2-2. Essor au T.C.F. et dans une moindre mesure à l’U.S.F.S.A.

Les succès du T.C.F. se lisent d’abord dans les chiffres. L’effectif continue à progresser, vigoureusement en 1896 - près de 25 000 candidatures - un peu plus lentement par la suite, mais en 1899 ce sont encore 13 000 candidats qui se présentent 1090 . Ce qui fait que les 25 000 adhérents recensés à la fin de 1895 deviennent près de 50 000 en 1896 et sont plus de 70 000 en 1899 1091 . La marche en avant du Touring-club n’a donc pas été entravée par les remous nés du désir de certains sociétaires, surtout marseillais 1092 , de transformer l’association d’individualités en une fédération de groupements régionaux. A. Ballif préfère alors perdre quelques adhérents plutôt que d’abandonner les principes de l’unité de direction et de la centralisation qu’il réaffirme avec force. ‘“ Une seule main doit tenir le gouvernail ; qu’elle soit laborieuse et dévouée, c’est tout ce qu’il faut demander. […] Si la province est le corps et le cœur de la nation, Paris n’en est-il pas la tête et le cerveau, et se peut-il que la pensée directrice émane d’ailleurs ? ”’ 1093

En corollaire de l’essor de ses adhérents, les fonds disponibles s’élèvent. De 1895 à 1899, les recettes croissent de 173 000 à 658 000F. et le compte de réserve de 16 000 à 100 000F. Toutes les dépenses progressent également et surtout celles affectées aux actions d’intérêt général qui dépassent les 90 000F. en 1899. À la fin de 1897 sont déjà réalisés 300 kilomètres de bas-côtés cyclables, installés 1210 poteaux de signalisation et 205 postes de secours. Au cours de l’année ont été distribués 1800 F. de gratifications à des cantonniers ou gardiens de passage à niveau zélés. Le Touring-club fonde en 1898 “  une caisse de secours immédiats aux cantonniers blessés ou malades, à leurs veuves et à leurs orphelins ” et débourse de ce fait 11 000F. en 1899. En même temps se poursuit la parution de cartes et d’itinéraires, s’accroît le nombre de pages de la revue, se précisent les renseignements de l’annuaire surtout au niveau des hôtels. Tout cela au profit non des seuls cyclistes mais, comme le souligne A. Ballif, de “ tous les usagers de la route […], les piétons, les cavaliers, les voituristes, tout ce qui se sert de la route, c’est-à-dire tout le monde ” 1094 .

Les voyages scolaires à bicyclette lancés en 1895 par L. Etevenon, surveillant général de l’école Jean-Baptiste Say, eurent par contre des difficultés à s’imposer. Calqué sur les caravanes scolaires du C.A.F. 1095 , ce ‘“ préceptorat sur route ” vise à “ mettre au service de l’intelligence des organes souples et obéissants […], à aller à la recherche de la connaissance […], à initier à la vie intime des provinces parcourues […], à comprendre la puissance de cette association qui prépare pour la patrie, en la faisant connaître, des hommes unis et forts ”’ ‘ 1096 ’ ‘.’ Ces objectifs hygiéniques, pédagogiques et patriotiques ne suffisent pas à dynamiser l’institution pas plus que la fondation de bourses à partir de 1899 1097 . Cette année-là l’expédition ne compte que douze membres dont huit boursiers.

La multiplication et la répartition sociale des membres d’honneur de la société sont révélatrices d’une notoriété accrue. En 1899, le Touring-club, toujours sous la haute protection du président de la République Félix Faure, et sous la double présidence d’honneur du général Henrion-Berthier, maire de Neuilly, et du docteur Just- Championnière, chirurgien de l’hôpital Beaujon, compte 28 membres d’honneur : d’une part 16 Français dont 14 occupant ou ayant occupé des fonctions de député, sénateur, ministre ou président de la République et d’autre part 12 étrangers parmi lesquels les rois de Belgique, du Portugal, de Serbie, le prince de Galles, le grand duc Boris, le prince de Monaco… Quant aux administrateurs - membres du conseil d’administration, du comité de contentieux ou du comité technique - ils se recrutent essentiellement au sein des fonctionnaires supérieurs, des professeurs et des “ capacités ” : avocats, médecins, ingénieurs des mines et des ponts et chaussées 1098 … De plus à partir de 1897, les assemblées générales sont présidées par un ministre 1099 assurément sensible aux envolées de patriotisme touristique d’Abel Ballif :

‘“ S’il est un cas où le chauvinisme puisse être loué, c’est assurément celui-ci. L’amour de notre pays doit être la base de tous nos projets. […] Rien ne vaut la France, tout s’y trouve : torrents, fleuves majestueux, montagnes, gorges sévères, vertes campagnes, forêts ombreuses, sites pittoresques et grandioses. […] Pourquoi donc aller à l’étranger chercher ce que nous avons chez nous ! Restons en France, Messieurs, et laissons-y notre argent ! ” 1100

Comparé au bilan du T.C.F. à peine entaché de quelques zones d’ombre, celui de la fédération amateur laisse apparaître certaines faiblesses, même si “ la dégringolade de l’U.V.F. a fourni à l’U.S.F.S.A. l’occasion d’affirmer sa puissance ” 1101 .

En trois ans (1895 à 1898), les groupements cyclistes amateurs triplent, passant de 40 à 112 dont 60% (71) sont des sections de clubs multisports, donc des structures qui génèrent plus difficilement autour d’elles une véritable dynamique, obligées qu’elles sont de s’insérer d’abord dans la politique d’ensemble du club, politique le plus souvent axée sur la promotion des sports athlétiques.

Au total en 1898, le “ bataillon sacré ” compte de 4500 à 5200 cyclistes : 2358 appartenant à des sociétés spécifiques 1102 et 2200 à 2900 à des sections de clubs 1103 . Pour les premières, l’effectif moyen de 57 membres , identique à ce qu’il était en 1892 1104 , ne révèle pas un fort prosélytisme propre à chaque association et ce niveau masque des disparités importantes entre sociétés. Ainsi, quand en 1898 quatorze comptent au moins 50 membres - six en totalisent plus de 100 - vingt-cinq n’atteignent pas ce seuil et onze ne dépassent pas 30 membres. L’influence de ces petites entités est forcément restreinte. Face à ce problème, certaines fusionnent. Les Sports athlétiques annoncent plusieurs ententes en 1897 dont une en août concerne trois clubs parisiens. La revue encourage le mouvement et pousse les sociétés à “ réunir leurs forces et leur activité pour devenir plus puissantes, plus prospères ” 1105 .

Les regroupements, mais aussi les disparitions pures et simples, dessinent un paysage changeant, instable. Des onze sociétés spécifiques qui existaient en 1895, six ont disparu en 1898. Ainsi l’édifice cycliste de l’U.S.F.S.A. ne se consolide pas par ajouts répétés de sociétés pérennes, il est constitué d’un noyau stable de quelques associations (A.V.A., Association vélocipédique internationale : A.V.I., Cycle routier, Amiens cycle…) autour duquel gravite une succession de clubs éphémères. Par ailleurs, l’essor du “ bataillon sacré ” n’induit pas un réel rééquilibrage de l’audience géographique. Les comités régionaux dont l’institution remonte à 1894, s’implantent lentement 1106 et quand 18 départements comptent au moins une association, la région parisienne en concentre toujours les deux-tiers (76 sur 112). La discontinuité de l’occupation de l’espace français mise en lumière par Pierre Arnaud pour l’ensemble de l’Union 1107 est encore accentuée lorsqu’on isole l’activité cycliste (cf. carte 14). En 1898, le désert associatif a la forme d’un “ x ” au centre surdimensionné (le Massif Central) et dont les quatre branches gagnent la Bretagne, le nord-est, le sud des Alpes et les Pyrénées. Il couvre ainsi les zones les plus rurales du territoire. D’ailleurs les petites villes échappent presque totalement au phénomène unioniste, les simples communes totalement. 24 des 36 groupements provinciaux de 1898 appartiennent à des chefs-lieux de départements 1108 .

La diffusion sociale est tout aussi contrastée. Le cyclisme unioniste reproduit initialement le modèle de propagation des autres activités de l’U.S.F.S.A. : des lycéens aux membres adultes de la catégorie sociale aisée à laquelle ils appartiennent. L’accession de L. P. Reichel à la présidence de l’A.V.A. que son fils Frantz a cofondée, en est le symbole. Aux alentours de 1895 l’assise sociale du “ bataillon sacré ” commence à s’élargir aux employés des magasins et corporations pour lesquels seront institués des challenges (cf. supra). G. de la Freté s’enthousiasme de la venue de “ ces jeunes gens de la couture, de la dentelle, de la bijouterie…, amateurs les plus indiscutables ” 1109 . Mais ce renfort ne concerne que “ l’aristocratie ” du monde des employés que l’éthique d’excellence a pu séduire pour marquer sa distinction. En outre l’osmose entre “ anciens ” et “ nouveaux ” est loin d’être totale. Les corporations et magasins conservent des structures indépendantes. Ils n’intègrent pas les instances dirigeantes de la fédération confisquées par les catégories les plus aisées et sont plutôt des supplétifs au pire, des alliés au mieux, que des partenaires à part entière.

Par contre l’Union n’arrive pas à attirer les catégories moyennes qui peuplent la plupart des sociétés vélocipédiques de province. Le vœu en 1892 d’un chroniqueur des Sports athlétiques : ‘“ Puissions-nous convaincre ces glorieux anciens qui en se ralliant à nous feront faire à la cause de l’amateurisme un pas en avant ”’ ‘ 1110 ’ ‘,’ ne se réalise pas. Pas plus que celui d’A. de Pallissaux qui espère encore en 1897 que “ la foule sera conquise et comprendra et l’Union et son œuvre ” 1111 . La petite et la moyenne bourgeoisie restent réticentes à l’amateurisme “ pur ”. Les quelques clubs de province anciens qui adhèrent à l’U.S.F.S.A., comme le Club vélocipédique d’Orléans ou le Véloce-sport nantais, le font en conservant, pour une partie d’ailleurs majoritaire de leurs membres, une section professionnelle.

Prolongement logique, l’essor du “ bataillon sacré ” transparaît au niveau des organisations, dont le nombre croît rapidement. En dix-sept mois - août 1895 à décembre 1896 - la commission de vélocipédie comptabilise 510 courses réparties entre 260 internes aux sociétés et 250 ouvertes à tous les Unionistes 1112 . L’essor concerne aussi bien les épreuves sur route (cf. supra) que celles sur piste. Un dimanche d’avril 1897, sur les pistes parisiennes, les grandes réunions d’amateurs, d’une part, professionnelles, d’autre part, voient s’affronter respectivement 221 et 127 concurrents 1113 . L’engouement du public suit. Les premières courses de l’A.V.A. disputées sur la piste de la Ligue nationale de l’éducation physique, devant quelques parents et amis, laissent la place à un public fourni aux vélodromes Buffalo, de la Seine ou du Parc des Princes.

Parallèlement les récompenses (objets d’art, médailles) augmentent en nombre et en valeur. L’A.V.A. offre 1500F. de prix à Paris-Dieppe en 1895, 2500F. deux ans plus tard, grâce au soutien de la presse (Journal des Sports, Écho de Paris), de la municipalité et du casino de Dieppe et de divers particuliers. Les vainqueurs glanent des objets d’art d’une valeur allant jusqu’à 500F.

Cette évolution allant vers une spectularisation grandissante entraîne en contre-partie une mutation de l’éthique. Les organisateurs doivent composer avec les donateurs. Les “ anciens ” s’émeuvent‘. “ Il n’y a plus de nos amateurs d’autrefois qui couraient pour la gloire ”,’ ils courent pour “ la  galette ” (l’argent) maintenant, s’insurge un publiciste 1114 . Une fissure va peu à peu s’élargir entre l’idéal traditionnel et la réalité des faits. Autre rançon de ces changements, l’amateurisme, de voie adoptée pour toute la carrière sportive, se transforme progressivement en une période probatoire avant, pour les meilleurs, de rejoindre le rang des professionnels. Les défections se multiplient. L’aspect financier n’est pas seul en cause, le goût du défi, de la compétition y participent également. ‘“ Il arrive un moment où l’amateur [est] las de lutter toujours avec les mêmes hommes ; au fur et à mesure que sa forme s’améliore, il se pousse davantage à la lutte et la recherche avec ardeur ’ écrit Paul Masson 1115 , vainqueur aux Jeux d’Athènes, pour justifier son passage parmi les professionnels. Cruelle réalité. L’amélioration évidente du niveau des amateurs, due à une émulation plus forte, à un entraînement plus poussé et concrétisée par des courses plus relevées, conduit, par le départ des meilleurs, à renforcer le sport professionnel.

Tout aussi inquiétant pour l’avenir de l’U.S.F.S.A. est la concurrence d’une nouvelle venue, la Fédération cycliste des amateurs français (F.C.A.F.) fondée, le 1er mars 1896, à l’initiative du docteur Paulin-Méry, député de Paris et président de la Société nationale de vélocipédie. Comme pour l’U.C.F., le Vélo ouvre largement ses colonnes à la F.C.A.F.. Le quotidien annonce les réunions préparatoires, en publie les comptes rendus ainsi que les statuts 1116 . Il insiste sur les adhésions des clubs à la nouvelle structure. Se qualifiant de défenseur d’un amateurisme “ libéral ”, elle supprime “ le professionnalisme par contact ”, c’est-à-dire qu’elle permet aux amateurs, à condition qu’ils ne touchent pas d’argent, d’affronter des professionnels et de leur servir d’entraîneurs. Hormis cette différence fondamentale, la F.C.A.F. se coule dans le modèle organisationnel de l’Union et copie ses challenges et courses sur route. En dépit du soutien sans faille du Vélo, de l’envoi d’un courrier aux principaux clubs français 1117 , la F.C.A.F. ne réussit à grouper qu’une vingtaine de sociétés essentiellement parisiennes.

Toutefois, cette irruption est lourde de conséquences par la nouvelle stratégie d’alliances qu’elle provoque. Face à leurs adversaires respectifs (U.C.F.et F.C.A.F.), l’U.V.F. et l’U.S.F.S.A. concluent un accord en octobre 1896. Les deux fédérations s’y partagent le sport cycliste : à la première les organisations professionnelles, à la seconde les compétitions amateurs. ‘“ En conséquence l’U.V.F. place ceux de ses membres qui désirent jouir de la qualité d’amateur sous les règlements et sous le contrôle de l’U.S.F.S.A. ”’ (article 3). L’I.C.A. cautionne cet accord et apporte ainsi aux deux signataires un soutien international décisif, particulièrement bien venu pour l’U.V.F. en phase de reconstruction.

Notes
1090.

Cf. Annexe stat. D 20 : Évolution des candidatures annuelles au T.C.F. (1891-1913) – Graphique.

1091.

Cf. Annexe stat. D 18 : Évolution du nombre d’adhérents au T.C.F. (1890-1913) – Graphique.

1092.

Le Journal des sports, 13 juillet 1897.

1093.

Revue du Touring-club de France, décembre 1897.

1094.

Revue du Touring-club de France, décembre 1899.

1095.

LEJEUNE D. : Les alpinistes…, op. cit., pp. 151-157.

1096.

Revue du Touring-club de France, février 1895.

1097.

Le Touring-club vote 3000F. pour les bourses et engage l’État, les municipalités, les groupements professionnels et ses membres à fonder d’autres bourses. L’appel ne sera pas entendu.

1098.

Annuaire du Touring-club de France, 1899, pp. 17-22. Sur 74 membres, 26 sont ingénieurs, 12 fonctionnaires supérieurs, 6 avocats, 4 enseignants, 3 médecins…

1099.

En 1897 préside M. Barthou, ministre de l’Intérieur, puis en 1898 et 1899, les ministres des Travaux publics, MM. Krantz et Baudin.

1100.

Revue du Touring-club de France, décembre 1896.

1101.

Le Vélo, 31 décembre 1895.

1102.

Ce total additionne les 2244 membres des 39 sociétés précisément recensées dans l’annuaire de 1898-1899 (57 membres en moyenne) et les 114 supposés (57x2) des 2 sociétés sans indication d’effectif.

1103.

Pour arriver à cette fourchette nous avons adopté la moyenne plausible de trente à quarante membres par section cycliste, sachant que le nombre moyen des adhérents des sociétés multisports est de 94 , répartis en deux ou trois sections.

1104.

À cette date, les trois sociétés spécifiques totalisent 171 membres. En 1895, la moyenne est très proche : 53 membres (526 membres pour dix sociétés).

1105.

Les Sports athlétiques, 26 juin 1897.

1106.

ARNAUD P. : “ L’Union des sociétés… ”, art. cit., pp. 296-299. En 1898, seul celui du sud-ouest (Bordeaux) dispose d’une commission de vélocipédie.

1107.

Ibid., pp. 307-310.

1108.

Les six villes françaises les plus peuplées, après Paris, (Marseille, Lyon, Bordeaux, Lille, Nantes et Toulouse) renferment 15 des 36 sociétés ou sections de province.

1109.

La Pédale amusante, 15 février 1896. Extrait d’un article intitulé : “ Dans la voie du succès ”.

1110.

Les Sports athlétiques, 2 janvier 1892.

1111.

La Bicyclette, 29 avril 1897.

1112.

Les Sports athlétiques, 17 avril 1897.

1113.

La Bicyclette, 15 avril 1897.

1114.

L’Ouest sportif, 7 juillet 1900.

1115.

La Bicyclette, 10 septembre 1896. Il poursuit : “ Il est inutile de vous ajouter que je n’ai nullement l’intention de faire ma profession de coureur, étant donné les études médicales que je poursuis en vue d’une carrière plus…sociable ”.

1116.

Le Vélo, 4 mars 1896. Le ministère de l’Intérieur les autorise le 18 juin suivant. Arch. nat., F7/12 369/18a.

1117.

Dans ce courrier du 7 février 1896, envoyé par exemple au Vélo-club d’Annecy, le docteur Paulin-Méry expose ses principaux objectifs et demande aux clubs s’ils sont prêts à soutenir ce mouvement et à participer à “ une réunion à tenir incessamment à Paris ”. Arch. dép. Haute-Savoie, 66J 11.