Conclusion

Aucun doute possible : le XIXème siècle finissant, c’est-à-dire les douze années qui s’étendent de 1888 à 1899, constitue bien l’âge d’or de la vélocipédie. La bicyclette, “ ce frêle, outil qui a déjà révolutionné plusieurs mondes ” 1134 , cette “ paire de jambes plus rapides ” 1135 que la technique offre à l’homme pour s’affranchir individuellement de sa lenteur, pour lui donner “ des ailes encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même ” 1136 enthousiasme les Français. La production industrialisée de ce nouveau deux-roues plus sûr et plus confortable en jette sur le marché des milliers d’exemplaires. Près de 900 000 machines circulent en France en 1899. Avec ses fabricants, ses revendeurs, ses réparateurs, avec la prolifération d’une presse cycliste spécialisée, un véritable secteur économique succède aux systèmes embryonnaires des décennies 1870-1880, et ces puissants acteurs promeuvent, à des fins publicitaires, des compétitions, surtout routières, à la hauteur de leurs moyens.

En dépit de - mais peut-être aussi grâce à - la concurrence organisationnelle du complexe journalistico-industriel, ce basculement dans un autre temps, se traduit au plan associatif par un épanouissement. La naissance d’environ 2000 sociétés fait du cyclisme - tir exclu - la discipline sportive la plus dynamique de cette fin de siècle. Cependant, qu’en 1895 tous les départements comportent au moins un véloce-club, ne doit pas faire oublier que la France en marge - tant structurellement que mentalement - des mutations économiques et de la modernité - pour l’essentiel le centre du territoire et ses pourtours breton, pyrénéen et alpin - demeure en retrait et présente un réseau très distendu. Au contraire une ceinture favorisée, autour du Massif Central et plus particulièrement la zone située au nord d’une ligne Rouen-Paris-Nancy, profite d’un bouillonnement créatif. La croissance du parc vélocipédique facilite par ailleurs l’installation de groupements dans des localités de taille réduite et dans les quartiers des villes. Ainsi assiste-t-on au double phénomène d’une forte poussée associative dans les communes rurales - prioritairement au nord et à l’ouest de l’Hexagone, Bretagne exclue - et dans les grands centres urbains, dont Paris : un sixième des véloce-clubs ont leur siège dans la capitale.

L’arrivée de la “ Petite Reine ” ne modifie pas autant la contexture sociale des cyclistes librement associés. La continuité prime. Six adhérents sur dix ressortissent aux classes nouvelles qui maintiennent leur désir d’affirmer leur identité et de manifester leur soif de progrès par l’adhésion à ce courant associatif neuf. La bonne bourgeoisie, elle, n’y voit un atout susceptible d’asseoir son influence qu’au début des années 1890. Ensuite ses effectifs se restreignent au sein des sociétés locales. Avocats, médecins, négociants… préfèrent l’anonymat des groupes nationaux : membres individuels de l’U.V.F., adhérents du T.C.F.. L’aristocratie agit de même. En effet, le surgissement de la noblesse parisienne, du “ High life ”, vers 1894-1895, n’est que passade. Sitôt lancée au sein de sociétés sélect, la mode de la bicyclette cède la place à celle de l’automobile. La haute société n’influe que modérément et temporairement sur la marche de l’associationnisme cycliste ; pour preuve, l’échec de la tentative de contrôle lancée par l’Omnium sur l’U.V.F.. À l’autre extrémité de l’échelle sociale, le monde ouvrier s’implante précautionneusement. Peu à peu son univers mental s’ouvre au nouveau sport et pas seulement par le biais de la compétition. Le tourisme trouve aussi des adeptes parmi les ouvriers. Enfin l’entrée en vélocipédie des agriculteurs est exceptionnelle et se fait souvent - comme celle des ouvriers et dans une moindre mesure des autres catégories sociales - au travers de sociétés spécifiques. Le véloce-club n’a qu’une faible fonction de mitigeur social. Lorsque naît le Club des cyclistes de Nantes, ses fondateurs aspirent à “ trouver des compagnons agréables et de [leur] choix ” avec lesquels ils entendent se “ procurer certaines facilités impossibles à réaliser individuellement ” dont “ un lieu de rendez-vous ” 1137 .

“ La symbiose société-cercle ” encore très imparfaite aux temps pionniers se réalise en effet. Fêtes intimes, bals, banquets ajoutés aux réunions hebdomadaires multiplient les occasions de rencontre. En même temps le programme des courses internes s’amplifie et tend à générer un esprit-club. L’accent mis sur le tourisme contribue également à privilégier des contacts plus étroits.

Les cyclistes en société abandonnent donc leur vision restreinte centrée sur la seule valorisation de la compétition et accompagnent leur effort de dynamisation du groupe d’une prise en compte renforcée de leur intégration dans la communauté locale. L’action multiforme qu’ils développent - relations plus suivies avec les autres sociétés du lieu, aide apportée aux œuvres philanthropiques, promotion touristique et surtout diversification des manifestations, certaines sur vélodromes, qu’ils proposent à un public conquis - est couronnée par un prestige accru. Cependant, dans les plus grandes villes, les véloce-clubs perdent une partie de leurs prérogatives organisationnelles car ils y sont devancés par des groupes privés dans l’édification de vélodromes. L’acceptation des notabilités pour occuper des postes de président actif ou d’honneur, la plus forte diligence des édiles à leur égard redoublent le gain de crédit des associations.

L’approfondissement des relations avec le milieu local semble suffire aux désirs d’ouverture des sociétés vers l’extérieur. C’est toujours en petit nombre qu’elles rejoignent les fédérations. Pourtant l’arrivée de nouvelles structures régionales ou nationales aide à mieux satisfaire les diverses sensibilités. En effet, quand l’U.V.F. ou la Fédération vélocipédique du Nord couvrent l’ensemble des pratiques, l’U.S.F.S.A. et aussi la F.C.A.F. se cantonnent à l’amateurisme et le T.C.F. au tourisme, mais, il est vrai, seulement pour les individualités. La prévention que marquent les sociétés vis à vis des vastes unions s’est sûrement nourrie des luttes qui traversent le champ fédéral et qui vers 1896 mettent en péril l’U.V.F.. En outre, la crainte de perdre en autonomie a été avivée par les tendances centralisatrices et autoritaristes qui, d’abord mises en pratique à l’U.S.F.S.A. et au T.C.F., gagnent l’U.V.F. où les sociétés perdent en possibilité d’intervention. Le comité directeur et la commission sportive y imposent leurs idées, surtout après qu’une nouvelle génération de dirigeants groupée autour de Paul Rousseau s’est installée aux commandes des deux structures, et ne craint pas de composer, pour mieux les contrôler, avec les promoteurs privés. Les véloce-clubs qui déjà voient une partie du calendrier des manifestations leur échapper, assistent, sans grande réaction, à leur mise sous tutelle par des fédérations qui, par ailleurs, améliorent leur notoriété et partant leur légitimité aux yeux des autorités. Le mouvement semble irréversible.

Notes
1134.

MARTIN M. : Grande enquête…, op. cit., préface de É. de Perrodil, p. 6.

1135.

LEBLANC M. : Voici des ailes, op. cit., p. 151.

1136.

Ibid., p. 87.

1137.

Arch. mun. Nantes, 1M 1114, Lettre au maire de Nantes, 15 avril 1890.