1-3. Convivialité et solidarité extra-sportives.

1-3-1 Du siège social au cercle.

En dehors des activités sportives - promenades et compétitions - la convivialité a essentiellement pour cadre le théâtre des réunions, à savoir presque exclusivement un local dépendant d’un café ou d’un hôtel. En effet, parmi les 10% d’associations qui choisissent une autre localisation - la mairie ou la demeure du président 799 - pour abriter leur siège social, une bonne partie n’y tiennent pas leurs assemblées. C’est ainsi qu’en Vendée, le Vélo-sport des Moutiers ou le Véloce-club mortagnais, alors qu’ils ont comme domicile statutaire l’adresse du président, se réunissent, pour l’un au café des Cyclistes 800 , pour l’autre chez les cafetiers et hôteliers de la ville à tour de rôle 801 . Un même roulement se pratique aux Véloce-clubs de Cousolre 802 ou de Maubeuge 803 , dont le siège social est fixé à la mairie. Quant à la Société vélocipédique de St-Brieuc, qui, dans un souci de respectabilité, demande et obtient une vaste salle de réunion à l’Hôtel de ville, elle ne l’occupe que brièvement et préfère s’installer au premier étage du café Jouhaux 804 .

Les associations cyclistes privilégient les établissements renommés du centre ville, de préférence situés sur ‘“ les routes principalement fréquentées par les cyclistes ”’ ‘ 805 ’ - l’avenue de la grande armée à Paris, par exemple - ou en bordure des places centrales. C’est ainsi que ‘“ le Cycle catésien [Le Cateau] quitte la petite salle des dames Grésillon […] pour une grande salle du café de la place munie d’un balcon sur la Grand’ Place ”’ ‘ 806 ’ ‘.’ De plus l’Union vélocipédique de la Sarthe scelle en 1893 une plaque de marbre au balcon de son siège social en remplacement de l’écusson de toile précédemment installé 807 , la Roue cassée de Mouvaux exige du cafetier que le titre de la société soit ajouté comme deuxième enseigne 808 , l’inscription “ Cercle du Véloce-club ” barre la façade du café Jeanneau où se réunit le Véloce-club de Beaufort-en-Vallée (cf. Figure 13). Les cyclistes en société s’affichent au cœur de la localité et affirment visuellement leur présence.

Quelques groupements s’engagent par bail auprès de propriétaires. Pour 150F., le Véloce-club yvetotais ‘loue “ une grande salle située dans les dépendances de l’hôtel du Lion d’Or [avec] une grande table et un poêle, en outre le bailleur fournira des chaises ou banquettes en quantité suffisante à chaque réunion’  ” 809 . Le Vélo-club d’Annecy partage avec le Club alpin et la société nautique les 400F. que coûtent ‘“ une grande salle et un salon contenant quatre grands placards pouvant servir de bibliothèque et un lavabo et un porte-voix faisant communiquer les salles avec le café de la Porte ”’ ‘ 810 ’ ‘.’ Toutefois les locaux sont le plus souvent mis gracieusement à disposition contre le service des consommations, les sociétés profitant de la concurrence que se livrent les cafetiers 811 .

Dans les grandes villes, comme à Marseille pour laquelle nous disposons de sources précises - la demande d’autorisation enclenche une enquête de police portant entre autres sur les caractéristiques du lieu de réunions afin de vérifier qu’il ne masque pas une salle de jeux - le siège social différencie clairement les associations. Celles à recrutement plus populaire se satisfont, dans des estaminets de quartier, de pièces parfois exiguës - ‘“ 5m² séparés par un double-rideau de la grande salle du café ”’ 812 , pour Marseille-vélo - qu’elles n’occupent qu’un soir par semaine sans bourse délier. La Société vélocipédique des Bouches-du-Rhône, plus huppée, dispose par contre à son gré, près du centre - le long du cours Belzunce - de deux salles respectivement de 85 et 17m² en échange d’un paiement annuel de 240F 813 . La Réunion des membres de Marseille du Touring club de France engage même 900F. pour un vestibule, une salle de billard avec piano, une salle de consommation et une bibliothèque 814 . Le lieu de réunion se mue alors en véritable cercle ‘avec “ un certain nombre de biens de confort qu’il était plus commode d’avoir de façon collective que de façon individuelle’  ” 815 .

Ces “ biens de confort ” incluent parfois un garage que le Club des cyclistes de Nantes dote d’un gardien auquel les membres peuvent confier le nettoyage et l’entretien de leur machine. De plus cette ‘“ vaste remise communique avec un vestiaire qui est, par son installation intérieure, le dernier mot du raffinement désiré par un cycliste ”’ ‘ 816 ’ ‘.’

Pourtant nous sommes encore bien loin des hôtels particuliers que possèdent les clubs sélects de la capitale, à proximité du Bois de Boulogne. Le local “ merveilleux ” de l’Omnium, rue Spontini, renferme salons de réception, salle de bar au rez-de-chaussée, ‘“ installation unique de douche, de massage, de bains ”’ au premier étage et une salle de boxe et d’escrime au second 817 . Le même luxe règne dans le “ petit château Louis XV qu’encadre un parc verdoyant ” où siège, rue de la Ferme, l’Artistic club 818 . C’est dans un tel cadre que M. Leblanc place le début de Voici des ailes avec grooms, valets de pied, pavillon réservé aux dames, garage… 819 Le sport y laisse la place au goût de la représentation.

‘“ Les événements parisiens font les frais des conversations […] La bicyclette est plutôt le prétexte que la raison d’être de l’Artistic. Tous ses membres en font, mais individuellement : il y a bien une fois par semaine une balade matinale, mais cette balade dépasse rarement Saint-Cloud, et le grand tourisme avec les joies de la route est peu connu à l’Artistic. On est si bien d’ailleurs sur les fauteuils du jardin dont les arbres sont si verts, et la cuisine du cercle est si agréable qu’on ne voit pas pourquoi les membres de ce club si confortable iraient manger la poussière des routes, secouées par le vent, et les ratas des gargottes de banlieue, chères aux cyclistes du dimanche ” 820 . ’
Figure 13. : Le siège social du Véloce-club de Beaufort-en-vallée (Maine-et-Loire).

In GILBERT C. : Autrefois l’Anjou, Tours, La Nouvelle République, p. 109.

Figure 14. : Le bar de l’Artistic cycle-club.

In La Bicyclette, 27 mai 1897.

‘“ Tous les jeudis, et souvent les autres soirs, on improvise de petites sauteries intimes, cependant que les Tziganes
font rage sur leur cymbalum ou, au contraire, caressent d’une main experte leurs plus languissantes czardas ” 821 .’

La conversion de ces sociétés - elles n’ont plus de vélocipédique que le nom - en authentiques cercles n’échappe pas au fisc qui, en 1897, leur réclame la taxe de 20 % du montant des cotisations, prévue par la loi du 16 septembre 1871, mais dont avaient été exemptés trois ans plus tard - loi du 5 août 1874 - les groupements sportifs “ sous condition de ne pas avoir de réunions quotidiennes ” 822 . Les interventions d’une commission de protestation composée de membres influents - hommes politiques, directeurs de journaux - des grands clubs repoussent la menace et permettent dorénavant à toutes les associations sportives de pouvoir s’assembler quotidiennement sans crainte d’être imposées 823 .

Quoiqu’il en soit de sa taille, de son confort, le siège social devient le lieu d’une sociabilité plus nourrie que précédemment. Au minimum une fois par semaine, les adhérents ont le loisir de s’y rencontrer pour discuter des affaires du club, des promenades ou des courses à venir ainsi que d’y prendre connaissance des journaux et revues vélocipédiques auxquels s’abonnent la plupart des sociétés.

La présence d’une véritable bibliothèque avec livres, cartes, guides et itinéraires est par contre moins fréquente. Les trois cents volumes que renferme celle du Club des cyclistes ardennais 824 ou de la Société vélocipédique du Loiret 825 tiennent de l’exception. De même, en dépit des multiples sujets possibles - exposés techniques, cours de topographie, récits de voyages - les conférences sont très peu fréquentes, voire inexistantes dans une majorité de sociétés. Pas plus que dans leurs sorties touristiques, les cyclistes associatifs ne se soucient d’ajouter une dimension “ savante ” à leurs réunions. L’absence ou la faible présence d’ “ intellectuels ” corrobore en partie - l’aspect financier ne doit pas être exclu - les difficultés que connaissent les bulletins de clubs à se maintenir longtemps, faute d’auteurs.

Les sociétaires sont hommes plus pratiques. Ils peuvent emprunter au local du Touring-club de Valence des “ altimètres, des compteurs kilométriques ” 826 , utiliser une “ pompe à pneumatique ” à celui du Véloce-club de Tours 827 , voire s’entraîner sur home-trainer au café Gil, siège du Véloce-club béarnais 828 . Ici la décoration, à base d’affiches publicitaires de marques de cycles ou de réunions de courses, et l’annonce des principales nouvelles parvenues par télégramme 829 , là le dépôt de “ catalogues illustrés… des meilleures marques ” et “ un tableau indiquant les bonnes occasions ” 830 contribuent à accentuer l’atmosphère vélocipédique de cette convivialité.

Le siège social est aussi le lieu d’une sociabilité de type plus traditionnel à base de jeux d’intérieur. Les statuts de la société lilloise Les Copains portent l’organisation de concours de piquet 831 , le Cyclophile lyonnais prévoit au cours du mois de mars 1898 un concours de billard, une soirée intime, un concours de jacquet, d’échecs et de dames 832 , simples exemples d’activités communément répandues au sein des véloce-clubs. Bien que les statuts stipulent obligatoirement l’interdiction des jeux d’argent tels que “ baccara, lansquenet, trente et un, chemin de fer, roulette, tour du monde… ”, que les autorités veillent à ce que les salles des sociétés ne communiquent pas avec celles des cafés, vérifient qu’aucun meuble ne peut laisser supposer que le local deviendra un tripot et que n’existe ni judas ni sonnerie d’avertissement destinés à déjouer une descente de police, le jeu gangrène certaines sociétés, surtout méridionales, s’il faut en croire les documents d’archives 833 .

Notes
799.

Sur 156 sièges sociaux repérés dans les statuts de huit départements (Hérault, Indre-et-Loire, Jura, Lot, Mayenne, Nord, Vaucluse et Vendée), 135 sont des cafés ou hôtels (86,5%), 14 des salles municipales (9%) et 7 des habitations de présidents (4,5%). À noter que certaines préfectures refusent, afin de ne pas lier les mains des maires, que soit porté l’Hôtel de ville en tant que siège social et préconisent le domicile du président “ ce qui n’empêchera pas du reste les membres de la société de tenir leurs réunions dans une des salles de la mairie, au cas où la municipalité en mettrait une à leur disposition, à cet effet ”. C’est ce qui advient pour la Jeune Hirondelle de Retz dont la demande d’autorisation est assortie de la remarque suivante du conseil d’arrondissement : “ le choix de la mairie comme siège social est peu approprié à cause d’un cours d’adultes qui s’y tient pendant les soirées d’hiver. Une société de ce genre peut occasionner des dérangements préjudiciables tant au fonctionnement régulier de ces cours, qu’à celui des classes elles-mêmes ”. Arch. dép. Loire-Atlantique, 1M 1105, Statuts, mars 1898.

800.

Arch. dép. Vendée, 4M 124, Statuts, août 1896.

801.

Ibid., mai 1896.

802.

Arch. dép. Nord, M 222/164, Statuts, avril 1896.

803.

Arch. dép. Nord, M 222/1864, Statuts, mai 1896.

804.

GENDRY E. : “ Histoire d’un club… ”, art. cit., 7 septembre 1893. L’auteur indique : “ Les plus corrects des nôtres avaient déclaré qu’un siège social dans un café n’était pas à sa place ”.

805.

Arch. dép. Haute-Savoie, 4M 47, Assemblée générale du Vélo-club d’Annemasse, 6 janvier 1898.

806.

La Pédale amusante, 20 avril 1895.

807.

L’Union vélocipédique de la Sarthe, mai 1893.

808.

Arch. dép. Nord, M 222/1886, Statuts, février 1898.

809.

Arch. dép. Seine-Maritime, 4M 479, Bail signé entre M. Beaucourt, maître d’hôtel et le Véloce-club yvetotais, 10 décembre 1891.

810.

Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 2, Lettre du Vélo-club d’Annecy, le 20 mars 1899 aux présidents de la Ligue de l’Enseignement populaire et de la Chambre syndicale des entrepreneurs leur proposant de remplacer le Club alpin qui se retire de la location. La Chambre syndicale donne une suite favorable.

811.

L’Union cycliste moliéraine quitte ainsi une salle grevée d’un loyer de 30F. par an pour une que lui propose gratuitement un autre limonadier Arch. dép. Tarn-et-Garonne, 4M 552, Demande d’autorisation de changement de siège social, Lettre au préfet, 13 juin 1899.

812.

Arch. dép. Bouches-du-Rhône, 4M 808, juillet 1897.

813.

Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, 4M 862, mars 1894.

814.

Arch. dép. Bouches-du-Rhône, 4M 858, avril 1896 et annexe doc. B 1 : Plan du siège social de la Réunion des membres de Marseille du T. C. F.

815.

AGULHON M. : “  Vers une histoire des associations ”, Esprit, avr.-juin 1978, pp. 13-18, p. 16.

816.

CHÉRIÉ A. et M. : Annuaire général…, op. cit., p. 307. L’utilisation de la remise et de ses services est assortie d’un règlement très précis. Cf. annexe doc. B : Club des cyclistes de Nantes, règlement de la remise, extraits (novembre 1892).

817.

Le Vélo, 9 mai 1896.

818.

Ibid., 30 mai, 1896.

819.

LEBLANC M. : Voici des ailes, Paris, Ollendorf, 1898, réimpr. par Éd. Phébus, 1999.

820.

La Bicyclette, 27 mai 1897.

821.

RÉGAMEY F. : Vélocipédie et automobilisme, op. cit., p. 169.

822.

L’exemption qui en 1871 ne concernait que les sociétés philanthropiques, scientifiques, littéraires, agricoles ou musicales est étendue à celles “ ayant pour objet des jeux d’adresse ou des exercices spéciaux, tels que chasse, sport nautique, gymnastique, jeu de paume, jeux de boules, de tir au fusil, au pistolet, à l’arbalète etc. ”. Cf. SAY L.(sous la dir. de) : Dictionnaire des finances…, op. cit., pp. 902-905.

823.

La nouvelle disposition est votée à la Chambre le 9 mars 1898 sur proposition du député Descubes, membre de l’Artistic-club.

824.

Le Vélo, 30 janvier 1896.

825.

Annuaire du Loiret, op. cit., 1897, p. 229.

826.

Arch. mun. Valence, 3R 9/1, Règlement intérieur, novembre 1894.

827.

Revue des sociétés sportives du centre et de l’ouest, 16 mai 1895.

828.

DESCAMPS D. : La vie sportive à Pau…, op. cit., p. 123. En plus de son siège social, café Gil, le Véloce-club béarnais dispose depuis 1890 d’un chalet avec salle de réunion à proximité de son vélodrome.

829.

Mentions concernant l’Union vélocipédique de la Sarthe. La Sarthe, 23 janvier 1894 et L’Étoile cycliste, février 1897.

830.

Arch. dép. Savoie, M 763, Modification aux statuts du Vélo-club de Chambéry, mai 1889.

831.

Arch. dép. Nord M/1764, Statuts, septembre 1897.

832.

Lyon-Sport, 11 février 1898.

833.

À Bordeaux sont dissous le Club vélo girondin en février 1899 et le Club des cyclistes bordelais en avril de la même année (Arch. dép. Gironde, 1R 106). À Cavaillon où “ le mauvais vouloir d’un commissaire de police ” a fait de la ville un lieu où “ le jeu est fréquemment présent dans les sociétés ” (Arch. dép. Vaucluse, 4M 95, Lettre du procureur au préfet, 13 février 1895), le Vélo touriste cavaillonnais, sous le coup d’une dénonciation, préfère arrêter toute activité en décembre 1896 pour couper court aux poursuites (Arch. dép. Vaucluse, 4M 95). Le phénomène n’est pas particulier aux associations vélocipédiques puisqu’entre 1858 et 1901, 83 à 94 cercles au moins sont fermés par décision administrative à Marseille où les enquêtes de police sont très méticuleuses. KAERCHER L. : Cercles et sociétés à Marseille (1852-1885), Thèse dactylographiée, Marseille, 1986.