2-4. Les ouvriers et agriculteurs.

Les ouvriers déjà ouverts, dans des proportions modestes, à l’associationnisme cycliste au milieu des années 1880, y prennent une place plus large avec 5% de l’effectif global - 8% dans les villes d’au moins 10 000 habitants - dix ans plus tard. De façon encore plus prononcée les agriculteurs n’intègrent que tardivement la sociabilité cycliste. Leur part reste inférieure à 1% en 1895. La création de véloce-clubs dans le monde rural la fait passer à près de 3% en 1899 mais, sur l’ensemble de la période, seulement douze sociétés cyclistes comptent au moins 10% de paysans dont cinq 40% ou plus 626 . Les travailleurs de la terre considèrent la bicyclette comme un engin utilitaire propre à les faire sortir de leur isolement, à les conduire à la ville voisine pour des besoins administratifs, des contacts familiaux ou des distractions festives. Par contre ils n’en font qu’exceptionnellement un objet d’association et de sport, lui préférant sur ce point leurs loisirs traditionnels : le tir et la chasse.

L’essor des ouvriers ne s’explique pas non plus par une dissémination dans un grand nombre de sociétés, il résulte au contraire d’une concentration dans quelques groupements puisque 60% des adhérents ouvriers émanent de seulement 5% des associations 627 . Les ouvriers s’affilient à plusieurs voire fondent des sociétés homogènes dont certaines revendiquent explicitement leur identité dans leur dénomination afin de se différencier des clubs bourgeois préexistants (cf. Figure 8). Ainsi l’Union ouvrière de Tours en 1889 et la Pédale ouvrière morlaisienne en 1893 se distinguent toutes les deux d’un véloce-club plus élitiste ; la Pédale ouvrière de Lens le fait aussi en 1899 vis à vis de la Pédale lensoise 628 . Derrière le vocable “ ouvrière ” se cache la dualité du groupe social réparti entre les travailleurs des métiers traditionnels - les plus précoces à rejoindre la sociabilité cycliste - et ceux de la grande industrie. L’Union ouvrière de Tours se rattache au premier cas de figure. Elle recrute principalement parmi les relieurs et imprimeurs. Les employés du livre disposent d’ailleurs assez vite de sociétés corporatives : Typo-cycle lyonnais en 1898, Typo parisiens avant 1895 et dès 1893 à Clermont-Ferrand le Vélo-typo- litho dont les statuts prévoient l’interdiction ‘“ sous peine d’amende de converser des choses d’atelier ou de travail pendant le cours des sorties, ces dernières ayant surtout pour but de faire oublier complètement les durs labeurs afférents à la profession ”’ ‘ 629 ’ ‘.’ La Pédale ouvrière morlaisienne qui s’assigne l’objectif de ‘“ former l’union vélocipédique parmi les ouvriers morlaisiens ”’ 630 s’ouvre aux diverses branches de métiers comme son homologue brestoise (1895) ou la Pédale de Sainte Maure “ exclusivement composée d’ouvriers ” 631  de l’artisanat (plâtriers, charpentiers, horlogers, menuisiers, tonneliers, bourreliers, zingueurs, ferblantiers…) 632 .

Les travailleurs de l’industrie peuplent les sociétés de petits centres métallurgiques (Fourchambault dans la Nièvre, Rachecourt-sur-Marne dans la Haute-Marne), de cités spécialisées dans le cycle (Valentigney, St-Étienne), de villes-usines (Le Creusot, Montceau-les-Mines) ou du Nord-Pas-de-Calais, mais leur investissement longtemps ponctuel ne se confirme qu’en fin de période sans que, rappelons-le, le bassin lorrain soit touché 633 . Les mineurs, les ouvriers du textile, de la métallurgie tardent à se détacher des sociétés conscriptives et de jeux traditionnels. Tisserands, fileurs et autres apprêteurs de la région lilloise n’émergent qu’à partir de 1896 et seulement à Tourcoing ; le Cycle amical maubeugeois constitué à 96% de tourneurs, ajusteurs, mouleurs, mécaniciens résidant dans les faubourgs de la ville 634 ne se fonde qu’en 1898, la Pédale ouvrière de Lens, à majorité de mineurs, se déclare en 1899 comme la Pédale sociale de Montceau-les-Mines.

L’implication renforcée des ouvriers d’usine se conjugue - l’appellation du groupement de Montceau le suggère - avec une indépendance accrue face au patronat, initiateur d’une première génération de sociétés à la fin des années 1880 et au début des années 1890 au sein d’entreprises métallurgiques (Schneider au Creusot), mécaniques (vélocipèdes Hurtu à Albert, Peugeot à Valentigney) ou minières (Montceau-les-mines). À Valentigney, ‘“ après la malheureuse dégringolade du premier club qui, comme les roses de feu Malherbes, ne vécut que l’espace d’un matin, M. Armand Peugeot prit l’affaire en mains et fonda sous sa protection une grande société vélocipédique ”’ ‘ 635 ’ dont il assuma ensuite la présidence. Et c’est sous sa conduite que s’effectue la sortie inaugurale qui le 10 juin 1888 amène les participants à la ferme de son frère Eugène où les attendent un déjeuner et des jeux 636 . Par ce biais il complète son emprise sur le personnel et cherche à assurer la paix sociale 637 . Que ce soit à Albert, au Creusot ou à Montceau-les-Mines, la présence patronale se fait plus discrète, moins paternaliste. À l’intervention directe se substitue une autre, plus diffuse, dans laquelle les cadres de l’entreprise - ingénieurs, contremaîtres, employés de direction - prennent en charge les leviers de commande de l’association 638 . Toutefois, que l’action patronale soit claire ou déléguée, ces quatre seules sociétés attestent le peu de faveur du cyclisme associatif comme élément du paternalisme, si l’on compare, en restant dans le secteur des loisirs et sans entrer dans celui des œuvres philanthropiques, avec les chorales, les fanfares ou les sociétés de gymnastique 639 . À Port-Brillet, en Mayenne, la famille Chappée, propriétaire d’une importante fonderie, n’a pas créé de véloce-club mais ‘“ des sociétés musicales, des concours de jardins, des salles de fêtes où il [l’ouvrier] trouve de saines distractions qui lui font oublier les plaisirs faciles du cabaret ”’ ‘ 640 ’ ‘.’

L’appropriation de la bicyclette et de son prolongement associatif par le monde ouvrier tient d’abord, même si elle est lente, à une évolution des mentalités. Le nouvel engin, dans un premier temps symbole de la petite et moyenne bourgeoisie, intègre progressivement la culture ouvrière. L’augmentation des salaires - en moyenne d’un tiers dans le dernier quart du siècle 641 -, alors que baisse le coût de la vie, facilite bien sûr cette évolution. Par contre la variation du coût des bicyclettes ne semble pas un facteur décisif. En effet, si le premier prix de la firme stéphanoise l’Hirondelle s’abaisse bien de 250F. à 185F. entre 1890 et 1892, ce modèle “ démocratique pour artisans, ouvriers et employés ” revient à 250F. deux ans plus tard du fait d’importants perfectionnements techniques au niveau du cadre, de la direction… À cette même date le modèle “ extra supérieur ” équipé de pneumatiques Michelin coûte 595F.. Jusqu’en 1899, la baisse des prix touche surtout les machines les plus performantes car les bicyclettes du bas de gamme profitent d’une amélioration des équipements proportionnellement supérieure 642 . Souvent l’acquisition se fait à tempérament ou en profitant des opportunités d’un marché de l’occasion dont les fréquentes innovations soutiennent l’activité 643 , à moins que la sollicitude familiale n’intervienne.

‘“ En 1897, j’étais à Paris chez ma grand-mère, nous avons été faire une visite aux magasins Dufayel, après avoir bien trotté, je m’arrêtai au stand vélo, ma grand-mère n’était pas loin et me trouva très attentionné ; elle me dit : tu en voudrais bien un ? Je fus très émotionné en répondant oui ; elle me dit : choisis ! Cela n’a pas été long : un vélo à pneus avec guidon et selle de course que j’avais repéré, mais ne pensant pas qu’il serait pour moi ; le prix était de 275F. qui furent payés par abonnement ” 644 .’

Demeure encore la possibilité de recourir à un loueur 645 .

La diminution des cotisations demandées par les sociétés accompagne, plutôt qu’elle n’induit, la popularisation de la sociabilité cycliste. La baisse d’un tiers fait descendre le tarif de 14F. avant 1888 à 9F.40 entre 1888 et 1899 - 11F.50 (1888-1891), 9F.40 (1892-1895), 8F.40 (1896-1899).


cotisations
sociétés
1888-1891 1892-1895 1896-1899 1888-1899
Nb. % Nb. % Nb. % Nb. %
Moins de 6F. 13 10,6 38 15 64 23,2 115 17,7
6F. 27 21,9 87 34,4 117 42,4 231 35,4
7 à 11F. 9 7,3 21 8,3 15 5,4 45 6,9
12F. 46 37,4 86 34 61 22,1 193 29,6
Plus de 12F. 28 22,8 21 8,3 19 6,9 68 10,4
  123 100 253 100 276 100 652 100
Sources : Arch. dép. et mun.

Dans plus d’une société sur deux la quote-part demandée aux membres actifs ne dépasse pas 6F. alors qu’auparavant les deux-tiers des associations exigeaient au moins 12F. 646 . Entre le début et la fin de période se fait jour une inversion complète des pourcentages entre les cotisations à 6F. et celles à 12F., comme entre les contributions inférieures à 6F. et celles supérieures à 12F.. Dans les deux cas, les premières doublent quantitativement quand les secondes sont divisées par deux et trois.

Les contributions que versent les membres honoraires participent du même mouvement. Elles reculent d’environ 30 % par rapport à la période initiale - elles s’établissaient à la moyenne de 9F.70 - et se fixent entre 1888 et 1899 à 6F.90. Par contre, les membres correspondants ne bénéficient que d’un allègement tarifaire de l’ordre de 10% (6F.60 contre 7F.20). Enfin le droit d’entrée complète ce processus de baisse généralisée en passant à 3F. 647 à partir de 1888 contre 4F.80 avant 648 .

Toutefois la recherche de l’élitisme par le biais d’une cotisation élevée subsiste, plus particulièrement dans les grandes villes où le grand nombre de cyclistes permet de constituer des sociétés socialement bien identifiées. Dans les cités dépassant 100 000 habitants la moyenne des contributions grimpe à 13F. avec 26F. à Lyon, 16F. à Bordeaux ou 15F. au Havre 649 . À Tourcoing s’opposent les sociétés ouvrières (6F. de cotisation) et la section du Sporting-club tourquennois affilié à l’U.S.F.S.A. (25 à 30F.), à Lens, la Pédale lensoise (18 F.) se différencie clairement de la Pédale ouvrière de Lens (6F.). Par ailleurs les départements à forte implantation cycliste dans le milieu rural se singularisent par des contributions moyennes peu élevées, souvent en dessous de 8F. voire de 7F. (Maine-et-Loire : 6F.30, Eure : 6F.50, Côte-d’Or et Vendée : 6F., Tarn-et-Garonne : 6F.70… ou de 6F. (Loiret : 5F.70, Sarthe : 5F.30).

La popularisation de la sociabilité cycliste qu’atteste la croissance des effectifs ouvriers et paysans se répercute-t-elle chez ses membres de direction ?

Notes
626.

Ce sont par ordre alphabétique des noms de départements : le Véloce-club capestanais (23,8%), Arch. dép. Hérault,58M 34, juillet 1896 ; l’Union cycliste de Chambray-les-Tours (56,3%), Arch. dép. Indre-et-Loire, 4M 279, juin 1897 ; l’Union vélocipédique de Fondettes-Vallières (48%), Arch. dép. Indre-et-Loire, 4M 279, juillet 1899 ; l’Union vélocipédique de Jarcieu (42,9%), Arch. dép. Isère, 99M 1, juillet 1895 ; le Vélo-club de Pusignan (14,7%), Arch. dép. Isère, 99M 1, juin 1898 ; la Jeune hirondelle de Retz (17,6%), Arch. dép. Loire-Atlantique, 1M 1105, novembre 1897 ; la Société vélocipédique la Lionnaise (Lion en Sullias) (50%), Arch ; dép. Loiret, AD 79926, août 1897 ; l’Avenir cycliste de St-Barthélémy (14,3%), Arch. dép . Maine-et-Loire, 40M 30, septembre 1897 ; le Véloce-club de Verlinghem (56,5%), Arch. dép. Nord, M 2162, juillet 1899 ; les Joyeux de Guiscard (18,8%), Arch. dép. Oise, Mp 1953, juin 1898 ; la Pédale l’Isloise (25%), Arch. dép. Vaucluse, 4M 98, décembre 1899 ; la Pédale sarrianaise (22,7%), Arch. dép. Vaucluse, 4M 106, mai 1899.

627.

Plus précisément 25 des 465 associations dont au moins 15 membres sont socialement répertoriés. La liste de ces 25 associations figure en annexe stat. D 13 : Les sociétés cyclistes à présence ouvrière marquée (1887-1909). Liste.

628.

La liste peut être enrichie de la Pédale ouvrière brestoise (1895), de la Pédale ouvrière du XIème arrondissement (1895) et de l’Union ouvrière tourquennoise (1896).

629.

Arch. dép. Puy-de-Dôme, M 914, Statuts, juin 1893.

630.

Arch. dép. Finistère, 4M 418, Statuts, septembre 1893.

631.

Revue des sociétés de sport du Centre et de l’Ouest, 16 juin 1896.

632.

Arch. dép. Indre-et-Loire, 4M 279, juillet 1892.

633.

Dans d’autres régions industrielles, les sources font défaut pour trancher. Ainsi sur la Basse-Loire, des sociétés fonctionnent à Indret, Coueron ou au Pellerin mais sans que les listes de membres nous soient parvenues. Indice ténu, le registre de langue utilisé pour désigner l’association du Pellerin, la March’ ou crève, suggère une origine populaire.

634.

Tous les adhérents résident soit dans les faubourgs de Mons, lieu du siège social, soit dans ceux de Douzies, St-Quentin ou St-Ghislain. Arch. dép. Nord, M 1864, juillet 1898.

635.

Le Quatorze juillet, journal montbéliardais, 17 juillet 1888, cité dans VION-DELPHIN F. : Sport et société…, op. cit., doc. 10.

636.

Ibid. Par ailleurs, la structure de la société se moule sur l’extension géographique de l’entreprise, avec une section à Valentigney (lieu d’implantation des laminoirs) et une autre à Terre-Blanche où fonctionnent les forges. Les secrétaire et trésorier adjoints sont désignés parmi les adhérents à la seconde section.

637.

En 1895, au Musée social de Paris, Armand Peugeot s’exprime ainsi : “ Le jour où les institutions sociales et patronales seront à la base de toute organisation industrielle, la lutte aura beaucoup perdu de son intensité ; elle n’aura pour ainsi dire plus de raison d’être et nous verrons régner dans les ateliers la paix et, avec elle, la prospérité qui en est la conséquence nécessaire ”. Cité dans FRIDENSON P. : “ Les premiers ouvriers français de l’automobile 1890-1914 ”, Sociologie du travail XXI, 3, 1979, p. 312.

638.

Sur ce type d’encadrement des œuvres sociales au sein de l’entreprise Schneider, cf. PORTET F. : Systèmes associatifs et localité : l’exemple du Creusot, Le Creusot, Écomusée de la communauté Le Creusot-Montceau-les-Mines, 1994.

639.

Sur les interprétations possibles du soutien du patronat aux sociétés de gymnastique, cf. DEFRANCE J. : “ Patronat, patronage et patriotisme ” in ARNAUD P. (sous la dir. de) : Les athlètes de la République…, op. cit., pp. 223-233.

640.

FOUCAULT R. : “ 1882-1892 : Fondeurs à Port-Brillet ”, L’Oribus, septembre 1892, p. 25.

641.

Cf. LEJEUNE D. : La France des débuts de la IIIème république, 1870-1896, Paris, A. Colin, 1994, p. 104. Au début du XXème siècle, la rémunération journalière moyenne s’établit à 4,80F.

642.

Le Manufrance du collectionneur, titre IV, “ Les cycles et motocycles ”, Biarritz, PE.CA.RI., 1996, II 3 à II 22. Nos relevés corroborent ceux effectués par J. Fourastié ( FOURASTIÉ J. : Documents pour l’histoire et la théorie des prix, Paris, Armand Colin, t. I, pp. 500-501.) à une importante exception près, celle de la bicyclette la moins chère qu’il donne à partir de 1892 et fixe alors à 360F. Ensuite, sur ce modèle, nos données rejoignent les siennes avec 250F. en 1894 et encore 237F. en 1899.

643.

“ Les systèmes ou les modifications variant pour ainsi dire tous les jours dans la vélocipédie, beaucoup d’échanges se font d’un instrument démodé contre un plus nouveau. Ces échanges peuvent se renouveler plusieurs fois et dans des intervalles de temps relativement très courts ”. Lettre du contrôleur des contributions directes de la division de Conlie, 31 août 1892. Arch. dép. Sarthe, 2P 1047.

644.

LEGEAY J. : Souvenirs, document dactylographié, p. 1, cf. Annexe doc. D2.

645.

L’Écho de Vichy du 17 mars 1889 insiste sur les bienfaits de la location pour le développement des sociétés : “ Notre supériorité numérique est due, incontestablement, aux facilités que les loueurs de machines accordent à la société, tandis qu’à Clermont il faut être propriétaire d’un vélocipède pour faire partie du Cyclist-club ”.

646.

Cf. Annexe stat. D 16 : Les cotisations des sociétaires (1868-1914) – Tableau.

647.

42,5 % des sociétés établissent leur droit d’entrée à 2F., 18,6 % à 5F., 15,6 % à 3F. et 12,2 % se contentent d’1F.

648.

Le même phénomène est décelable dans le milieu des alpinistes et du tourisme pédestre. Cf. LEJEUNE D. : Les alpinistes en France…, op. cit., p. 114.

649.

Nos statistiques ne s’appuyant que sur les dossiers de déclarations conservés, n’intègrent pas les sociétés sélect parisiennes comme le Rallye-vélo ou l’Artistic-club qui demandent 100F. de cotisation.