et a été établie par GUERRAND R. H. : Propriétaires et locataires : des origines du logement social en France, 1850-1914, Paris, 1967, cité dans GÉRARD A. : Villes et sociétés urbaines au XIXème siècle, Paris, A. Colin, 1992, pp. 230-231.

578.

REGAMEY F. : Vélocipédie et automobilisme, Tours, Mame,1898, p. 176.

579.

À sa fondation en novembre 1895, ses membres sont “ avocats, médecins, rentiers, industriels, marchands et fabricants de soie ”, cité dans PÉRIER T. : Les premiers temps du cycle…, op. cit., p. 70.

580.

Aucune autre mention ne fait suite à celle de sa création annoncée dans le Vélo du 16 juillet 1896. Présidée par M. Merman, elle installe son siège social au vélodrome du parc.

581.

La Vie montpelliéraine, 26 janvier 1895.

582.

La Vie montpelliéraine du 15 mars 1895 relate avec satisfaction la présence à un match opposant deux champions locaux du Marquis Arnaud de Grave, du Vicomte Pierre de Laisne et de son frère

583.

Arch. dép. Alpes-Maritimes, 4M 312, Statuts du 2 juillet 1896. Lorsqu’en juin 1897, il devient l’Automobile- vélo-club de Nice, 6 de ses 72 membres portent un titre de noblesse, 6 autres un nom à particule et 7 résident dans une villa ou un château.

584.

La Vie au grand air, 1er avril 1898, qui évoque une soirée dansante donnée par Mme de R…, dans sa superbe villa des environs de Cannes, au cours de laquelle deux jeunes gens se disputent la faveur d’une danse par une course de lenteur vers la dame.

585.

Le Vélo, 12 février 1896.

586.

Le Pneu, 6 décembre 1894.

587.

Le Vélo, 12 février 1896.

588.

Dans son compte rendu de la saison d’hiver, la Vie au grand air du 1er avril 1898 note que “ l’automobile a pris la première place parmi les manifestations de plein air ”.