2-2-4 La reconnaissance des autorités municipales.

Les débats relatifs aux demandes de subvention montrent une évolution dans les sentiments des édiles vis à vis des sociétés par rapport à la période précédente. 

Même si les commissions des finances s’inquiètent parfois d’être assaillies de sollicitations émanant de diverses associations, des appréciations favorables concluent très souvent l’examen des requêtes des véloce-clubs. Ainsi, la municipalité troyenne donne son accord en 1897, considérant que ‘“ la bicyclette est devenue d’un usage général, qu’elle est employée utilement par les particuliers, les commerçants, les industriels, que d’autre part elle est appelée à rendre de grands services dans les opérations militaires ; qu’il y a lieu d’encourager le perfectionnement de cet instrument ”’ ‘ 979 ’ ‘.’ Ces considérations sur les bienfaits utilitaires et les applications militaires de la bicyclette reviennent fréquemment, mais maires et conseillers sont également sensibles au ‘“ but moralisateur des promenades en groupe et des courses qui éloignent les jeunes du café ”’ ‘ 980 ’ ‘,’ à l’aide apportée aux fêtes de bienfaisance ou patriotiques, aux recettes que génère l’afflux d’étrangers dans la ville lors des courses, aux efforts financiers consentis par les sociétés, par exemple lors de la construction d’un vélodrome 981 . Ce faisant, les élus reprennent les arguments avancés par les sociétés, toutefois, il en est un qu’ils ne mentionnent jamais : la subvention, juste retour des choses sur les ressources que tire la localité de la perception de la taxe imposée aux vélocipèdes.

La transformation de l’état d’esprit des équipes municipales se traduit par des allocations revues à la hausse. Celle du Véloce-club d’Angers passe de 700 à 1000F 982 . en 1888, le Véloce-club montalbanais gratifié de 100F. en 1891, reçoit 300F. en 1893 puis 500F. en 1896 983 , les 200F. attribués en 1891 au Véloce-club castrais deviennent 450F. en 1895, date à laquelle la même somme est allouée à la société concurrente, la Pédale castraise 984 . Au-delà de ces exemples, les montants les plus fréquemment votés varient entre 300 et 500F.. Toutefois, trois remarques tempèrent ce constat positif. Premièrement certaines assemblées n’octroient que des médailles ou des sommes minimes de 50 ou 100F.. Ensuite les aides ne sont pas reconduites automatiquement d’année en année. Elles sont toujours subordonnées à l’organisation d’une fête ou d’une course. Aussi la demande du président du Véloce-club brestois en 1898 d’inscrire la somme de 500F. que reçoit habituellement sa société sous la rubrique “ subvention ” et non plus sous celle “ aide aux courses ” est-elle repoussée 985 . Et le Véloce-club bordelais a beau rappeler qu’il met sur pied des conférences de vélocipédie militaire et qu’il soutient la ligue nationale d’éducation physique, la municipalité refuse la subvention annuelle demandée 986 . Enfin, les sociétés vélocipédiques font toujours figure de parents pauvres par rapport aux associations de gymnastique qui peuvent prétendre à des aides plus élevées et surtout pérennes, à l’octroi d’un local ou à des facilités d’encadrement 987 . De même les véloce-clubs sont loin de recevoir les sommes accordées à certaines sociétés fréquentées par le High-life. À Pau, en 1896, alors que le Véloce-club béarnais n’a que des aides ponctuelles, sont subventionnées à hauteur de 25 000F. la Société d’encouragement, de 3000F. le Trotting-club béarnais, de 2000F. la Société des cross-country hippiques, de 10 000F. la Société des chasses à courre et de 1000F. la Société de Polo 988 . S’il est difficile de parler à l’époque de politique sportive municipale 989 , il l’est donc encore plus à s’en tenir au seul cyclisme. Et les interventions des maires pour obtenir la participation d’une musique militaire ou un prix d’un ministre, voire du président de la République, ne peuvent pas en tenir lieu, pas plus que le prêt de matériel de fêtes.

La ville de Paris fait exception à cette absence de perspectives à long terme, du moins en ce qui concerne l’édification d’enceintes vélocipédiques. Dès 1889, elle accorde à la Ligue nationale de l’éducation physique le terrain de Madrid situé dans le Bois de Boulogne et y fait tracer une piste de 527 mètres avec virages plats. Mais cette dernière, de conception défectueuse, se détériore rapidement et elle sera d’autant moins utilisée que la Ligue, à laquelle elle est concédée, n’accorde que parcimonieusement les autorisations d’y donner des réunions 990 . Une seconde piste voit le jour en 1891 sous l’impulsion de la municipalité parisienne. Située au Champ de Mars, elle est de peu de secours pour les sociétés vélocipédiques car, d’accès libre, “ en quelques semaines, de médiocre, elle est devenue détestable comme sol et dangereuse ” 991 . En fait le premier vélodrome municipal parisien, un anneau de 400 mètres en ciment construit dans le bois de Vincennes, est inauguré le 28 avril 1895. Le Guidon vélocipédique parisien est à l’origine de l’idée en 1892. Il rallie ensuite à sa cause d’autres véloce-clubs et forme avec eux une “ commission d’initiatives et d’études ” qui recueille sept mille signatures en faveur de la création d’une piste permanente. Le conseil de Paris, interpellé, émet un vote favorable avec ouverture d’un crédit de 68 000F. en mars 1893, en mêlant raisons eugéniques, économiques et sociales. Les élus parisiens considèrent en effet qu’il est nécessaire d’encourager le sport vélocipédique utile au ‘“ développement physique de notre race’  ” et au soutien de l’activité industrielle et commerciale. De plus, cette “ piste modèle, municipale, indépendante ” permettra d’animer la partie est de la ville “ si déshéritée au point de vue des attractions populaires ” 992 . Le règlement du nouvel anneau privilégie les cyclistes associatifs, leur accordant un tarif réduit et réservant le dimanche aux sociétés qui désirent y organiser des courses 993 . En dehors de Paris, un vélodrome municipal fonctionne à Beaucaire 994 . Le statut de celui de la Tête d’Or à Lyon est assez ambigu, du moins à ses débuts. Inauguré à l’occasion de l’Exposition internationale et universelle, le 5 mai 1894, soit six mois après celui dit de “ Génas ” à Villeurbanne 995 , il résulte de la pression des associations vélocipédiques de la ville, de l’implication des édiles qui établissent le projet et lancent les adjudications et d’un financement essentiellement privé 996 . Ensuite, après qu’en 1895 de nouvelles interventions des véloce-clubs ont dissuadé la municipalité de le démolir, celle-ci en assume la charge et en concède l’exploitation à des entrepreneurs privés. Le traité qui lie ces derniers à la ville les oblige, en plus du versement d’une redevance, à en assurer l’entretien et, sur l’exemple parisien dont se sont inspirés les Lyonnais, à pratiquer des prix préférentiels aux membres de clubs et à accueillir les sociétés pour leurs courses 997 . À notre connaissance, aucun autre vélodrome municipal ne fonctionne dans les années 1890. Ailleurs, les municipalités, souvent sollicitées lors des projets de construction, n’interviennent pas sauf quelques unes qui accordent une subvention ou mettent à disposition un terrain contre un loyer modique.

Hormis les questions d’ordre sportif et festif, les relations entre les cyclistes associatifs et les assemblées municipales concernent essentiellement la circulation des deux-roues. Jusqu’en février 1896, c’est-à-dire jusqu’à la parution de l’arrêté réglementant nationalement la circulation des vélocipèdes sur les voies publiques 998 , les sociétés proposent des adaptations aux divers règlements locaux 999 . Sinon les requêtes s’appliquent à l’amélioration de la qualité des voies avec parfois des demandes d’établissement de trottoirs cyclables 1000 . Lors de ces diverses interventions, les véloce-clubs se présentent comme les porte-parole de l’ensemble des pratiquants, ce que ne contestent pas les municipalités. L’intégration des cyclistes associatifs au sein de la localité va jusqu’à en faire un groupe de pression.

À considérer l’ensemble des initiatives qu’elles prennent au temps de “ l’âge d’or ”, les sociétés vélocipédiques ne se bornent pas à se laisser porter par le courant favorable à la bicyclette qui irrigue alors le corps social, elles essaient de le renforcer et de le canaliser à leur profit.

Le volet à finalité interne de cette stratégie ne néglige ni le tourisme ni la compétition. Les clubs s’ouvrent résolument aux promenades et excursions et stimulent beaucoup plus qu’auparavant l’émulation sportive entre leurs adhérents par l’organisation de championnats ou autres courses à eux réservées. Si, en filigrane de ces dispositions s’entrevoit la quête de relations plus fraternelles, le désir de souder l’association transparaît surtout hors du champ sportif. Le siège social devient un véritable cercle, lieu de rencontres fréquentes. De plus l’institutionnalisation des banquets et autres fêtes intimes rapprochent les adhérents dans une convivialité élargie.

Devenues plus actives, et donc plus attractives, les sociétés se soucient également d’améliorer leur positionnement au cœur de l’environnement local. Des contacts plus étroits noués avec les autres acteurs associatifs les intègrent intimement à la cité, des mises en spectacle renouvelées de l’activité, afin de contrer l’influence d’autres promoteurs, attirent un public nombreux et divers, l’édification fréquente de véritables vélodromes les parent de l’aura de la modernité. Autant d’éléments qui amènent le soutien de personnalités en vue et l’aide financière d’autorités municipales bien plus généreuses à leur égard que par le passé.

Maintes villes et quelques bourgs disposent ainsi d’un véloce-club dynamique dont l’ancrage dans le milieu local demande à être équilibré par l’adhésion à un groupement fédéral.

Notes
979.

Arch. mun. Troyes, R 905, Subvention au Véloce-club troyen, 1897.

980.

Arch. mun. Brest, R 14, Subvention au Véloce-club brestois, 1895.

981.

À Avignon, la municipalité prend en compte qu’Avignon-vélo va affecter une somme de 10 000F. à l’aménagement d’un vélodrome dans l’île de la Barthelasse. Arch. mun. Avignon, Registre des délibérations du conseil municipal, 1891, p. 304.

982.

Arch. mun. Angers, Registre de délibérations du conseil municipal, 18 décembre 1888.

983.

Arch. dép. Tarn-et-Garonne, O 443, Comptes administratifs de la ville de Montauban.

984.

Arch. mun. Castres, Registre des délibérations du conseil municipal, 1891, 1896.

985.

Arch. mun. Brest, Registre de délibérations du conseil municipal, 1898.

986.

Arch. mun. Bordeaux, 1817 R 10, Lettre au maire, 8 février 1889. Le Véloce-club bordelais formule cette demande alors qu’il connaît des difficultés financières qui l’ont obligé à se constituer en société civile au capital de 10 000F., partagé en cent actions. La subvention servirait à couvrir les 800F. que le véloce-club paie à la ville pour la location d’un terrain qui leur sert de piste d’entraînement.

987.

Cf. pour l’Union sarthoise au Mans, POYER A. : Les débuts du sport en Sarthe…, op. cit., pp. 48-49 et POYER A. : “ Les activités physiques… ”, art. cit., p. 190.

988.

DESCAMPS D. : La vie sportive à Pau…, op. cit., annexe : tableau des subventions.

989.

CF. ARNAUD P. : “ Genèse des politiques sportives, le cas français ”, Revue juridique et économique du sport, n° 48, septembre 1998, pp. 95-1.

990.

Les Sports athlétiques, 16 avril 1892. Cf. également LEBECQ P.A. : Paschal Grousset…, op. cit., p. 203 et pp. 223-225.

991.

Les Sports athlétiques, 16 avril 1892.

992.

Rapport imprimé du conseiller municipal parisien Caumeau, 23 mars 1893. Arch. mun. Charenton, 3R 3.

993.

Le 4 mars 1895, le conseil municipal de Paris adopte le règlement et ouvre un crédit annuel de 9000 F. pour frais de surveillance – un emploi de gardien est créé – et d’entretien. Les membres des sociétés vélocipédiques paient “ la permission annuelle ” 20F. au lieu de 25F. La rétribution versée par les sociétés pour faire courir leurs épreuves est de 10F. le dimanche matin et de 25F. le dimanche après-midi. Arch. mun. Lyon, 485WP 8. La municipalité de Lyon semble avoir demandé à celle de Paris de lui faire parvenir les divers documents concernant la piste de Vincennes.

994.

MARTIN M. : Grande enquête…, op. cit., p. 168. Il “ est bien situé ” et sa piste en terre est dotée de virages en bois.

995.

Cf. BAZIN G. : “ Le vélodrome de Génas ou vélodrome de Lyon ”, Rive gauche, mars 1977, pp. 21-24. Ce vélodrome est, lui, totalement privé.

996.

Cf. DUMONS B., POLLET G., BERJAT M. : Naissance du sport moderne..., op. cit., pp. 66-67.

997.

PÉRIER T. : Les premiers temps…, op. cit., pp. 50-56 et Arch. mun. Lyon, 485WP 8. Autre similitude entre la Tête d’Or et Vincennes : le terrain est mis à la disposition des écoles communales le jeudi.

998.

Le modèle d’arrêté est expédié aux préfets le 22 février 1896 conjointement par le ministère de l’Intérieur et celui des Travaux publics, pour publication dans leurs départements respectifs à la date du 29 février. Cf. Annexe doc. B 6 : Réglementation de la circulation des vélocipèdes sur les voies publiques.

999.

Le président du Club des cyclistes de Nantes demande en 1892 des modifications au règlement en vigueur. Arch. mun. Nantes, R 3 2/4, Lettre au maire, 21 novembre 1892. Le 4 décembre 1894, Le Vélo recense 8 arrêtés préfectoraux et 189 arrêtés municipaux.

1000.

Le Vélo-club de l’Hérault, afin de rendre un grand service aux cyclistes “  obligés jusqu’à présent d’enfoncer dans la boue ou de se perdre dans les ornières ”, étudie “ l’établissement d’un trottoir cyclable de Montpellier au pont de Castelnau ”. La Vie montpelliéraine, 9 novembre 1898.