1-2. La fraternité compétitive : courses internes et courses interclubs.

1-2-1 Championnats et courses de classement.

Le processus de sportivisation des activités internes amorcé dans les années 1883-1884 se poursuit. L’affrontement entre membres d’une même société prend plus d’ampleur du fait de l’intégration, dans la plupart des calendriers, de courses de classement, avec ou sans handicap, et de championnats. Certaines associations axées prioritairement sur le tourisme, comme l’Union régionale des cyclistes de Lyon, sacrifient même au rite 760 . D’autres qui ne les avaient pas inscrits dans leurs statuts, les introduisent ultérieurement. Par exemple, l’Union vélocipédique de la Sarthe n’institue qu’en 1897 - six ans après sa création - des compétitions internes de 1, 5, 25 et 50km 761 , le Véloce-club havrais ajoute à son épreuve initiale de 80km deux autres de 2 et 100km en 1895 762 , le Vélo-club d’Annecy, fondé en 1888, fait courir son premier championnat en 1891 763 . Autant de décisions motivées par le désir de dynamiser la vie du groupe. Les dirigeants du Vélo-club d’Annecy veulent ainsi “ secouer un peu la torpeur ” 764 de la société. Ils appellent chacun à se pénétrer ‘“ du principe que toute société repose sur les jarrets d’acier de ses membres ”’ avant de conclure : ‘“ Ne nous endormons pas dans les délices de Capoue ! Il faut bouger, il faut s’entraîner ”’ ‘ 765 ’ ‘.’

Que l’Union vélocipédique de St-Ouen propose à ses membres un calendrier à la fois varié et dense - il ne compte pas moins de dix organisations 766 - n’illustre le vécu que de quelques associations. Très majoritairement prévaut en fait un programme constitué de deux à quatre compétitions avec une nette prédilection pour un championnat de vitesse et un autre de fond, dont les lauréats reçoivent trois types de récompenses : médaille et/ou somme d’argent, diplôme voire inscription à un tableau d’honneur et surtout une troisième qui, d’une durée annuelle, symbolise la pérennité de l’épreuve, le lien entre le passé et l’avenir et consiste dans le port d’un insigne, d’un brassard ou d’un maillot que le vainqueur devra rendre juste avant l’édition suivante. L’importance des championnats, épreuves-reines du calendrier, implique un grand sérieux organisationnel, à commencer par une mesure exacte des distances, comme le prouve le compte rendu des opérations réalisées à l’occasion de l’étalonnage du championnat de fond de tricycles de la Fédération du Haut Rhône :

‘“ Nous nous sommes munis Mr Robert d’un bicycle à caoutchoucs pleins et Mr Terrier d’une bicyclette aussi à caoutchoucs pleins. Un cyclomètre a été fixé à l’axe du bicycle. Les machines développaient (montées) 4m33. Pour plus de sûreté, nous avons procédé par trois fois, et sur des points différents au contrôle du développement exact de nos machines, par distance de 1000 mètres. La moyenne nous a donné 231 tours de pédale.
Dès lors, nous nous sommes portés au point de départ que nous avons fixé à 275 mètres en avant de la borne 10 qui se trouve à la sortie du village de St-Génix. Ce point se trouve dans l’alignement de la façade sud de la maison Paradis ” 767 .’

Au virage de Lucey, ils positionnent une planche de chêne portant l’inscription ‘“ Fédération du Haut Rhône, championnat 50km tricycles, virage…[contre]… un fort poteau planté à 969m au-delà de la borne n° 30 à droite ”’ 768 . La même attention préside à la mesure des distances des brevets de 100km - ils sont décernés par diverses fédérations à l’imitation de l’U.V.F. qui en adopte le principe à son congrès de 1889 sur une proposition de M. Martin -, eux aussi disputés sur un parcours en aller et retour et que les sociétés couplent parfois avec leurs championnats de fond.

L’institutionnalisation de plus en plus affirmée, la rigueur organisationnelle croissante des championnats de clubs n’impliquent toujours pas la mise en place d’un système pyramidal bien hiérarchisé. Les championnats de villes, d’arrondissements, de départements ou de régions dépendent encore du bon vouloir, ou plutôt de l’ambition, des associations 769 . L’Union vélocipédique de Tourcoing décide d’organiser celui de la localité 770 , l’Union sportive beaunoise en prévoit un pour son arrondissement 771 comme le Véloce-club abbevillois 772 , la Société vélocipédique de St-Brieuc instaure le championnat des Côtes-du-Nord à partir de 1891 773 , le Véloce-club d’Amiens ceux de la Somme dès 1888 774 , un championnat de Normandie est couru en 1889 et 1893 à l’initiative du Véloce-club havrais 775 , un autre, de Bretagne, voit le jour en 1889 sous l’impulsion du Véloce-club rennais 776

Les efforts de structuration menés par l’U.V.F. sont peu suivis d’effets. En dépit de la présence dans le règlement de courses en 1895 de deux championnats de 2 et de 100km tant au niveau régional que départemental, la commission des sociétés est encore à les présenter comme exceptionnels en 1898 777 . Entre les championnats de France et ceux des sociétés, l’anarchie règne. Aucune hiérarchie cohérente n’est en place et quand existent des épreuves départementales ou régionales, la participation est ouverte à tous, sans sélection préalable comme pourrait l’être l’obligation d’avoir remporté un championnat local ou de s’y être bien classé.

En dehors des championnats ou des courses de classement, la volonté manifeste de stimuler l’émulation entre les membres prend d’autres formes. Les sociétés proposent et contrôlent des records. L’Union vélocipédique des Ardennes en compte 25 778 , cas exceptionnel, car l’entrée des sociétés dans “ le temps du record ” 779 se limite généralement à un parcours routier aisément contrôlable : Tour du lac au Vélo-club d’Annecy, Sens-Pont-sur-Yonne-Sens au Vélo-sport de Sens ou Le Mans-Écommoy-Le Mans à l’Union vélocipédique de la Sarthe, record pour lequel, selon le président du club, Léon Bollée, ‘“ chacun est prêt à aider un ami même si cet ami menace d’éclipser momentanément la gloire de son entraîneur ”’ ‘ 780 ’ ‘.’

C’est en effet une saine concurrence, source d’union et non de division, que cherchent à instiller les associations. Aussi la forme la plus exacerbée de compétition - les matches - se déroule-t-elle de plus en plus sous le contrôle de la société. Au Sport vélocipédique d’Angoulême, aucun de ces duels ne peut être proposé ‘“ sans y avoir au préalable été autorisé par le comité ”’ 781 . Le Guidon sanflorain prévoit dans ses statuts l’épreuve du “ brassard numéro 1 ”, insigne décerné au vainqueur d’un match sur 2km et dont le détenteur doit accepter tous les défis internes qui lui sont lancés 782 .

Le renforcement du calendrier des épreuves internes déborde ainsi le cadre de la seule animation de la vie associative et vise à resserrer les liens entre les membres tout en améliorant leurs qualités physiques, deux conditions nécessaires à la constitution d’un groupe de compétiteurs apte à concourir pour la renommée de la société. En effet, la primauté sportive devient un enjeu entre véloce-clubs. Pour l’atteindre, certains ne se contentent pas de concevoir des championnats mais accordent en plus des facilités à leurs bons éléments, lesquels sont d’ailleurs rarement nombreux car, le niveau de la compétition s’élevant, s’excluent d’eux-mêmes ‘“ tous ceux qui n’avaient eu ni le temps, ni le courage de s’entraîner, persuadés de n’avoir d’autre chance que d’être ridicules [et] s’étaient décidés aux rôles de spectateurs et d’applaudisseurs ”’ 783 . Les aides apportées peuvent consister dans le prêt d’une machine performante 784 , l’octroi de frais de déplacement, le paiement des montants d’inscription ou encore la fourniture d’entraîneurs, en contrepartie de la rétrocession d’une part des gains. La victoire ou le bon résultat, lors des réunions de courses, des brevets, des championnats ou tentatives de records - autres que locaux bien sûr -, rejaillit sur la société.

Notes
760.

Le Vélo, 15 mars 1896. En plus des excursions, ce club organise chaque année un championnat de vitesse de 10 km et un autre de fond de 100 km.

761.

L’Étoile cycliste, février 1897. Décision prise par un comité d’initiative créé à la fin de 1896 pour donner un nouveau souffle aux activités.

762.

BUCHARD G. : Le cinquantenaire…, op. cit., p. 45.

763.

Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 3. Le championnat de fond de 50 km est doublé en 1894 d’un championnat de vitesse de 5 km.

764.

Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 3. Rapport de la commission chargée d’examiner la question du championnat, 21 mai 1891.

765.

Ibid.

766.

Le Vélo, 15 mars 1896. D’avril à octobre se succèdent des courses de classement de 2 et 30km (avril), un handicap de 25km (mai), une course par équipes de 25km (juin), un championnat de 2km (juillet), des courses en ligne (août), un championnat de fond de 100km (septembre) et un handicap d’honneur de 20km et une consolation de 10km (octobre).

767.

Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 8.

768.

Ibid.

769.

Dans le Véloce-Sport, le consul du Tarn plaide pour une décision concertée entre les clubs et s’élève contre la pratique habituelle de l’organisation de tel ou tel championnat départemental par “ la première société qui inscrit sur les affiches qu’elle fait courir l’épreuve de vitesse ou de fond ”. Le Véloce-Sport, 20 juillet 1893.

770.

La Pédale amusante, 14 avril 1894. Il est ouvert à tout habitant de la ville sauf ceux adhérant à une société étrangère à la localité.

771.

Arch. dép. Côte d’Or, 20M 105, Statuts, juin 1896.

772.

Le Vélo,12 mai 1896. Y participent des membres du club organisateur et d’autres du Véloce-club valériquais.

773.

Arch. mun. St-Brieuc, 1J 49/1.

774.

Cyclogazette n° 11, palmarès de 1888 à 1891.

775.

BUCHARD G. : Le cinquantenaire…, op. cit., p. 16 et 44.

776.

Arch. mun. Rennes, R 103.

777.

Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 12, Lettre de la commission des sociétés de l’U.V.F. aux présidents de clubs, 24 décembre 1898.

778.

Union vélocipédique des Ardennes, annuaire…, op. cit., p. 72. Sont prévus entre autres les records de 1 à 10 km, tous les kilomètres, de 25 km pupilles, d’1 km en montée, de Paris à Charleville…

779.

Cf. STUDENY C. : “ Le temps du record ”, in ARNAUD P. et GARRIER G. (sous la dir. de) : Jeux et sports dans l’histoire…, op. cit., t.II, pp. 131-145.

780.

L’Étoile cycliste, janvier 1896.

781.

Arch. dép. Charente, 4M 61, Statuts, modification novembre 1894.

782.

Arch. dép. Cantal, 59M, Statuts, décembre 1896. Ce type d’épreuve a été créé en 1896 par Tristan Bernard au vélodrome de la Seine. VIOLLETTE M. : Le cyclisme…, op. cit., p. 153. L’auteur ajoute à propos de cette innovation : “ Dépourvu de l’attrait du jeu, le sport cycliste est obligé de chercher dans ses propres ressources un élément d’attraction toujours nouveau, qui permette de tenir constamment en haleine la curiosité du public ”.

783.

RUFFIER Dr : “ Cinquante ans de cyclisme ”, art. cit., août 1936. L’auteur fait cette constatation à la suite du deuxième “ championnat de la médecine ” couru en 1896 à Paris et qui ne groupe qu’une trentaine de partants au lieu des deux cents concurrents de l’année précédente.

784.

Le président de la Société vélocipédique de la Ferté Bernard (Sarthe) estime que “ pour arriver au niveau des sociétés voisines, il nous faudra acquérir une machine de course pneumatique, propriété de la société et qui sera remise à son champion, M. Bareux qui saura porter haut et ferme le drapeau de la vieille cité fertoise ”. Le Pays fertois, 26 juin 1892.